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Inégalités de santé – D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Que voulons-nous ?

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Résumé :
L’auteur présente dans cet article une réflexion critique sur le traitement et l’analyse des inégalités de santé qui bien souvent se contentent de moyennes générales. Celles-ci, faute d’analyses plus fines finissent par masquer la réalité complexe du vivant et ne répondent qu’à des préoccupations prédéfinies. Les inégalités de santé doivent toutes être prises en compte sans se limiter aux inégalités sociales. L’auteur souligne l’importance de la granularité pour conduire l’étude des inégalités territoriales.

Abstract :
In this article, the author presents a critical reflection on the treatment and analysis of health inequalities which are often limited to general averages. These, for lack of more detailed analyses, end up masking the complex reality of life and only respond to predefined concerns. Health inequalities must all be taken into account without being limited to social inequalities. The author underlines the importance of granularity to conduct the study of territorial inequalities.

Inégalités de santé : de quoi parlons-nous ?

Les inégalités de santé revêtent bien des formes et connaissent bien des déterminants. Ce sont les inégalités sociales de santé qui, dans les milieux de santé publique et le plus souvent comme en témoigne la littérature scientifique, viennent les premières à l’esprit. Elles viennent sous la forme principale d’inégalités d’origine économique qui ne sont pourtant qu’une part des inégalités sociales et se manifestent par l’image fondatrice des liens entre les catégories socio-professionnelles et l’état de santé établis en France dans les années 50. Il y a à cette primauté des raisons historiques et politiques sur lesquelles nous reviendrons au paragraphe suivant.

Cependant, ce qui est vrai des milieux spécialisés de la santé publique même si ce n’est évidemment pas systématique, ne l’est pas forcément du grand public. Constatons en effet, ne serait-ce qu’en observant le monde qui nous entoure, que si les inégalités sociales sont prégnantes, visibles et perçues, elles ne sont cependant pas les seules à se manifester et à être ressenties. En matière de santé, comme ailleurs du reste, la question sociale ne se résume pas à aux revenus et à l’emploi. Les inégalités sont aussi démographiques, culturelles, anthropologiques, linguistiques, historiques, géographiques (on dit aujourd’hui « territoriales ») et, ô combien, de genre. Elles existent indépendamment les unes des autres et s’expriment à bas bruit ou au contraire avec force et se combinent les unes avec les autres, se potentialisent souvent et quelquefois se contrarient. Bref, elles sont partout où se révèlent les asymétries d’information et les rapports de sujétion. On pourrait toutes les ranger sous une opposition générale entre centre et périphéries[1], porteuse des fractures sociales, territoriales, mentales…. Par ailleurs, ces inégalités de santé se retrouvent partout dans la santé et chaque élément d’une définition large de la santé, non strictement biomédicale, mais bien au sens que lui a donné l’OMS depuis plus de 50 ans, doit être prise en compte.

Inégalités Sociales de santé : dans ce nom se niche l’histoire de la santé publique en France.

Parlant d’inégalités, on a longtemps parlé des seules inégalités sociales de santé. Au mieux, on considérait les inégalités territoriales comme de simples projections dans l’espace terrestre des inégalités princeps, les inégalités socio-économiques. Historiquement ces inégalités sociales ont été assimilées à des inégalités entre classes sociales et la lutte contre ces inégalités était perçue comme une facette de la lutte des classes. Ces inégalités devaient donc pouvoir être surmontées par l’émancipation des classes « prolétaires » et la fin des rapports de domination dont ces classes étaient les victimes. Cette conception répondait à la prise de conscience survenue au début du XXe siècle[2] que la santé n’est pas qu’une question individuelle mais quelle résulte aussi de l’appartenance à des groupes sociaux différents qui se distinguent les uns des autres par des caractéristiques socio-économiques très différentes. Classes sociales, Lutte des Classes, Solidarité, la Santé Publique prend corps sur ces bases et se trouve conceptuellement aidée et confortée par le renouveau de la pensée chrétienne démocratique et sociale que motive l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII en 1891. A tout prendre, la naissance de la médecine sociale constitue une révolution tout aussi importante que celle qui, au XVIIIe siècle et au début du XIXe, su faire de la maladie et de la santé des notions indépendantes de la volonté divine ce qui permit alors à la médecine de s’émanciper de la scholastique pour devenir une science utile, nosographique d’abord, expérimentale ensuite : Esquirol, Bichat, Claude Bernard et la longue cohorte de génies célèbres ou anonymes qui nous conduit à aujourd’hui ! Portes-flambeaux magnifiques au long de cette voie de progrès !

Pour la médecine sociale, on se bornera ici à évoquer la figure exemplaire à bien des titres du Pr Robert Debré, le père de la pédiatrie française et l’un de ceux de la médecine sociale[3], celles d’Émile Roux, d’Eugène Jamot, ou encore celles de grands psychiatres, pères de la sectorisation et la psychiatrie institutionnelle : Bonnafé, Tosquelles, Daumézon, Le Guillant et d’autres encore[4].

Une telle perspective – certes exposée ici « à la hache » s’explique par la nouveauté, l’ampleur et la brutalité des inégalités socio-économiques urbaines liées à la révolution industrielle. C’est à Paris – intra-muros – d’abord avec Louis-Eugène Villermé dans les années 1820-1840, puis en banlieue, de « l’autre côté des barrières »[5], avec la cohorte des grands noms de la médecine sociale à la fin du XIXe siècle et dans l’Entre-Deux-Guerres, que la volonté de combattre ces inégalités a pris corps. D’emblée elle a pris une tournure politique. Elle s’est peu intéressée aux autres formes d’inégalités, plus difficiles à percevoir ou dont la mise en lumière risquait de contrecarrer le déroulement du combat politique entamé à propos des inégalités sociales. Ces autres inégalités furent souvent dénoncées comme suspectes, agitées par des forces conservatrices ou réactionnaires jusqu’il y a peu de temps. Défendre les réalisations du communisme municipal autour de Paris et dans certaines grandes villes industrielles ou portuaires paraissait devoir passer stratégiquement par cette occultation[6], [7].

On ne peut masquer que ce déni ait également concerné les inégalités liées à la colonisation puis à la décolonisation… Les partis progressistes et pas seulement le PCF ne furent longtemps pas à l’aise sur ces sujets. Quand le brillant psychiatre antillais Frantz Fanon[8] voulu analyser les inégalités de santé d’origine ethnique au sein des travailleurs et traiter de la santé des immigrés en France ce n’est pas dans des revues traditionnelles de santé publique qu’il put présenter ses résultats mais dans la revue Esprit et il ne trouva pas poste ailleurs qu’à Blida en Algérie. Semblablement, le goût pour les thèses en forme de « topographies médicales », thèses si nombreuses dans la première moitié du XIXe siècle, finit par s’épuiser, à la toute fin du siècle dans les colonies et les lointaines « possessions de la France ». Finalement la question des inégalités autres qu’économiques se concentra dans l’étude des maladies infectieuses et parasitaires aux « Colonies » avec les géographies médicales de Jean Christian Boudin[9],  Émile-Léon Poincaré[10] ou encore celle de Maximilien Sorre[11].

Parler d’inégalités territoriales de santé en France jusqu’au dernier quart du XXe siècle en France était chose difficile et souvent mal vue au sein de la santé publique française d’autant plus lorsqu’elle s’exprimait à Paris ou autour de Paris. Parler d’inégalités territoriales de santé à Nantes, Lille ou Marseille était audible mais à Paris cela l’était beaucoup moins. De fait, cela vous rejetait dans le clan du passé et de la réaction. Il faut ici se souvenir que « Ruraux », « Bouseux », sous la Troisième, la Quatrième ou la Cinquième Républiques étaient des injures politiques adressées par la gauche (parisienne) à la droite tout entière. Cela n’est pas si vieux[12]. D’autres pourront retrouver dans les vies de Waldeck Rochet[13] ou de Renaud Jean[14], les difficultés qu’ils rencontrèrent jusqu’au sein de leur propre parti politique et malgré leur position éminente, dans leurs efforts de rapprochement entre communisme ouvrier des villes et traditions de lutte de la petite paysannerie rurale au risque d’être condamnées comme traitres au prolétariat urbain par le Komintern comme déviationnistes petit-bourgeois. Cette position semble s’être repliée sur LFI comme on l’a vu dans l’été 2022 avec la polémique autour des déclarations de Fabien Roussel, l’actuel premier secrétaire du PCF qui ne voit plus dans le seul domaine socio-économique l’expression de l’ensemble des antagonismes de classe. Au même moment, une journaliste, Charlotte Belaïch, soulignait que l’expression « France périphérique » n’était pas bien vue parmi les militants et les membres de LFI : « sur ce sujet, ils disent en cœur qu’il ne faut pas distinguer les France et les classes populaires au risque d’occulter les inégalités de classe, les seules véritables »[15]. C’est une opposition que l’on peut comprendre d’un point de vue historique en raison des théories politiques d’hier mais elle n’est pas scientifique ni aujourd’hui tenable. Cependant, malgré la création des Observatoires Régionaux de la santé en 1983[16], les travaux consacrés aux inégalités territoriales n’ont pas été nombreux ni d’égale qualité dans toutes les régions,  le Nord Pas de Calais, l’Ile de France et PACA faisant exception par leur production abondante au cours des quarante dernières années.

Inégalités de santé : les prendre toutes en compte

Pour autant, notre attitude critique ne vise aucunement à minimiser les facteurs socio-économiques des inégalités de santé, qui sont et demeurent considérables. Mais il ne s’agit pas non plus de les envisager de façon exclusive. Les autres, toutes les autres, ont leur place dans la santé publique et nous savons trop bien que ne pas les considérer, c’est aller au-devant de graves déconvenues dans la compréhension des déterminants de la santé comme dans les actions de prévention primaire, secondaire et tertiaire, la compréhension du discours médical et la compliance au traitement comme dans la portée des messages de santé publique.

Il est urgent que les études sur les inégalités s’ouvrent à tous les facteurs d’inégalités : inégalités sociales, territoriales mais aussi de genre, d’origine géographique en bref qu’elles s’intéressent à tous les facteurs qui rendent vulnérables l’individu ou les groupes humaines. En effet, à la racine de toutes ces inégalités qui forment ce que l’on appelle « les personnes vulnérables » on retrouve les mêmes mécanismes. Nous pourrions en effet dire que les personnes vulnérables sont toutes les personnes victimes de rapports de domination, ce qui fait beaucoup de monde.

Nous souhaitons aussi que la question des inégalités soit non seulement traitées sous l’angle des états de santé (mortalité et morbidité) que sous celui des conditions d’accès à la santé, de l’offre et de la consommation de soins, mais aussi que ces études s’intéressent à la promotion de la santé, à l’éducation, à la réception des actions de prévention. Cette ouverture est fortement justifiée par les évolutions du pays et par les attentes de la population en matière de santé. Ces attentes se sont renforcées avec la crise de la Covid-19 qui a révélé à tous un phénomène connu de longue date : les inégalités de santé sont une plaie chronique de la santé.

Inégalités de santé : comment les étudier ? quelle « granularité » d’observation ?

Le meilleur moyen de ne pas voir les inégalités, c’est de ne pas les éclairer ou bien de les noyer dans un ensemble où elles ne se distingueront plus.

L’espérance de vie en France est de…  C’est bien, mais après ? C’est mieux qu’hier, voilà qui est déjà un peu mieux, l’écart entre les hommes et les femmes est de …. Soit, mais après ? L’histoire et les maladies des femmes nées en 2000 n’est pas la même et ne sera pas la même que celle de leur mère, a fortiori de leurs grands-mères et arrière-grands-mères. L’écart d’Eo entre les ouvriers et les instituteurs est de 13 ans comme le précisa Desplanques[17] c’est encore mieux. L’écart entre le Sud et le Nord est de… Oui, d’accord, mais cela aboutit vite aux clichés, y compris les plus détestables. L’écart entre la Nouvelle Aquitaine ou l’Auvergne-Rhône Alpes et l’Occitanie est de…, c’est mieux mais c’est encore bien insuffisant, ce sont les deux régions de France qui comptent le plus de départements, entre la Haute-Garonne et le Lot, mieux mais la Haute-Garonne est comme une chaussette aux rayures horizontales mise à sécher sur le versant des Pyrénées, elle n’est pas faite que de Toulouse…. Et Toulouse, elle-même, le Grand Toulouse, est loin d’être partout semblable. Il y a des quartiers « chics » et des quartiers « difficiles » et à l’intérieur de ces quartiers, des « ilots » aux profils différents.

A chaque fois qu’on affine la granularité, on révèle de nouvelles inégalités… mais alors il arrive souvent qu’elles n’aient plus de significativité statistique et qu’elles soient le fruit de variations aléatoires. En même temps, en réduisant l’échelle, « on noie le poisson », expression qui est un jeu de mot statistique qu’on nous pardonnera mais qui dit bien ce qu’elle veut dire. Cela peut servir certains discours mais n’apporte pas de solution à long terme. Cautère sur jambe de bois ! Mais alors, jusqu’où aller dans la finesse d’observation ?

Pour résumer nous pourrions affirmer le principe qu’il faut toujours aller au plus fin en ne se satisfaisant pas de l’observation aux échelles régionales ou départementales par exemple, au plus fin par ce que c’est là, dans le « cousu main » que l’action est la plus efficace. Mais au plus fin, seulement autant que de possible, et en ayant calculé le nombre de sujets nécessaires à l’observation, par exemple compte tenu des valeurs qu’indique la littérature[18]. Et puis aussi, par la sociologie, l’anthropologie intégrer ce qui se mesure mal ou pas mais qui se trouve recueilli au plus près des personnes et qui est si pesant.

Bien sûr on restera tributaire du recueil d’information qui, le plus souvent, échappe à l’observateur qui utilise des informations produites par d’autres…. Par exemple, On ne peut aller au-delà du secteur postal dans le cas du PMSI, de la commune dans les données de mortalité globale, de départements dans la plupart des données de mortalité par cause, de la commune ou de l’ilot regroupé pour l’information statistique dans les villes, grandes et moyennes (IRIS) pour les données démographiques, économiques et d’emploi recensées par l’INSEE etc… Parfois on pourra traiter des choses au niveau le plus fin mais en regroupant les observations sur plusieurs années mais dans ce cas il faudra pouvoir faire l’hypothèse que les années qui se suivent se ressemblent et que les moyennes calculées n’effacent pas d’une droite, des évolutions positives ou négatives ou des retournements de situation en cours de période.

De manière générale, les études sur les inégalités, de la même façon qu’il y a dans tout article un chapitre « matériel et méthode », devront toujours avoir un chapitre « échelle d’observation et sa justification ». Ceci sera utile pour estimer les limites du travail de manière honnête mais aussi pour favoriser l’amélioration des observations futures.  Cela sera aussi très utile pour énoncer des indicateurs de réduction des inégalités qu’une politique publique se propose d’attaquer. De manière générale, compte tenu de l’importance de cette question des inégalités, tout indicateur de réalisation d’un objectif, par exemple atteindre tel taux, tel indice, telle incidence ou telle prévalence devrait toujours s’accompagner d’un objectif de réduction des inégalités, c’est-à-dire des écarts-type ou des coefficients interdéciles, de la médiane ou de tout autre indicateur de dispersion statistique des valeurs. On peut aussi chercher à limiter les probabilités de sortir d’un intervalle de confiance, ou d’un risque quelle que soit son mode de mesure.

Plus généralement donc , les discussions sur la granularité devraient toujours s’appuyer sur la mesure d’indicateurs statistiques et ne pas se référer seulement à des cadres administratifs : régions, départements, communes. Ajoutons que leur emploi trop systématique est historiquement lié à la dimension politique initiale de la santé publique qui elle-même a guidé le recueil des données bien davantage que de simples exigences administratives. De très nombreux articles opposent les communes de banlieue selon leur département aux arrondissements de Paris alors même que nous savons bien que ni les unes ni les autres ne forment des sous-ensembles homogènes.

Inégalités de santé : jusqu’où ne pas les supporter ?

Toutes les inégalités ne sont pas également insupportables. Certaines le sont franchement, d’autres nous semblent tolérables. Ce qui semble supportable aux uns paraît insupportable aux autres. L’ancien régime monarchique pouvait ne même pas les nommer car il était conforme à une société d’Ordres que les uns vivent mieux que les autres, ou meurent plus tard. On ne se posait tout simplement pas la question parce que cela aurait été déranger l’ordre du monde voulu par Dieu. Aujourd’hui encore cette idée subsiste ici et là. Elle s’exprime plus ou moins ouvertement[19]. L’idéal républicain d’égalité, inscrit dans le texte fondamental de toutes les Républiques successives, renverse l’ordre établi, par ce simple fait de l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Mais quelle égalité ? L’égalité mathématique pure à laquelle la révolution s’attache d’abord[20], dans son affirmation comme dans ses Lois et Décrets, apparaît très vite comme un leurre tant s’impose à l’observation la variabilité intrinsèque du vivant… Des outils, déjà en partie existants et inventés à des fins à l’origine toutes commerciales ou ludiques (la banque, les jeux d’argent), sont utilisés pour la prendre en compte. L’idée de moyenne, telle que nous la connaissons et que nous la pratiquons chaque jour, est fondamentalement politique. Les grands mathématiciens qui travaillent cette idée sont des « philosophes » au sens où on l’entend au XVIIIe siècle : Bernoulli, Diderot, Laplace[21], Condorcet.

 Les idées corollaires de distribution, d’amplitude, d’écart-type permettent de décrire la variabilité et de distinguer ce qui est « normal », de ce qui ne l’est pas.  La moyenne apparait – au prix de quelques abus théoriques – comme un moyen de mettre tous les citoyens d’accord autour d’objectifs partagés. Elle connaît dès lors un très grand succès. Avec les paramètres de dispersion qui rendent mieux compte de la variabilité, celle-ci devient tolérable quand elle se situe à l’intérieur d’un intervalle défini. De définition en apparence simple, elle permet au positivisme et au rationalisme de la pensée du XIXe et du XXe siècles de se développer avec assurance, de Pierre Simon de Laplace[22] à Émile Cheysson[23], en passant par Adolphe Quetelet[24] et Louis-Adolphe Bertillon[25]. Avec l’agronomie et la foresterie, le commerce, les assurances, la démographie, la médecine, science humaine par excellence, et le langage courant s’en emparent. Aujourd’hui encore, malgré les raffinements de la statistique au XXe siècle, auxquels d’ailleurs la moyenne arithmétique sert de fondement (statistique inférentielle, échantillonnage, tests d’indépendance, analyse des chroniques, analyse des données[26]) la moyenne ou les autres indicateurs de position sont partout. Partout, chaque jour, comme s’ils se suffisaient : l’un des derniers documents en circulation au sein du HCSP, celui relatif au projet de saisine sur l’allaitement maternel ne rappelle-t-il pas d’emblée que les objectifs du HCSP dans le cadre du PNNS 4 sont « d’augmenter de 15 % au moins, le pourcentage d’enfants allaités », « d’allonger de 2 semaines la durée médiane de l’allaitement total (quel que soit son type), soit la passer de 15 à 17 semaines » ce qui revient à hausser la moyenne. Ajoutons que de façon générale les objectifs de la Loi de Santé Publique visent presqu’exclusivement à modifier les valeurs centrales des phénomènes observés… mais pas à réduire leur variabilité, ce sur quoi nous avons alerté déjà lors de la préparation de la loi en …. 2000 ! Puis après sa promulgation en 2002 au sein d’une précédente mandature du HCSP.

La moyenne, pourtant, ne va pas sans l’idée de variabilité puisqu’elle n’est qu’un indicateur résumé de position… Mais elle est trop souvent maniée seule dans les politiques de santé sans considération d’indicateurs de dispersion. Il y a là un paradoxe qui va bien avec une vision égalitariste du monde mais qui cependant laisse pleinement subsister les inégalités car elle repose au fond sur l’idée que le progrès des uns profitera finalement à tous, comme une baignoire qui déborde et dont l’eau par gravité s’écoule sur tout le sol. Ainsi, la mortalité peut baisser dans la durée à l’échelle du pays ou telle pratique chirurgicale bienvenue augmenter, et cependant, les écarts entre territoire ou entre groupes humains peuvent croître. Où est alors le progrès ? Nous savons aussi combien le concept de discrimination positive a eu du mal à s’installer en France. Qu’il me soit aussi permis de souligner que c’est d’un pays où l’Ancien Régime subsiste en partie qu’est venue à la fin du XIXe siècle la mesure de la variabilité. La variance et le concept d’écart-type ont en effet été initiés par les travaux des britanniques Galton et Pearson et c’est du reste ce dernier qui introduisit la notion et la notation S en 1891, c’est-à-dire bien récemment.

En réfutant l’idée de Quételet de l’existence d’un Homme Moyen, et en insistant sur la variabilité, Bertillon a permis à la médecine de concilier l’enseignement de Claude Bernard et la Statistique. C’est ce qui explique sans doute l’ampleur du développement en médecine de la statistique du vivant malgré les difficultés rencontrées qu’expriment fort bien toute l’œuvre[27]  et l’effort pédagogique[28] de Daniel Schwartz qui en fut l’artisan majeur en France dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Tout ceci pour dire que, tout simplement, de la même façon qu’une valeur unique, en soi, ne signifie rien, une moyenne doit être assortie d’un écart-type. Par conséquent, c’est tout autant à l’amélioration des moyennes qu’à la réduction des écarts-types que les travaux sur les inégalités, leurs recommandations et les objectifs qu’on se fixe, devraient s’attacher à un moment où, au reste, ces inégalités se creusent. D’un point de vue pratique et plus général, cela serait conforme aux objectifs de notre Constitution et serait favorable à la cohésion du pays. Plus généralement, pour donner des résultats compris et acceptés et suivis d’effet, des discussions sur ce qui est supportable ou pas, devraient toujours s’appuyer sur la mesure d’indicateurs statistiques, vérifiables et réfutables.

Inégalités de santé : une attente forte des populations….

Que nous soyons immigrés clandestins, habitants des banlieues populaires, ultra-marins, habitants du monde rural mais aussi de grandes villes comme Paris, étrangers maitrisant mal notre langue, adolescents en difficultés, personnes âgées peu mobiles, personnes en situation de handicap, ou tout simplement habités par la seule intelligence du cœur, beaucoup d’entre nous ressentent vivement les inégalités dont eux-mêmes ou leurs semblables sont les victimes. Nous devons prendre toutes ces inégalités en compte. D’abord en les connaissant mieux et en comblant les vides de connaissances sur certaines d’entre elles, ressenties, exprimées ou invisibles, sur les effets réels et respectifs de leurs différents déterminants. Une revue de littérature actualisée est indispensable et ne peut prendre sa vigueur qu’au sein d’un groupe de travail suffisamment multi-compétences pour que chacun puisse y discuter au mieux de l’état de la littérature ou y apprécier les propos des experts auditionnés.

La question des inégalités territoriales de santé est l’une des plus vives parmi nos contemporains. Il ne se passe pas un jour sans que les médias ne s’en fassent l’écho. La crise de la Covid 19 les a rendues plus insupportables encore car beaucoup ne comprenaient pas que le système de santé, « notre système de santé » puisse être saturé, débordé, menacé de rupture. Pour autant, la plupart des médias traitent principalement la question sous l’angle des déserts médicaux et fort peu sous celui des états de santé ou de la consommation de soins. Au-delà des clichés aussi faciles que parfaitement faux qu’est ce qui explique vraiment ces inégalités ?  Chacun de nous a pu constater, par exemple, que la vaccination contre le Covid a rencontré des poches de résistance qu’on n’avait pas circonscrites ou qu’on expliquait mal, parfois de façon ridicule. Mais, dans la population générale, qui a conscience qu’il existe, indépendamment des chirurgiens eux-mêmes une cataracte des villes et une cataracte des champs ou encore qu’un cancer prostatique n’est pas pris en charge de la même façon pour un papy des villes que pour un pépé vivant dans un coin reculé de la France ?[29] Qui a conscience aussi des inégalités de réception selon les territoires ou les groupes humains des message de prévention et d’éducation à une vie saine et les façons d’y remédier[30]. Il y a là, quand on sait l’importance de la prévention dans l’état de santé d’un individu ou d’un groupe, une double peine, peut-être encore plus inacceptable que dans certains compartiments de l’accès aux soins. Ce n’est aussi que très timidement que la géographie des risques progresse dans la conscience collective tandis que ces derniers prennent de plus en plus d’ampleur et constituent un sujet majeur de préoccupation pour les politiques de santé. Tels sont les principaux motifs qui semblent devoir pousser chacun à prendre en compte la question des inégalités de santé, de toutes les inégalités de santé. Tout en continuant à se consacrer aux inégalités sociales de santé, le temps n’est-il pas venu de prendre en compte, aussi, des inégalités qui, en outre, préoccupent nos concitoyens mais aussi de les éclairer pour demain sur des fractures réelles mais cependant méconnues ou délaissées ? Inégalités territoriales mais aussi inégalités de toutes natures comme nous le disions en introduction.


[1] Nous pensons, sur la base de nos observations sur les fragilités et les vulnérabilités territoriales, que l’opposition centre-périphérie reproduit dans l’espace géographiques les rapports de domination à l’œuvre dans la société et ceci à toutes les échelles d’observation. Du quartier jusqu’à l’échelle mondiale.

[2] Il y a bien sûr des antécédents au premier rang desquels John Graunt en Angleterre qui inventa les tables de mortalité vers 1660 mais aussi et surtout Louis-René Villermé qui eut l’idée géniale, entre 1820 et 1850 de montrer le lien entre richesse et mortalité dans des prémisses d’études de corrélation géographique, à Paris notamment, mais aussi dans d’autres villes de France et d’Europe. On doit citer aussi, pour la France, Louis-Adolphe Bertillon — La démographie figurée de la France ou étude statistique de la population française. Paris, Masson, 1874, in folio XLIV p. + 48 pl. h.t.

[3] Debré R. (dir.) – Cours de Pédiatrie Sociale. ONU, Fonds International de secours à l’enfance. Paris, Flammarion, 1949. 2 tomes, 619+593p.

[4] Depuis Esquirol, les psychiatres sont extrêmement prolixes et chacun a son point de vue. Le mieux est de les fréquenter tous à travers leurs écrits sur le sujet des inégalités. Une très bonne synthèse est donnée par Histoire de la psychiatrie de secteur, Recherches N°17, 1975, 589 p./ Les questions territoriales sont spécifiquement abordées dans Massé G et Vigneron E. – Territorialité et Santé Mentale. Pluriels n°60, juillet 2006

[5] Villermé L.A. – La mortalité dans les divers quartiers de Paris, réédition de l’édition princeps de 1830 dans les Annales d’hygiène et de Médecine légale. Paris, La Fabrique Editions, 2008, 125p.

[6] Hazemann R.-H. et Sellier H., La santé publique et la collectivité (hygiène et service social). 1938, Londres, Le Play House Press, rapport à la première commission, troisième Conférence internationale du service social, Londres, 12-16 juill. 1936, p. 323-378.

[7] Vigneron, E. – Les Centres de Santé. Une géographie rétro-prospective. Paris, FEHAP, 2014, 248p

[8] Fanon, Fr. « L’expérience vécue du noir ». Esprit, février 1952, dont la lecture fut à l’époque chaudement recommandée par le grand démographe Alfred Sauvy dans Population 1952, n° 1-2. C’est la revue Esprit qui accueillit à 3 reprises entre 1951 et 1955 les écrits de Fanon relatifs à la santé des immigrés en France et c’est la collection Esprit au Seuil qui publiera en 1952 son œuvre majeure « Peau Noire, Masques Blancs », préface de Jean-Paul Sartre.

[9] Boudin, Jean-Christian-Marc, Essai de géographie médicale, ou Études sur les lois qui président à la distribution géographique des maladies, ainsi qu’à leurs rapports topographiques entre elles, lois de coïncidence et d’antagonisme. Paris, Germer-Baillière , 1843, 106 p.

[10] Poincaré Émile-Léon, Prophylaxie et géographie médicales des principales maladies tributaires de l’hygiène. Paris, Masson, 1884, 500p. ( le fondateur de l’école d’épidémiologie de Nancy, le père d’Henri et l’oncle de Raymond).

[11] Sorre M., Les fondements écologiques de la géographie humaine. Essai d’une écologie de l’homme, Paris, A. Colin,  1943, 435p.

[12]  Bouchet Th., Noms d’Oiseaux, l’insulte en politique de la Restauration à nos jours, Paris, Stock, 2010.

[13] Rochet W., Vers l’émancipation paysanne. Paris, Éditions sociales, 1952. 304 p.

[14] Belloin G., Renaud Jean, le tribun des paysans – Paris, Éditions de l’Atelier, 1993, 336p.

[15] Libération, 11 juillet 2022

[16] Les observatoires régionaux de la santé (ORS) ont été mis en place par des partenaires régionaux, comme réponse aux besoins locaux en matière d’informations de santé, avec la participation de la direction régionale des Affaires sanitaires et sociales (DRASS-État), des professionnels de santé et des universités (UFR de Santé publique). En 1981, le rapport du député Guy-Pierre Cabanel au Premier ministre Raymond Barre préconisait l’analyse de la situation du système de soins en France et de l’état sanitaire des régions afin de mieux définir les objectifs et apprécier les résultats de la politique de santé. Il a proposé dix-sept mesures dont la création des observatoires régionaux de la santé qui devaient analyser les problèmes épidémiologiques de la population. Il y a quelques semaines, en mars exactement, était annoncée la disparition de Guy-Pierre Cabanel. Doyen de la faculté de médecine de Grenoble, député de l’Isère, il fut surtout l’auteur, en 1981, avec Jean-Claude Stephan et Alain Taïb, du rapport Pour une meilleure connaissance de l’état sanitaire des Français, rédigé à la demande du Premier ministre d’alors, Raymond Barre. Parmi les dix-sept propositions qui émaillaient le texte, figurait celle sur la création des observatoires régionaux de la santé équivalents pour la santé de ce qu’était l’Insee pour l’économie. S’il aura fallu attendre une année encore pour que Jack Ralite, ministre de la santé du premier gouvernement Mauroy, prenne la décision de créer les ORS, sous la forme associative qu’on leur connaît encore aujourd’hui, c’est bien au doyen Cabanel qu’en revient la paternité. Au début des années quatre-vingt, l’observation de l’état sanitaire de la population en région était très peu développée. Le « rapport Cabanel » se faisait fort de recueillir documents statistiques et enquêtes sur l’état de santé de la population de la France en 1970-1980 et de faire une revue critique des différentes actions menées par le Commissariat au Plan, le ministère de la Santé, l’Inserm, la Direction générale de la Santé, l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris, le Laboratoire national de la santé, l’Insee, l’Assurance Maladie, le Conseil national de l’Ordre des médecins… Une revue somme toute aisée à faire… En imaginant la création de ces « petits observatoires épidémiologiques », tels qu’il le disait.

[17] Desplanques G. – « à 35 ans, les instituteurs ont encore 41 ans à vivre, les manœuvres 34 ans seulement » INSEE, Economie et Statistique, n°49, oct. 1973, pp 3-19. Voir aussi du même auteur : La mortalité des adultes suivant le milieu social 1955-1971. Collections de l’INSEE, Série D, avril 1976, n° 44 et L’inégalité sociale devant la mort in La société française : données sociales, 1993, Paris, INSEE, pp 251-253 et Les Cadres vivent plus vieux. Insee Première, n°158, août 1991.

[18] Vigneron E. – Géographie et Statistique. Paris PUF QSJ? n°3177, 1997. 128p.

[19] Question de génération : on pense à la chanson Poulailler Song de Voulzy et Souchon.

[20] Il y a peu de domaines où cette égalité pure subsiste sinon dans le domaine du Droit même si parfois avec difficulté.

[21] Arithmétique politique : textes rares ou inédits (1767-1789) de Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.  Édition critique commentée par Bernard Bru et Pierre Crèpel. Paris, Institut national d’études démographiques, 1994 – 746 pages

[22] Laplace, Pierre Simon – Essai philosophique sur les probabilités. Première édition disponible à Paris, chez la Veuve Mercier, imprimeur-libraire des mathématiques, au 57, quai des Augustins. Réédition par Christian Bourgeois éditeur en 1986.

[23] Cheysson, Émile ( dir.)  – Conférences sur la statistique et la géographie économique. Paris, Rozier, 1891, 408p.

[24] Quételet Adolphe, Sur l’homme et le développement de ses facultés, ou Essai de physique sociale. Paris, Bachelier, 1835, Tome I, 330p., Tome II, 334p.

[25] Louis-Adolphe Bertillon, 1874, La démographie figurée de la France. Paris, Masson, 1 vol. de cartes, tableaux et commentaires sur onglets.

[26] Benzecri J.P., Histoire et Préhistoire de l’Analyse des Données. Paris, Dunod, 1982, 159p.

[27] Schwartz, D., Méthodes Statistiques à l’usage des médecins et des biologistes, Paris, Flammarion médecine, 1963, p.28

[28] Schwartz D., Le jeu de la science et du hasard. La statistique et le vivant, 1994, Paris, Flammarion.

[29] Vigneron E., Pertinence des actes : césariennes et appendicectomies. Revue Hospitalière de France, n°525, nov-dec 2008 ; Libération du canal carpien et pose des drains transtympaniques, RHF, n°528, 2009 ; Chirurgie de la prostate et de la cataracte, RHF n°530, 2009.s

[30] Par exemple : Environnements favorables à une alimentation saine : une réponse aux inégalités sociales de santé ? La santé en action 2018 ; 444 : 52 p. En ligne : https://www.santepubliquefrance.fr/content/download /197598/2365096?version=1

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Emmanuel Vigneron, «Inégalité de santé–D’où venons-nous? Où allons-nous? Que voulons-nous?», Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 47 Décembre 2023