C’est un énorme travail que nous offrent ici les auteurs de ce texte de plus de 1082 pages coordonné par Yves Gervais (MG France). Le sous-titre nous donne l’orientation générale : Mutations d’une profession, naissance d’une discipline. Ce texte manquait. Il traduit l’évolution de la médecine marquée par une recherche de globalisation de la prise en charge des patients, par une dé-hiérarchisation de la pratique médicale ( la médecine d’organe cède sa prééminence ) et par une reconnaissance institutionnelle. Ceci au moment où le médecin généraliste devient une ressource précieuse alors que la désertification médicale frappe la société entière. On note l’émergence d’une discipline reconnue enfin au niveau universitaire avec un corps enseignant spécifique. La médecine de soins primaires a su se forger une place.
Cet ouvrage retrace les étapes de ce long parcours et a l’avantage de nous fournir les documents « historiques » qui ont jalonné cette lutte. On trouvera dans cet ouvrage tous les éléments en question de cette histoire professionnelle. Mais purement professionnelle…
Je donnerai avec plaisir un exemple de ressource proposée et déjà bien souvent oublié : le programme en 10 points de Jack Ralite (page 110) annoncé dès sa nomination. Je cite :
- développement d’une véritable prévention, avec priorité pour les enfants,
- gratuité des soins hospitaliers,
- négociation de nouvelles conventions Caisses / Professionnels de santé,
- promotion de la fonction du médecin généraliste,
- nationalisation des trois grands groupes pharmaceutiques,
- constitution d’un pôle national de recherche,
- révision des différents niveaux et formes d’hospitalisation en relation avec les services ambulatoires ; suppression du secteur privé à l’hôpital public,
- remplacement du prix de journée par un budget global hospitalier,
- création de centres de santé intégrés pluridisciplinaires,
- résolution du problème des Ordres professionnels.
On voit ici que la situation de 1981 n’est pas si éloignée de celle d’aujourd’hui… On pourrait citer d’autres exemples mis en avant par les auteurs. C’est une vraie base documentaire.
Pour autant ce livre magistral présente des limites. Lorsque les acteurs de l’histoire racontent celle-ci, bien souvent le récit est pro domo. Ce n’est pas la méthode historique qui domine… C’est l’histoire racontée. Et c’est dans les oublis, les omissions (volontaires ou non, je ne ferai pas de procès) qu’il faut chercher. Par exemple rien n’est dit sur la médecine générale en centre de santé. Il est juste mentionné l’histoire du centre « expérimental » de Saint-Nazaire qui a été un échec alors que se développaient les centres municipaux, mutualistes et associatifs. Dans les noms cités quasiment aucune référence aux acteurs des centres de santé n’est fournie. Même le Dr Jean-François Rey, fondateur de l’Association nationale pour le développement de la médecine d’équipe et fondateur des 13 centres de santé mutualistes des Bouches du Rhône est oublié. L’idée reprise ici est que c’est la médecine libérale qui incarne à elle seule le projet d’une médecine générale. Cette conception ferme l’avenir. D’ailleurs l’ouvrage ne traite pas des liens de cette médecine avec les autres pratiques ambulatoires: je pense particulièrement à la médecine préventive ou encore à la médecine sociale. Aucun lien non plus avec les autres professions de santé.
Un autre oubli : l’histoire présentée de ce métier est celle vue par les médecins, elle oublie le rôle des patients, de leurs organisations, de leurs attentes et leurs luttes pour faire émerger une médecine qui réponde à leurs besoins. C’est encore une médecine autocentrée qui est racontée. Une médecine libérale empêtrée dans ses conflits internes, défendant ses intérêts, ses pratiques. Seule au monde.
Bref, l’histoire n’est jamais écrite définitivement et ce livre a au moins le mérite de fournir une documentation solide.