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A la recherche des contrats

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Marc Botenga raconte dans cet article les multiples difficultés qu’il a eu pour connaître les contrats liant la Commission européenne et l’industrie pharmaceutique. Selon lui, la Commission européenne est complètement du fait de son idéologie néolibérale sous la domination des industries pharmaceutiques.

Abstract:

Marc Botenga recounts in this article the many difficulties he had in learning about the contracts between the European Commission and the pharmaceutical industry. According to him, the European Commission is completely because of its neoliberal ideology, under the domination of the pharmaceutical industries.

Je me souviendrai longtemps de ce 12 janvier 2021. Par un courrier électronique envoyé aux membres de la commission ENVI du Parlement européen, commission parlementaire en charge de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire, le puissant exécutif européen qu’incarne la Commission européenne annonçait qu’il serait possible de consulter, en salle de lecture, le contrat conclu entre la Commission européenne d’une part, et l’entreprise pharmaceutique allemande Curevac de l’autre. De la sorte, la Commission européenne cédait pour la première fois, ou pour le moins, nous aurons l’occasion d’y revenir, semblait céder, aux nombreuses demandes de transparence par rapport aux contrats d’achat anticipé de vaccin négociés et conclus avec un nombre d’entreprises pharmaceutiques.

En septembre 2020 encore, lors d’une audition publique sur comment garantir l’accès des citoyens de l’Union européenne aux vaccins Covid-19, et notamment les questions des essais cliniques, des défis de production et de distribution en commission parlementaire mixte santé et industrie,[1] la Commission européenne n’avait permis aucun espoir. Les députés les plus attentifs avaient alors remarqué un détail assez instructif et déroutant. Si la Commission européenne ne promettait aucune transparence aux eurodéputés, Jean Stéphenne, ancien directeur général de GSK Biologicals et invité à l’audition en tant que président de Curevac, de son côté, s’engageait bel et bien à publier le contrat conclu avec la Commission européenne, aussitôt que les négociations auraient été finalisées totalement. Nous aurions pu y voir une preuve de la bonne volonté de l’entreprise, comme l’ont sans doute choisi de faire certains de mes collègues. En réalité, la promesse était plutôt de nature à faire surgir une interrogation sur les relations entre secteur privé et autorité publique. Que l’entreprise privée soit en mesure de promettre une transparence que l’autorité publique, soumise en théorie à des obligations de transparence et de responsabilité publique, refusait, laissait présager que le pouvoir décisionnel en la matière avait été transféré à l’entreprise.

Le secret des affaires … pourtant publiques

La Commission européenne peinait à justifier sa totale non-transparence. Initialement, par défaut ou par habitude, elle faisait appel au secret commercial. Certes, certaines clauses, par rapport par exemple au processus de production, pourraient relever du secret des affaires, mais comment prétendre que le contrat tout entier, du prix aux tableaux de livraison, des clauses en matière de propriété intellectuelle aux responsabilités en cas de vices cachés, doive être couvert par le secret des affaires ? Comment pouvait-on, sauf en invoquant un diktat de la part des entreprises accepté par la Commission, raisonnablement justifier par le secret des affaires un manque de transparence concernant des informations qui, aux États-Unis, étaient rendues publiques sans trop d’hésitations ? L’invocation arbitraire de ce secret des affaires sautait aux yeux. La Commission européenne a donc successivement voulu ajuster le tir. Dans sa réponse à une question écrite de ma part, Stella Kyriakides, commissaire à la santé, allait alors jusqu’à insinuer que la non-transparence servait en réalité l’intérêt public : «La divulgation d’informations commerciales sensibles nuirait également à la procédure d’appel d’offres et serait potentiellement lourde de conséquences pour la capacité de la Commission à mener à bien ses tâches,..»[2] Passons sur le fait qu’il ne s’agissait nullement ici d’une procédure normale d’appel d’offres en bonne et due forme, pour mieux nous attarder sur l’absurdité de cette justification de la non-transparence.

Un mois plus tard, la Commission renchérit. Quand une secrétaire d’état belge dévoile par erreur les tableaux budgétaires indiquant une partie du prix par dose de vaccin payé par la Belgique, la Commission prétend: «si cette information devait être publiée, cela affaiblirait notre position dans d’autres négociations, toujours en cours.» [3] Selon la Commission, la non-transparence permettrait donc d’avoir des prix plus avantageux. En effet, lira-t-on dans certains commentaires, si une entreprise est au courant que la Commission européenne paie davantage pour un autre vaccin, elle voudra au moins ce prix pour son propre vaccin. Le raisonnement était remarquable. En d’autres temps, la Commission aurait prétendu qu’une transparence sur les prix permettrait au contraire de faire jouer la concurrence et faire baisser les prix. C’est en tout cas l’argument entendu à chaque libéralisation économique imposée. Notons à cet égard que le tout premier contrat conclu par la Commission européenne est celui avec Astra Zeneca, dont le prix par dose est le plus bas de tous les contrats conclus. Qui plus est, de par la non-transparence, la Commission renonçait à faire jouer en sa faveur, pendant les négociations, la pression d’une opinion publique demandeuse de médicaments et vaccins moins chers, et d’une bonne utilisation des fonds publics.

Le bras de fer entre Commission et députés

Pourtant, en-dehors des enceintes parlementaires et des gris couloirs de la Commission européenne, la mobilisation en faveur grandissait de jour en jour. Cette lutte n’était pas une lutte parlementaire. Au contraire, les eurodéputés impliqués se faisaient les porte-parole d’une demande portée très largement par différentes associations et ONG qui se battaient de différentes façons pour obtenir un accès aux contrats, à travers notamment des demandes d’accès à l’information en vertu de l’article 15 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne qui stipule que tout citoyen de l’Union et toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un État membre a un droit d’accès aux documents des institutions, organes et organismes de l’Union. L’application de ces principes généraux de transparence peut et allait toutefois se heurter à des limites très concrètes. Ainsi, l’ONG Corporate Europe Observatory avait introduit une demande d’accès aux documents le 15 septembre 2020. Plutôt que de recevoir la demande, la Commission a choisi à plusieurs reprises de reporter sa réponse, ne respectant aucun des délais procéduraux et légaux, provoquant même sur le site officiel la mention suivante : «Selon la loi, en toutes circonstances, le Secrétariat général de la Commission européenne aurait dû répondre à ce jour. Vous pouvez vous plaindre en demandant un examen interne» et l’ouverture d’une enquête officielle de l’Ombudsman européen chargée d’enquêter sur les plaintes pour mauvaise administration déposées contre des institutions ou organes de l’Union européenne.

Quand les réponses tardives commençaient enfin à arriver, elles consistaient souvent en un refus assez sec. La Commission européenne, de par la voix de Sandra Gallina, directrice générale pour la Santé, affirmait qu’aucun intérêt public supérieur ne justifiait la publication des contrats, et que les intérêts commerciaux des entreprises pharmaceutiques avaient donc priorité. Remarquons, au passage, que la définition de ce qui constitue, ou non, un «intérêt public supérieur» est aussi arbitraire que la définition du secret des affaires évoqué ci-dessus. Comme l’opacité des négociations et du contenu des contrats, au-delà des inquiétudes sur la bonne utilisation des fonds publics, renforçaient en plus les doutes des plus sceptiques sur la vaccination, il n’aurait pourtant vraiment pas été difficile de trouver un «intérêt public supérieur» afin de procéder à la publication des contrats. La méfiance ou les doutes d’une partie de la population par rapport aux nouveaux vaccins ou certains médicaments paraît en effet être moins liée à une méfiance généralisée vis-à-vis de la science ou de son médecin traitant, qu’à un manque de confiance tout à fait compréhensible par rapport aux objectifs et agissements des grandes entreprises pharmaceutiques à but lucratif. Une totale transparence imposée par l’autorité publique aurait certainement au moins servi l’ «intérêt public supérieur» de ne pas inutilement renforcer la méfiance vis-à-vis des vaccins.

Le lecteur comprendra maintenant aisément l’excitation prenant possession de nous quand, après six mois de lutte contre ce qui ressemblait aux ailes d’un moulin à vent, arriva ce mail nous promettant accès à un des contrats concernés. Le mail laissait prudemment présager une victoire. Toutefois, qu’on ne s’y méprenne, les conditions s’annonçaient restrictives dès le début. La première semaine, une quinzaine de députés seulement de la seule commission ENVI ne devraient y avoir accès. Il s’agirait en outre d’une consultation sous haute surveillance, précisait de fait le courrier de la Commission européenne. Pour consulter le contrat, les eurodéputés devaient demander un par un la permission à la Commission et se rendre ensuite dans les locaux sécurisés de la Direction générale Santé, munis de leur badge de député. Soumis à une déclaration de confidentialité, les députés n’auraient ni le droit de prendre des photos, ni de se faire assister par des attachés ou des experts juridiques.

Sous une chape de secret

En pénétrant, le tout premier jour, comme un des premiers eurodéputés, dans le bâtiment de la Commission, l’accueil par les fonctionnaires chargés de la salle de lecture se révèle correct et sympathique. Ils m’amènent dans une salle, dépourvue de tout caractère comme seules les salles des institutions européennes peuvent l’être. Après avoir déposé mon téléphone, mon ordinateur portable, et après avoir signé la déclaration de confidentialité, je m’assieds donc à une table. En face de moi, un fonctionnaire, fort aimable au demeurant, m’observe discrètement, afin sans doute de vérifier que mes lunettes ne contiennent pas une caméra cachée. Que les cinquante minutes concédées pour parcourir un contrat d’une soixante-dizaine de pages n’auraient jamais suffi, n’était guère une surprise. Je m’attendais aussi à voir une partie du contrat biffée en noir. La vraie surprise, en revanche, serait l’ampleur de la censure, qui depuis la publication de ces contrats sur le site de la Commission peut être facilement observée et constatée par toutes et tous.

Les parties les plus critiques avaient été rendues généralement illisibles. Qu’il s’agissait du prix convenu ou des détails sur les livraisons, à chaque fois, des infos cruciales faisaient défaut. Cela n’impliquait cependant pas, comme le laissaient en revanche entendre certains de mes collègues, qu’on ne pouvait rien déduire de notre lecture. On comprenait ainsi aisément que, même si le vaccin ne verrait peut-être jamais le jour, récupérer l’acompte payé serait une tâche ardue. Et bien que quelques paragraphes restaient inaccessibles, les parties lisibles ne laissaient guère de doute sur le fait que si la responsabilité civile de l’entreprise, non-malicieuse évidemment, serait engagée pour vices cachés, les états-membres de l’Union européenne dédommageraient généralement l’entreprise pharmaceutique. Le texte soumis à lecture permettait ainsi, d’une part, de confirmer des informations fuitées auparavant dans la presse internationale, et s’inscrivait, d’autre part et sans surprise, en droite ligne avec le choix de la Commission européenne, et des gouvernements nationaux suivant les négociations, de transférer le risque commercial du privé vers le public.

Les passages sur le brevet et la propriété intellectuelle étaient, eux aussi, sans appel. Malgré tout l’investissement public, et le transfert du risque commercial vers le public, la propriété intellectuelle resterait totalement et entièrement dans les mains de l’entreprise. Le seul fait de voir que, comme sur la transparence, il y avait donc eu des négociations sur la propriété intellectuelle, et que clairement l’Union européenne s’était couchée face aux revendications de l’entreprise, renforçait en outre notre conviction qu’un autre modèle est possible. La privatisation d’un vaccin et d’une technologie développés en grande partie par des fonds publics, de la recherche fondamentale à la production, ne relève nullement d’une quelconque fatalité. Au sein même de l’Union européenne, d’autres modèles sont utilisés. Ainsi, sous pression, la Commission a prudemment commencé à insérer des clauses favorisant des licences non-exclusives dans certains appels d’offre liés aux fonds de recherche Horizon. Et si le Fonds européen de la Défense laisse toute la propriété intellectuelle des armes et technologies militaires aux multinationales de l’armement, le programme spatial part d’une autre logique et maintient généralement les droits de propriété intellectuelle dans les mains des autorités publiques.

Cela faisait des mois que nous exigions la transparence. Si nous étions contents de voir une brèche s’ouvrir, quand il s’agit de l’utilisation d’argent public, la transparence devrait être un droit, non pas un privilège. La transparence devrait permettre d’organiser un contrôle démocratique sur ces contrats, pas à museler le débat comme en revanche la déclaration de confidentialité entendait faire. Permettre la consultation uniquement à des eurodéputés, sous haute surveillance, et sous le coup d’une muselière légale, ce n’est pas de la vraie transparence. C’est en fait une façon d’empêcher que l’information sorte.

Impossible de se contenter de cette pseudo-transparence. Raison pour laquelle la semaine suivante, le 19 janvier en séance plénière du Parlement européen, je n’étais pas le seul député à dénoncer cette mascarade. En gros, synthétisais-je face à la Commissaire à la Santé, Stella Kyriakides, la Commission européenne a réussi à privatiser la transparence en laissant l’entreprise décider de ce que les députés pouvaient lire. Ce contrat est disponible uniquement parce que l’entreprise en a pris l’initiative, et seulement dans la mesure où elle nous l’a permis. Tout dépend de la bonne volonté des entreprises. C’est hallucinant, mais pendant que les gouvernements européens se révélaient capables d’imposer un confinement généralisé à toute la population, devant les lobbies pharmaceutiques, l’Union européenne avait fait la carpette.

La réponse de la Commissaire européenne ne rassurait point : «En tant que Commission, nous sommes à 100% en faveur de la transparence, nous pouvons faire preuve d’une flexibilité absolue à ce sujet. Nous travaillons avec des entreprises; BioNTech – Pfizer a accepté de libérer son contrat et nous travaillons maintenant avec les autres sociétés pour aller de l’avant, mais nous ne pouvons pas décider unilatéralement de divulguer des informations confidentielles, telles que des informations sur les prix, dans le cadre des contrats à moins que les sociétés ne l’acceptent.» En d’autres mots, la Commission assumait pleinement la privatisation du contrôle démocratique sur les fonds publics. Ce serait aux entreprises de décider ce que les citoyens, et même les députés, pourraient voir. La seule bonne nouvelle de la réplique de madame Kyriakides, la publication du contrat BioNTech-Pfizer, serait démentie quelques heures après sur Twitter par le porte-parole de la DG Santé. Une version fortement censurée serait finalement disponible quelques mois plus tard, avant qu’une source anonyme ne fasse fuiter les versions complètes et non-censurées des premiers contrats avec Astra Zeneca, Moderna et BionNTech-Pfizer, dans la presse italienne.

Entre-temps, nous disposons donc de l’entièreté de certains contrats. Un pragmatisme excessif porterait dès lors à dire que peu importe de quel camion soient tombés ces contrats, tout est bien qui finit bien, nous y avons maintenant accès. On regretterait certes que les nouveaux contrats conclus depuis lors ne sont pas encore disponibles, mais on accepterait que ceux-là aussi finiraient bien par apparaître sur une page web ou une autre. Ce serait perdre de vue l’enjeu véritable de cette lutte. Pour l’illustrer, partons d’abord de ce que nous avons évoqués ci-dessus. L’enjeu premier de la transparence concerne évidemment le contrôle populaire sur les agissements des institutions, mais aussi, et certainement quand il s’agit de questions de santé publique dans un moment de pandémie, de pouvoir influencer le cours des négociations. D’autant plus, on le devine, que l’utilisation de certaines clauses de ces contrats pourrait bien constituer un (dangereux) précédent pour de futurs contrats d’achat de vaccins ou de médicaments au niveau européen. Obtenir partiellement gain de cause plusieurs mois après la conclusion de ces contrats, pendant que d’autres négociations, toutes aussi opaques, sont en cours avec les mêmes entreprises sur les mêmes vaccins à un prix qui risque d’être bien supérieur, s’avère alors évidemment être trop peu, trop tard.

L’enjeu de la transparence

En outre, les contrats non-censurés dont nous disposons à l’heure actuelle, rappelons-le, sont accessibles non pas grâce aux institutions européennes, mais grâce à ce que nous pourrions appeler des lanceurs d’alerte soucieux de garantir une transparence minimale. Cela n’a donc rien à voir avec de la vraie transparence ou de la responsabilité des institutions face aux citoyens. Mesurons aussi tout ce à quoi nous n’avons, à l’heure d’écrire ces lignes, pas encore accès, comme le détail et contenu exact des réunions ou les échanges entre la Commission européenne et les lobbies pharmaceutiques ou la composition exacte de l’équipe des négociateurs, dont Richard Bergström, ancien directeur du lobby pharmaceutique européen, fait partie intégrante.

De manière générale, une mobilisation visant à obtenir l’accès aux documents de la Commission européenne n’est pas forcément de nature à soulever un enthousiasme très large, le résultat concret attendu de la mobilisation étant le plus souvent l’obtention partielle de documents obscures, dont seulement quelques initiés sauraient que faire. La portée de la mobilisation ici se trouve en revanche amplifiée par, d’une part, un enjeu bien plus ample, et d’autre part la conscience populaire de leur porosité des institutions européennes aux lobbies, de la philosophie néolibérale les guidant même en matière de santé publique, et d’un manque de confiance généralisé dans les institutions européennes.

Que l’enjeu de la transparence dépasse de loin celui de la curiosité pour un document interne, explique de la sorte en partie l’ampleur prise par la mobilisation. La privatisation de la transparence présageait, à raison, la sous-traitance de notre santé et de la gestion pandémique aux géants pharmaceutiques privés. Le mécanisme est connu. Pendant les négociations, toute transparence et donc toute influence de l’opinion publique sont refusées et toute critique est jugée prématurée, puisque les négociations sont en cours. Après les négociations, certaines critiques peuvent être formellement acceptées, mais il est désormais trop tard pour y changer quoi que ce soit, vu que les négociations ont été conclues. La non-transparence sert à exclure toute influence démocratique sur le processus, tandis que les multinationales jouent de tout leur poids dans les couloirs. Par cette abdication de l’autorité publique en faveur des multinationales, que la Commission européenne essayait en vain de masquer, la non-transparence confirme un postulat essentiel du néolibéralisme, même en pandémie. L’essence du néolibéralisme n’est pas, et n’a jamais été, l’abolition du rôle de l’état, mais bien l’asservissement total de l’état aux intérêts des grandes entreprises. Le défi de la mobilisation sera de réussir à briser et inverser cette logique.