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Santé des Peuples ou Santé du Capital

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L’auteur donne ici une vaste analyse de la situation mondiale de la santé des populations. Il décrit au Nord comme au Sud les effets de la mondialisation néolibérale. Il trace ensuite des perspectives de réformes qui permettraient d’attendre les objectifs fixés à la Conférence d’Alma Ata. Il évoque particulièrement de nouvelles formes de coopération entre pays et la transformation d’organisations internationales, dotées de nouveaux pouvoirs de façon à organiser ce progrès : choisir entre la santé des peuples et celle du capital.

Abstract :

The author gives here a broad analysis of the global situation of population health. He describes in the North as in the South the effects of neoliberal globalization. It then outlines the prospects for reforms that would make it possible to achieve the objectives set at the Alma Ata Conference. It particularly evokes new forms of cooperation between countries and the transformation of international organizations, endowed with new powers in order to organize this progress: to choose between the health of peoples and that of capital.

Des décennies de privatisation et financiarisation des services de santé ont provoqué une catastrophe sanitaire dont le SRAS-CoV-2 n’en a été que le révélateur. Europe, Amériques, Asie, Afrique, … on compte des décès par milliers, des soignants épuisés, une gestion calamiteuse de la crise sanitaire. Nous sommes loin du slogan mobilisateur de l’OMS, lancé à la fin des années 1970 : « la santé pour tous en l’an 2000 ». Cet appel à la stratégie des Soins de Santé Primaires (Alma Ata) comportait trois dimensions : l’accès à la santé par un développement socio-économique susceptible de mettre chacun à l’abri des risques sanitaires ; l’accès universel et gratuit aux soins de santé ; la réduction drastique des inégalités. Malgré des progrès indéniables, l’accès universel à la santé est encore loin d’être une réalité pour les pays et les catégories de population les plus pauvres de la planète. En cause, une vision marchande et une volonté de privatiser dont découle pour le public un manque évident de personnels et de moyens sanitaires, mais aussi une vision trop souvent « humanitaire » de la santé qui en ignore les déterminants sociaux, politiques et économiques.

Comme le souligne, Mauricio Lima Barreto dans le numéro Panser la santé/Alternatives Sud, si « les pays pauvres pâtissent de conditions sanitaires plus défavorables que les pays riches (ce) n’est pas un hasard. De même, dans n’importe quel pays, qu’il soit riche ou pauvre, les régions les plus pauvres et les groupes ethniques les plus démunis ou marginalisés présentent systématiquement des conditions de santé plus précaires ». Plus largement, Jimoh Amzat et Oliver Razum, dans ce même ouvrage, relèvent que « de nombreux pays du Sud (en particulier l’Afrique subsaharienne) sont encore confrontés aux risques traditionnels des maladies infectieuses, en grande partie à cause des conditions de vie liées à la pauvreté et aux infrastructures inadéquates, telles que l’approvisionnement en eau et en électricité ». C’est ainsi qu’en Afrique, sur les dix principales causes de décès, sept sont des maladies infectieuses (OMS, 2018). Dans le Sud-Est asiatique, cette proportion est de trois sur dix, mais les pays les plus pauvres sont de loin les plus touchés. À l’inverse, en Europe, on ne trouve qu’une seule maladie infectieuse sur les dix principales causes de décès (les maladies respiratoires). En dépit des avancées réalisées ces dix dernières années, on estime que 6,3 millions d’enfants de moins de 5 ans sont morts, en 2013, dans les pays pauvres ou en développement, principalement en raison de causes évitables. Les enfants de l’Afrique subsaharienne sont quinze fois plus susceptibles de mourir avant leur cinquième anniversaire que les enfants des régions développées du monde (Mauricio Lima Barreto, 2017).

Une situation qui ne peut nous surprendre, tant les gouvernements néolibéraux ont pris, notamment ces quatre dernières décennies, une direction opposée au progrès social. La mondialisation économique et sociale capitaliste a conduit à une politique rejetant les demandes d’un système de santé publique solide et de services publics universels et complets fondés sur des soins de santé primaires gratuits gérés démocratiquement. Ces pays ont poursuivi, à des vitesses différentes, la privatisation d’abord, puis la commercialisation, et enfin la financiarisation des services de santé. Celle-ci tire parti des sources privées de capitaux et transforme les échanges de biens et services en instruments financiers au profit des actionnaires. Comment le capitalisme pouvait rester insensible aux masses financières et humaines dédiées à la santé des populations dont les dépenses globales de santé représentent environ 10 % du PIB mondial, soit plus de 7 000 milliards de dollars ; les dépenses publiques de santé représentent environ 60 % de ces montants. Ainsi ce sont développés les grands groupes pharmaceutiques (près de 1000 milliards d’euros de chiffre d’affaire mondial), l’industrie des services de santé (hôpitaux, cliniques, maisons de repos et laboratoires privés), mais aussi les fonds d’investissement et les banques, qui par leur lobby, ont fait évoluer, dans leur intérêt, les législations nationales et internationales depuis plusieurs décennies.

Cette stratégie d’hégémonie idéologique et culturelle mondiale a poussé, pour transformer en profondeur, les processus institutionnels et les pratiques de soins. Cet enracinement dans une philosophie du néolibéralisme médical, a conduit au fiasco de la réponse à la pandémie COVID-19, creusant les inégalités de santé et d’accès aux soins tant pour les malades atteints du COVID 19 que pour les autres.

Cette crise, préexistante à la pandémie, est aujourd’hui exacerbée, privant la population de soins indispensables et mettant en danger les communautés dans leur ensemble. On assiste partout à un renversement complet des systèmes basés sur la solidarité, et l’idée même d’une santé comme « bien commun » est remise en cause, privilégiant une vision où la santé est une marchandise négociable entre des individus et les fournisseurs sur un marché commercial. Le besoin de moyens en personnels a créé une nouvelle forme d’inégalités entre les pays. Comme le note Genviève Gencianos dans ce même numéro d’Alternatives Sud, « les pays en développement perdent leur personnel sanitaire en raison de l’émigration, alors même qu’ils sont déjà en proie à une pénurie de travailleur de la santé. Ces dix dernières années, le nombre de docteurs et d’infirmiers migrants, travaillant dans les pays de l’OCDE, a augmenté de 60% et ce nombre est encore plus élevé pour les personnes qui émigrent de pays en développement ». Cette situation, que la pandémie a contribué à aggraver, a permis aux pays du Nord de compenser leur propre pénurie et plus largement le sous-financement chronique de leurs systèmes de santé sous le coup des politiques néolibérales. Ceci d’autant que ces migrants qualifiés, sont rétribués avec de bas salaires, de moins bonnes conditions de travail et de protections légales.

Le médicament est aussi un enjeu mondialisé permis par de nouveaux modèles de recherche et de développement mis en place par les gouvernements, facilité par des instances comme l’OMC et le FMI, par des traités de libre-échange, notamment en matière de brevets. Depuis des décennies, le néolibéralisme impose, de façon de plus en plus prégnante, ses règles, ses objectifs, qui laissent la possibilité aux sociétés pharmaceutiques de fixer leurs prix grâce au système de bre­vets, sans être dans l’obligation de tenir compte du coût de développement et de production réel dudit médicament sous brevet. En Europe, s’est mise en place une initiative publique-privé (IMI) entre les institutions européennes et l’industrie pharmaceutique, facilitant le versement de 2,6 milliards € de l’argent des contribuables européens, en grande partie à l’EFPIA (European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations) pour la recherche et le développement des médicaments… Dans le même temps, les citoyennes et citoyens n’ont aucun contrôle, ni aucune information, sur la qualité et le coût des médicaments qui leur sont prescrits, alors qu’on leur impose des économies qui pèsent sur les professionnels de la santé et sur les patients pour compenser les marges toujours plus élevées laissées aux firmes pharmaceutiques….

Même situation pour les services publics de santé. Dans les hôpitaux publics « restant », les fonctions logistiques ou de soutien, les activités techniques comme la biologie clinique ou les services d’imagerie médicale, quand ce ne sont pas des pans entiers de soins, font aussi l’objet d’une externalisation par regroupement d’activités. Partout dans le monde, on constate une valorisation du privé commercial, où l’objet social premier de l’activité « santé » n’a plus sa place. De ces logiques marchandes qui se déploient largement avec un souci de rentabilité immédiate, découle ce que nous connaissons bien : compression des coûts de personnel au maximum en augmentant notamment leur polyvalence, réduction des frais liés aux matières premières même si la qualité n’est plus présente.

La remise en cause des systèmes de santé, trouve partout son point sensible dans le renoncement à des systèmes solidaires mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale. C’est vrai, par exemple du Royaume-Uni qui a créé en 1948 le National Health Service (NHS), un système de soins financé et administré par l’État, que Margaret Thatcher dans les années 1980, a fait dévier loin de sa trajectoire en jetant les bases d’un secteur privé et d’une commercialisation du NHS. Et, en 2012, la loi sur la santé et la protection sociale a démantelé le NHS et l’a remplacé par une nouvelle agence, Public Health England.

Le système de santé français n’a pas été non plus épargné : du paritarisme de la Sécurité sociale en 1967 permettant au patronat de prendre la main sur sa direction, à la mise en place du numerus clausus en 1971, les gouvernements successifs, depuis les années 80, n’ont eu de cesse de chercher à prendre la main sur la Sécurité sociale, avec la remise en cause de son financement par les cotisations salariales, pour son remplacement progressif par une fiscalisation continue laissant place à une exonération de cotisations. Avec la tarification « à l’acte » (T2A), l’hôpital public a lui-même été transformé en entreprise de service. Ces changements ont miné la stabilité du système, qui faisait face en 2020 à une dette estimée à 32 milliards d’euros, justifiant toutes les fermetures d’établissement et réductions d’effectifs. En juin 2019, avant même que la pandémie COVID-19 ne révèle, de façon dramatique, les pénuries en personnel et en moyens mais aussi les grandes disparités sociales d’accès aux soins, des grévistes, dans plus de 50 hôpitaux à travers tout le pays, alertaient sur le caractère critique de la situation, les coupes budgétaires conduisant le système de santé au bord de l’effondrement et mettant la vie des patients en danger.

Les États-Unis ont rejeté à plusieurs reprises la législation établissant soit un service de santé national, soit une assurance maladie nationale, conservant à leur place un mélange d’assureurs et de prestataires de soins de santé publics et privés, « à but lucratif » et « à but non lucratif ». La loi de 2010 sur les soins accessibles (ACA ou Obamacare) a créé un système commercialisé basé sur une assurance maladie privée subventionnée par le gouvernement. Malgré l’ACA en 2019, 29,2 millions de citoyens américains de moins de 65 ans n’avaient pas d’assurance maladie (soit 10,8% de la population). L’abrogation en 1999 de la loi Glass-Steagall de 1933 qui stipulait qu’aucune institution financière ou holding financier n’a le droit de cumuler les activités de banque de dépôt et de banque d’affaires, les banques commerciales, les banques d’investissement, les sociétés de placement et les sociétés d’assurance se sont consolidées. Ils ont ainsi construit des empires médicaux dans tout le pays, entraînant des fermetures d’hôpitaux et de fortes augmentations des prix, tandis que de très nombreux malades restaient sans accès à des soins médicaux indispensables, en particulier dans les communautés mal desservies.

Cette privatisation croissante n’a pas épargné les établissements de soins aux personnes âgées. Les politiques de déréglementation ont permis la transformation du service public pour les personnes âgées en une entreprise à but lucratif, avec les dérives inadmissibles dénoncées récemment en France, grâce au livre « Les Fossoyeurs ». Fortement privatisé et financiarisé, le marché mondial des soins de longue durée était de 85 milliards € en 2019. Les restrictions de personnel et de moyens d’établissements, soumis à l’impératif financier des dividendes à verser aux actionnaires, ont joué un rôle central dans la catastrophe sanitaire vécue dans ces maisons de retraite, dans lesquelles un nombre disproportionné de décès par COVID-19 est survenu.

L’environnement et la santé environnementale ne sont pas en reste. Depuis des années, scientifiques et militants en lutte pour la vie, la santé et le respect des écosystèmes, ont lancé des alertes sur les conséquences catastrophiques du « développement » économique à la mode néo-libérale, baptisé « mondialisation ». L’immense pillage des ressources naturelles des continents non occidentaux, la déforestation, les trafics plus ou moins illégaux d’animaux sauvages et autres pratiques prédatrices, l’extension d’un modèle agro-industriel destructeur de la biodiversité sur tous les continents, sont reconnus, au moins depuis l’épidémie de SIDA des années 1980, comme vecteurs de nouvelles menaces infectieuses (grippe H1N1, grippe H5N1, SRAS, mais aussi maladie de Lyme liée à la multiplication des tiques vecteurs d’agents infectieux issus des rongeurs, etc…). Nous sommes donc prévenus depuis au moins 40 ans !

On pourrait aussi parler de la santé des femmes. Si dans de nombreux pays, leurs droits progressent, trop nombreux encore sont ceux qui y sont hostiles, voire prennent des mesures régressives (comme récemment l’arrêt de la Cour Constitutionnelle des États-Unis) sur le Droit à l’avortement, avec un glissement sur l’idée de « droit à la vie », remettant en cause le droit des femmes à disposer librement de leur corps. Les luttes victorieuses des Femmes en Pologne ou en Argentine ont été de ce point de vue, exemplaires.

L’aggravation des politiques sociales dans les pays capitalistes, la pandémie de la COVID-19, ont confirmé une hausse générale des suicides et des troubles psychologiques dans l’ensemble de l’Union européenne. Une politique de santé mondiale ne peut se concevoir sans une stratégie de développement d’une prise en charge du secteur psychiatrique et de la santé mentale.

Les avancées des dernières années, notamment la création du Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, sont loin, très loin de répondre aux besoins, et leurs résultats sont décevants. L’OMS devrait être dotée de moyens élargis pour développer les grandes campagnes de santé publique, l’aide à l’émergence de systèmes de santé et le développement de systèmes de protection sociale. Ces programmes mondiaux devraient être concomitants avec les mobilisations contre les grandes épidémies. Il faut inventer de nouveaux modes de coopérations dans le domaine de la formation des professionnels de santé et en finir avec les formes de « pillages » des intellectuels des pays les plus pauvres par les grandes puissances économiques de la planète. Ces nouvelles coopérations doivent être réellement mutuellement avantageuses au niveau des formations professionnelles.

Il faut aussi du nouveau, de manière urgente, sur les médicaments. Les molécules indispensables à la survie des populations (médicaments du sida, Grippe aviaire, COVID 19, etc. …) doivent urgemment être classées Patrimoine de l’Humanité. La création d’une caisse de Sécurité médicale, celle aussi d’un fonds thérapeutique international, la mise en conformité avec la convention sur la biodiversité des Nations Unies de 1990, permettraient de mettre à la disposition de pays les molécules les plus chères par un système de péréquation du prix sur le plan mondial. L’accès mondial aux vaccins reste aujourd’hui largement tributaire des intérêts économiques des multinationales pharmaceutiques qui s’enrichissent honteusement et des États qui les défendent, comme l’a encore prouvé la récente controverse autour du refus des pays riches – à commencer par les États-Unis et l’Union européenne – de lever temporairement les brevets sur les vaccins dans le cadre de la lutte contre la pandémie de covid-19. C’est pourquoi, il faut que les États investissent davantage en matière de recherche, et constituent, au plan national, européen et mondial, des pôles publics du médicament, capables de mutualiser les moyens, par exemple pour le développement des recherches sur les maladies rares. Immédiatement, Il faut multiplier les exceptions aux règles de la propriété intellectuelle, et plus durablement revoir profondément les systèmes de brevets et de commercialisation médicale, limiter les pouvoirs de l’industrie pharmaceutique face aux États, contraindre celle-ci à répondre aux immenses besoins.

Les coupes budgétaires dans les systèmes de santé se sont, dans plusieurs pays, accompagnées d’une exclusion des soins des résidents non assujettis à la protection sociale. Les personnes immigrées, mais surtout les réfugiés et résidents sans papiers, se voient refuser des soins de base. Nous devons rejeter ce monde inhumain et xénophobe. Il nous faut une planète de la solidarité.

Plus largement, l’accès aux soins de santé est également déterminé par la position que l’on occupe au sein de l’économie politique internationale de la santé. « L’idée d’une économie politique de la santé mondialisée vise à comprendre les conséquences du système socio-économique sur la santé de la population », nous expliquent ainsi Amzat et Razum (2022). Dans ce contexte, selon H.A. Baer (1982), « la santé mondiale peut être examinée dans le cadre des relations de classe et impérialistes inhérentes au système mondial capitaliste ». Plus largement, c’est le champ même de la « santé mondiale » qui est accusé de fonctionner selon une logique (néo)coloniale, comme le font Tammam Aloudat, Dena Arjan Kirpalani et Meg Davis : « La santé mondiale, qui a débuté au service des empires coloniaux avec des programmes tels que l’élimination de la fièvre jaune au Panama et de l’ankylostome aux Philippines dans la première moitié du vingtième siècle, continue d’employer bon nombre des mêmes épistémologies et méthodes qui l’ont handicapée dès ses débuts ». C’est ainsi que pour les auteurs, « les politiques de santé mondiale et l’allocation des ressources sont déterminées par des institutions de gouvernance et de financement de la santé mondiale situées dans le Nord et ancrées dans des pratiques et épistémologies coloniales ».

Des solutions et des échelles d’action variées

Face à ces inégalités sanitaires persistantes, nous pouvons avancer plusieurs pistes de solutions visant à agir sur les conditions de vie et sur les conditions d’accès aux soins de santé. Elles doivent être réfléchies dans une perspective internationale et axées sur la politique interne des États. Même les États les plus pauvres disposent d’une marge de manœuvre pour améliorer la santé de leur population. L’exemple du système de santé cubain est à prendre en compte. Nationalisé et centralisé à des fins d’accès égalitaire de par sa Révolution de 1959, il s’affiche, malgré l’embargo des États-Unis, parmi les meilleurs indicateurs sanitaires du monde. Combinée aux avancées technologiques des puissances capitalistes, sa généralisation à l’échelle de la planète est à méditer en matière de santé (à ce propos, voir aussi Destremau & Graber, 2021).

Dans une optique similaire, le collectif de l’African Academy of Sciences appelle les pays africains à réformer radicalement leurs systèmes de santé pour mieux tirer profit de leurs atouts et ressources existantes, notamment dans une perspective de souveraineté sanitaire. Les cures d’austérité et autres plans d’ajustement structurel, infligés par les institutions financières internationales aux pays du Sud endettés, se sont traduits systématiquement par une détérioration des indicateurs de santé publique. Il est donc évident que les luttes pour la justice économique, sociale et environnementale internationale sont autant d’enjeux de santé publique. Et vice-versa, puisque, comme l’affirment Aloudat, Kirpalani et Davis dans Panser la santé/Alternative sud, « aucun réel progrès en matière de développement ou de justice pour les populations et les communautés souffrant de la pauvreté, de la discrimination, d’oppressions reliées au genre et d’autres formes de domination, ne peut être réalisé alors que les risques liés à la maladie sont omniprésents ».

La santé doit être considérée comme « bien public mondial » ceci « en termes de droits humains fondamentaux » (Legros, 2021).

La Commission des déterminants sociaux de la santé de l’OMS, créée en 2005, a synthétisée dans son premier rapport final, ses recommandations en trois axes centraux : aménager les conditions de vie quotidienne, lutter contre la répartition inégale des pouvoirs, de l’argent et des ressources, ainsi que mesurer l’ampleur du problème et évaluer les effets des actions. Il faut exiger que soit refondée la gouvernance internationale de la santé, en commençant par améliorer les outils et les institutions existantes, en premier lieu l’OMS. Cette instance doit pouvoir, comme d’autres (FMI, FAO, …) utiliser des moyens juridiques contraignants et ne plus être dépendante financièrement des contributions des donateurs. La pandémie a été un rappel révélateur de la fragilité des mécanismes à la disposition de l’OMS et montre que l’organisation n’a pas les moyens de faire respecter ses normes et ses orientations. De plus, le financement de l’OMS n’est pas durable et adapté pour répondre aux défis de la pandémie de covid-19 ou à de futures pandémies.

Un traité international contraignant négocié au sein de l’OMS, fondé sur l’article 19 de sa constitution, aurait pu permettre la définition de priorités et l’amélioration de la coordination et du financement durable de la R&D pour l’achats de produits biomédicaux utiles et sûrs à des prix abordables pour le public et les systèmes de sécurité sociale. Mais nombre de pays se sont opposés à la proposition de dérogation à certaines dispositions de l’accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriétés intellectuelles qui touchent au commerce (ADPIC), concernant les technologies nécessaires pour répondre à la COVID (OMC, 2020), impulsée par l’Inde et l’Afrique-du-Sud, et soutenue pourtant par plus de 100 pays à l’OMC (de Menezes, 2021). Le 30 mars 2021, vingt-cinq chefs de gouvernement ont appelé, aux côtés du directeur général de l’OMS et du président du Conseil européen, à un nouveau traité international sur les pandémies, afin d’améliorer la riposte mondiale face à celles-ci, en tirant les enseignements de la crise de la COVID-19. Mais cela n’a pas été plus loin.

S’agissant des personnels sanitaires migrants, il serait nécessaire d’instituer une responsabilité sociale mondiale, afin d’analyser, de manière critique, les stratégies de recrutement utilisées par les pays à revenus élevés qui s’appuient sur des immigrations choisies comme moyen de pallier leur pénurie (volontaire ?) en main-d’œuvre sanitaire. Il faudrait mettre en place un code de l’OMS renforcé afin de garantir la pleine mise en œuvre et le suivi de principes relatifs à un recrutement juste et éthique sous contrôle des syndicats.

Il nous faut penser le système de santé mondiale dans le cadre de la colonialité issue de la colonisation du Nord vis-à-vis du SUD. Refonder ce système passe aussi par une décolonisation et de profondes transformations qui dépassent le champ sanitaire. La santé des populations ne saurait être subordonnée à la politique étrangère et aux intérêts financiers d’États et de multinationales d’une part, ni d’appliquer au SUD, des solutions provenant des pays à revenus élevés sans tenir compte du contexte local, de la faisabilité logistique et de leurs contraintes financières (Tammam Aloudat, et col., Global Challenges, n°10, oct. 2021).  De même, les régimes de propriété intellectuelle des pays africains ont été façonnés par leur passé colonial. D’où aujourd’hui, leur caractère inéquitable, malgré les dérogations de l’ADPIC largement insuffisante. Une décolonisation des questions de la propriété intellectuelle s’impose, ici comme dans le reste du monde.

L’actuelle pandémie COVID-19 a mis pleinement en évidence la folie de l’austérité, une politique néolibérale centrale, qui a drastiquement réduit les budgets de santé des gouvernements, et plus encore mis à jour la réalité suicidaire des conséquences de la financiarisation des politiques publiques de santé transformant l’offre de soins en objet de spéculation boursière. L’urgence est à un investissement massif des gouvernements dans la formation et le recrutement d’agents de santé, l’expansion du secteur public de santé, une refonte des conditions de travail et la création d’une démocratie sanitaire pour s’opposer à une bureaucratie inhumaine. Les professionnels de santé doivent construire un front commun avec les usagers des services de santé pour exiger que les besoins sanitaires et humains des patients, ainsi que les conditions de travail et de vie des soignants, soient placés au cœur d’un système public de santé réorganisé. La prévention ne peut pas dépendre uniquement d’un vaccin, il faut partout développer la promotion de la santé, véritable parent pauvre des politiques de santé. Cela devrait être des priorités sociales et économiques nationales ainsi qu’internationales conformément aux principes de la Déclaration d’Alma Ata. A l’image de la Sécurité sociale révolutionnaire permis par la détermination des communistes, au lendemain de la seconde guerre mondiale, il nous faut agir pour une coopération internationale sur la santé (cf. l’Appel d’Osaka Octobre 2015 : Appel pour une protection sociale pour tous). Une nouvelle politique mondiale de santé est à inventer. Une politique basée sur la coopération plutôt que la concurrence, sur la satisfaction des besoins des populations plutôt que sur les profits des actionnaires.

La lutte contre les grandes maladies, notamment le sida, le paludisme et la tuberculose, doit constituer une priorité majeure des organisations internationales et des États. Les ravages humains et sociaux mettent en effet en péril le développement présent et à venir des pays pauvres, et déséquilibrent les États et les sociétés de nombreux pays du Sud, d’Afrique et d’Asie.

Nous avons besoin de traités internationaux, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé qui maitrisent les échanges en faveur du développement de biens communs partagés. Il nous faut œuvrer à préserver de la concurrence, les secteurs correspondant aux besoins humains comme la santé, l’environnement, les services publics et engager une bataille politique pour la reconnaissance de Biens communs mondiaux, avec mise en place d’institutions chargées de leur protection et de l’organisation des coopérations mondiales dans ces domaines.

Nous pourrions prendre appui sur notre appel à « refonder l’Europe » pour porter, en urgence, un projet mondial sur les priorités sociales qui permettent d’ouvrir la voie de manière durable à un véritable co-développement entre peuples et impulser un nouveau modèle social avancé, commun à tous les États. Cela, en tenant compte des réalités de chaque pays et de chaque peuple, de l’histoire et de la culture de chaque nation. Cette refondation porterait le projet d’un nouveau pacte social mondial pour un nouveau modèle de développement humain durable, réellement solidaire et coopératif.

Cela nécessite une action concertée des professionnels de santé, des malades, de tous les citoyennes et citoyens, cela suppose une mise en commun des expériences des luttes nationales en défense de la santé publique et de la Sécurité sociale, l’organisation d’une solidarité concrète lors des luttes, la réflexion sur la construction d’initiatives internationales pour la défense d’une santé publique universelle, égalitaire et solidaire. En septembre 2016, la CES (Confédération Européenne des Syndicats) avait placé, parmi ses priorités, une protection sociale et des services publics forts. Cela consiste en des améliorations tangibles des conditions de vie, non seulement en termes de revenu mais aussi en termes de facteurs affectant la qualité de vie des citoyens et leur capacité de travailler, par exemple la disponibilité de services publics, y compris l’accès à l’accueil des enfants et des personnes âgées, aux transports, aux soins de santé et au logement.

Entre les banquiers et la santé — l’accès universel et gratuit des sociétés aux soins de santé — il faut choisir. La santé est un état de bien-être physique, mental, social, culturel et écologique, et ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité. La santé et la protection sociale sont des droits humains universels qui doivent être considérés dans leurs aspects les plus larges, notamment les déterminants de la santé. C’est pourquoi le droit à la santé et la protection sociale nécessitent une action du secteur sanitaire, mais également de nombreux autres secteurs sociaux, environnementaux et économiques. Les choix politiques doivent être faits afin d’assurer à l’ensemble des populations, quelle que soit la zone géographique, des services de proximité accessibles, fiables, de qualité, non commerciaux et démocratiques, financés par un système solidaire.