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Accompagner les demandes d’aide active à mourir

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Résumé :
À la suite de son article «Euthanasie, suicide assisté : quelques aspects politiques», dans le numéro 45 des cahiers de juin dernier, Bernard Sportès donne ici un texte où il précise ce qu’il appelle l’accompagnement des demandes d’aides actives à mourir. Il pose une question fondamentale : celle du risque de donner suite à une demande radicale alors que la volonté de la personne n’est pas vraiment engagée. Nous sommes tous en danger de décider contre notre volonté sous la pression des représentations de nos propres opinions. Tout le débat tient en deux mots : opinion ou volonté ? Il revient sur le concept de collège clinique qui serait nécessaire à la prise en charge des malades en phase terminale et sur les conditions de sa mise en oeuvre.

Abstract :
Following his article “Euthanasia, assisted suicide: some political aspects”, in issue 45 of last June’s Cahiers, Bernard Sportès gives here a text where he specifies what he calls support for requests for active aid to die. It poses a fundamental question: that of the risk of following up on a radical request when the person’s will is not really engaged. We are all in danger of deciding against our will under the pressure of representations of our own opinions. The whole debate can be summed up in two words: opinion or will? He returns to the concept of a clinical college which would be necessary for the care of terminally ill patients and to the conditions for its implementation.

Ce qu’il est convenu d’appeler les « aides actives à mourir », euthanasie ou suicide assisté, posent, au-delà de leur légitimité même, une question plus fondamentale encore : celle du risque de donner suite à une demande radicale alors que la volonté de la personne n’est pas engagée. Bref, pour le soignant, le risque d’erreur.

Pour les associations en faveur des aides actives à mourir, la question de la volonté de la personne ne se pose pas puisqu’une fois la demande posée, réitérée, réfléchie voire discutée, une fois son autonomie validée par un groupe d’experts, la personne est juge et seule juge[1] de sa vie. À les entendre, le soignant qui aidera ou œuvrera à son décès serait dédouané de tout risque d’erreur puisqu’il n’est que la main du demandeur. Pour ces associations la demande émane forcément d’une volonté et il n’est pas envisageable que cette volonté soit questionnée.

Les opposants aux aides actives à mourir suggèrent au contraire que le demandeur puisse émettre cette demande pour bien d’autres raisons qu’une volonté claire de mourir et qu’en conséquence y donner suite expose le soignant au risque d’erreur et de contribuer à la mort prématurée de quelqu’un dont les motivations n’étaient ni assises ni claires. Ils en tirent argument pour refuser en bloc toute aide active à mourir. Un certain nombre de faits viennent étayer cette thèse. Le premier est que la plupart des demandes d’aides actives à mourir disparaissent au cours d’une prise en charge palliative de qualité, laissant penser qu’elles émanent de peurs, de détresses, de fausses idées, de chocs émotionnels et qu’y donner suite les validerait et s’apparenterait à un abandon. Un autre argument est qu’en général, nous nous efforçons de contrer les envies suicidaires de nos concitoyens (et de nos patients). Bien sûr, les envies de mourir au cours de maladies graves au pronostic vital engagé ne sont pas des pulsions suicidaires ordinaires. Cependant l’expérience des soignants montre que rien n’est simple dans ce domaine et que derrière la maladie peuvent se cacher des motivations complexes voire troubles et que là encore, y donner suite ressemble fort à un abandon du patient à ses souffrances morales.

Il y a effectivement des circonstances où le sujet demande administrativement à mourir alors que sa volonté n’est pas engagée ni même interrogée. Trois circonstances en particulier : la terreur, la culpabilité et… la mode.

Des représentations terrifiantes de l’agonie, de souffrances indicibles, d’asphyxies, d’hémorragies, suite d’expériences traumatisantes, de fictions, de tortures humaines peuvent pousser un sujet à demander une mort projetée comme propre. Ces représentations s’évanouiront souvent dans une prise en charge continue, dans l’engagement du soignant à protéger le sujet de ses terreurs (parce qu’il sait qu’elles n’arriveront pas ou par un accord de sédation).

La culpabilité est une autre des mauvaises raisons dans la demande de mourir. Traîner, demander de l’aide, déranger, coûter cher, gâcher les vacances de ses enfants (sic !), mobiliser des services sociaux, prendre la place des autres dans l’hôpital, fatiguer les soignants, la liste est longue. Dans les représentations de la fameuse dignité, ne pas se plaindre, ne pas demander d’assistance, compter sur ses seules forces sont de récurrentes sources de conflits intérieurs. Une fois déminées ces représentations de la dignité s’effacent (parfois) et la volonté émerge ; être accompagné, se lover dans la fraternité.

Enfin bien que le mot mode apparaisse scandaleusement déplacé, il a l’avantage de dire très justement ce qu’il désigne. Peut-on demander une aide active à mourir parce que c’est la mode ? Très certainement. L’ambiance médiatique hyper valorisée du geste héroïque, la survalorisation du profil du héros solitaire qui ne demande rien à personne, qui est digne, qui ne va pas ni trainer, ni chipoter entrainent des décisions qui relèvent parfois de la posture, de la projection d’une image posthume quasi sacrificielle et peut occulter la volonté.

Nous sommes tous en danger de décider contre notre volonté sous la pression de ces représentations. Tout le débat tient en deux mots : opinion ou volonté ?

Les soignants interrogent la volonté des personnes dont ils ont la charge. Ils savent que des opinions peuvent venir occulter la volonté des patients. À quoi bon vivre les six prochains mois qui s’annoncent les derniers ? Est-il raisonnable de s’accrocher à une vie qui ne veut plus de nous ? Se construisent ainsi des rationalisations qui s’énoncent souvent comme des jugements, des avis, des opinions donc, et qui viennent contredire une vitalité qui se moque des fatigues et des douleurs. Et cela est vrai dans les deux sens ! Combien de malades acceptent des traitements parce qu’ils se font une raison alors qu’en fait plus rien en eux n’en veut ?

Le soignant recherche la volonté du patient, volonté de vivre ou volonté de mourir, son intime conviction qu’il veut de ce traitement ou qu’il ne veut plus vivre. La recherche de la volonté d’un patient est la grandeur de la médecine moderne, républicaine. Le patient acteur de sa santé, la recherche de l’émergence des attentes du patient sont les expressions modernes de l’évolution de la médecine vers une médecine de la personne.

Et l’on voit les forces opposées comme les forces en faveur des aides actives à mourir se retrouver pour bafouer cette médecine de la personne. Les unes, au nom de la difficulté à obtenir une intime conviction sur la volonté d’un patient, décident à l’avance de limiter leur engagement et refusent a priori toute demande d’aide active à mourir ; les autres s’insurgent contre cette suspicion et estiment qu’une demande signée et contre-signée est tout ce qu’il faut en matière de volonté : un contrat à valeur légale suffira. Les premiers sont dans une pensée archaïque qui juge pour les autres, où la fraternité est charité ; les seconds dans une pensée ultra-libérale où la vie, le soin sont des affaires contractuelles, où la fraternité est un obstacle à la liberté.

Qu’est-ce que les aides actives à mourir mises en place dans d’autres pays, qu’est-ce que les projets de lois pour notre propre législation ont à dire sur ce dilemme ? Rien.

Le débat n’aborde pas cette question de la volonté du patient ni de comment l’approcher. Le débat tourne plutôt autour des conditions requises pour obtenir une aide active à mourir. Et dans ces conditions, la volonté de la personne n’est ni recherchée ni interrogée. On tâchera de savoir d’abord s’il faut ou pas des conditions et on sait par exemple que vingt pour cent des citoyens de la très récente Convention citoyenne sur la fin de vie sont d’avis qu’aucune condition ne doit restreindre le droit à obtenir de l’État les moyens d’une mort douce.  Si, en revanche, on considère qu’il faut des conditions, on recherchera la présence d’une maladie ou d’un handicap sévère, on interrogera le pronostic, la capacité d’autonomie, la nature des symptômes, leur violence, l’existence de troubles psychiatriques, les capacités mentales. Bref on interrogera des faits, on dressera des listes d’éligibilité mais on n’interrogera pas les volontés.

Pourquoi ?

La première raison est que ces lois sont faites par des vivants pour (rassurer) des vivants et non par des mourants pour (accompagner) des mourants et ce sont pourtant eux les principaux intéressés. Et les vivants, contrairement aux mourants, sont le plus souvent péremptoires quant à leurs opinions sur la fin de vie. Ils se comportent comme s’ils savaient ce que leur volonté sera quand la mort approchera. Ils se trompent. Tout soignant non seulement a connu des personnes qui affirment qu’ils demanderont à mourir « quand le jour viendra », restant dans le plus grand déni que le jour est venu et d’autres qui, affichant un respect sacré pour la vie, baissent les bras, accueillent et souhaitent la mort parfois l’anticipant. Et il ne s’agit pas de rares exceptions mais tout simplement de la règle !

On n’interroge pas les volontés non plus parce qu’il semble difficile de faire des lois avec cette chose insaisissable qu’est la volonté. Une loi veut des listes de conditions d’éligibilité aux aides à mourir qu’un panel d’experts pourra valider. Et un diagnostic et une liste de symptômes n’ont jamais fait une volonté.

Quand on juge sur une liste d’éligibilité et sur une opinion affichée par le patient, on décide dans une incertitude totale mais cette décision sera juridiquement imparable ! La pathologie est sur la liste et le patient a signé la demande : que demander de plus ? Quand, en revanche, on s’attèle à rechercher la volonté de la personne (volonté de vivre comme volonté de mourir), quand on fait son affaire de la faire émerger, de l’accompagner dans les méandres flous de son expression, on décide alors avec la force d’une intime conviction même si ces décisions n’ont pas la forme rassurante d’un contrat légal. Bref, clairement, les lois existantes ou futures sur les aides à mourir préfèrent l’erreur juridiquement imparable à la force d’une intime conviction contractuellement faible !

Comment faire pratiquement pour décider selon la volonté des personnes ?

Deux choses seulement. 1°) En finir avec une liste de conditions faites pour rassurer, pour définir un « cadre légal », en finir donc avec le panel d’experts, avec des conditions objectives donnant droit à une aide à mourir. 2°) Se tourner vers ceux qui sont en mesure de faire émerger, de suivre, de recevoir la volonté des patients : le patient lui-même, ses proches désignés, l’équipe de soin qui le prend en charge.

Dans un essai à paraître[2], j’essaye de penser ce que pourrait être ce groupe de personne, que j’appelle le collège clinique, ce que serait son mode de fonctionnement.

Quand, au cours d’une prise en charge, émerge un questionnement du patient vers un arrêt de soin, vers une mort anticipée, il demandera la constitution de son collège clinique. La loi peut en fixer les modalités, les membres de droit (le patient, la personne de confiance, le médecin traitant, les soignants impliqués) et les membres facultatifs (des proches, des soignants choisis, des représentants de mouvements de pensée (religieux, associations, etc). La loi peut aussi fixer précisément les modalités de débat du collège clinique : type de réunion, modalité de compte-rendu, avis et argumentation de chacun. Enfin, pour éviter l’enfermement émotionnel propre à ce genre de situation, le collège clinique est supervisé. Là encore la loi peut fortement encadrer la supervision. Nature et nomination des superviseurs, rôle précis ; ils devront n’avoir aucun lien ni avec le patient ni avec l’équipe et être des personnes rompues aux pièges des fins de vie. Ils valideront la qualité du travail du collège clinique. Nous y reviendrons. Mais quel est ce travail ?

La tâche du collège clinique est la tâche de toute prise en charge médicale : décider collectivement, avec le patient et toute autre personne qu’il invitera dans cette prise de décision, de la meilleure prise en charge possible selon les possibilités de la médecine, les possibilités des soignants et les attentes du patient, attentes qu’il faudra aider à faire émerger. Le collège clinique va tenter d’obtenir une intime conviction collective sur la meilleure manière de poursuivre la prise en charge du patient. En fait c’est la tâche de toute médecine correctement dispensée. La seule (et certes pas des moindres) nouveauté, c’est que désormais s’inscrit dans les possibles que la meilleure prise en charge décidée soit d’anticiper la mort. Et si c’est cette décision qui émerge, décision dont la procédure a été validée par la supervision, alors l’équipe de soin qui a participé à ce collège clinique a la possibilité de dispenser le poison et d’accompagner le patient dans la réalisation de sa volonté de mourir.

« Donner la mort n’est pas un soin » répètent à l’envi les opposants aux aides actives à mourir. Ils ont (souvent) raison. Ce n’est pas un soin mais cela peut être la poursuite d’une prise en charge. L’abstention thérapeutique non plus n’est pas un soin. Elle est accompagnée de soins certes… s’il en faut. Mais c’est indéniablement une prise en charge, une décision collective en accord avec le patient sur la meilleure attitude possible quand la meilleure attitude est justement de ne rien faire. Ce n’est pas un soin, c’est une prise en charge. Faire une sédation jusqu’au décès à la demande du patient est partiellement un soin. C’est une sédation, un soulagement par extraction à la conscience des symptômes, donc un soin sous cet aspect-là. Mais l’aspect « jusqu’au décès » n’est pas un soin ; l’obtention du décès sous sédation demande une attention à un décès sans doute plus rapide (ou différent) qu’il n’aurait été. L’équipe et le patient ont alors opté pour ce qui apparaissait comme la meilleure prise en charge à ce stade ; cela incluait des soins et une attention à la survenue de la mort… qui n’est pas un soin.

Ce que nous proposons n’est-il que cela ? Ajouter un moyen de plus à disposition des équipes ? Quand une équipe entend que c’est la volonté du patient et qu’elle atteint l’intime conviction qu’aider au décès est la meilleure prise en charge possible, la loi l’autorise. S’agit-il d’une simple extension des possibilités techniques de prise en charge ? Bien évidemment non. La mort donnée reste une transgression majeure. D’ailleurs nous savons bien que la succession des prises en charge, de l’abstention thérapeutique à la sédation jusqu’au décès prend garde à fournir des garanties (plus ou moins convaincantes d’ailleurs) que la prise en charge reste en-deçà de la transgression. Ce qui se propose ici n’est pas une simple mais bien une radicale extension de la prise en charge. C’est la radicalité, ouverte par l’évolution de nos mœurs, d’une fraternité qui en réponse à la radicalité de la demande d’un sujet répond par la transgression de l’interdit du meurtre. Ce n’est ni simple ni technique mais cela prend l’aspect de la poursuite d’une prise en charge.

Il faut prendre acte de la maturité atteinte par les équipes soignantes, par les citoyens, par les patients. Il s’agit d’œuvrer à une fraternité responsable et réfléchie qui s’engage auprès du patient et ni plus ni moins de tenter de contrer l’évolution industrielle de la médecine. La médecine industrielle fragmente les corps et les demandes, de fait elle œuvre à l’abandon de la personne au profit de ses organes. Dans cette médecine, le soignant est transformé en un producteur d’actes parcellaires, sans vue (ni responsabilité) d’ensemble. Les partisans actuels des aides actives à mourir sont très à l’aise avec la médecine industrielle (ils viennent d’ailleurs de ce monde néo-libéral[3]). Ce qu’ils souhaitent est la mise à disposition de produits de mort-dispensée assortie de règles automatiques d’usage prescrites par la loi et validées par un panel d’experts. Ce que nous proposons là va à contre-courant : replacer la personne en sa totalité dans la relation thérapeutique, faire confiance aux équipes et aux citoyens, les laisser (et les aider à) parvenir à une intime conviction sur la meilleure prise en charge possible… serait-elle une mort donnée.

Devant cette proposition, on entend déjà les forces opposées aux aides actives à mourir, nous dire que les soignants refuseront massivement cette option, la preuve étant faite qu’ils sont majoritairement d’opinion que donner la mort n’est pas dans leur compétence. On sait, que devant les sondages d’opinions révélant une adhésion populaire aux aides actives à mourir, les opposants ont orienté leurs arguments et leur communication sur les sondages de l’opinion des soignants. Et clairement, ce n’est une surprise pour personne : les soignants se vivent comme des soignants. Quel scoop ! Cela dit, on ne peut pas d’un côté souligner que les opinions des patients sont loin de rencontrer leur volonté une fois devant la mort et de l’autre affirmer que les opinions des soignants résumeront systématiquement leur volonté en situation face à ce patient, à ses demandes, à son vécu. Le couple opinion/volonté est à l’œuvre des deux cotés de la relation de soin : le patient et le soignant mettent en jeu leur volonté dans cette relation et pas leurs opinions. Autant le patient qui a clamé toute sa vie qu’il ne tolèrerait pas les affres d’une fin de vie se voit très souvent les boire jusqu’à la lie parce que sa volonté de vivre s’avère plus forte, autant le soignant qui s’estimant soignant avant tout, se pense opposé à la mort donnée, peut face à tel patient, à ses arguments, dans la relation de soin, dans le mouvement fraternel se découvrir une volonté éthique de transgression et l’aider à son projet de mourir plus tôt que la maladie le déciderait. Peut-être, sans doute, contre son opinion. Et que les choses soient claires, nous ne parlons pas là d’un débordement émotionnel (ce qui arrive), nous parlons d’une volonté éthique, d’une nécessité de transgresser. L’engagement radical du soignant dans la fraternité prend aussi la forme d’une volonté.

Revenons sur la forme juridique, organisationnelle de ce collège clinique.

Juridiquement, il faut se faire une raison que ses avis et décisions n’auront jamais la simplicité juridiquement inattaquable d’une mort-dispensée selon des critères d’éligibilité fournis par une liste officielle et une demande contractuellement signée (même si cette force juridique cache de terribles erreurs et abandons). C’est pourquoi il faut que la loi donne au collège clinique tout le pouvoir de décision.

On rappelle que les travaux du collège clinique sont supervisés. L’État (sans doute) nomme un ou des superviseurs qui entendent à nouveau les membres du collège, qui relisent les minutes de leurs débats, qui s’assurent que toutes les solutions ont été envisagées, que le travail du groupe a été sérieux et complet, qu’il est informé de toutes les options médicales, qu’il n’est pas soumis à influence, qu’il n’est pas sous la coupe d’une hiérarchie, de jeux de pouvoir, qu’il maitrise les émotions mises en jeu. Les superviseurs ne donnent pas d’avis sur la décision prise par le collège clinique mais, à la manière dont une cour de cassation ne juge que sur la forme et le sérieux des juges, sans présumer de leur intime conviction, ils ne valident que la qualité et la sincérité du travail du collège clinique, sans émettre d’opinion sur le fond. Fort du pouvoir que lui donne la loi et du contre-pouvoir de la supervision, le collège clinique émettra des avis juridiquement inattaquables.

Les personnes (et les soignants d’ailleurs) qui n’ont d’expérience de la médecine que cette usine à soins dispensés à la chaine où le rôle de chacun est millimétré, auront du mal à imaginer qu’une équipe, un patient, une famille puisse se réunir plusieurs fois, que chacun et chacune, quel que soit son rôle dans le soin, puisse parler et être entendu, qu’ils travaillent de concert à l’obtention d’un accord sur la meilleure prise en charge possible. Mais celles et ceux qui ont l’expérience des services de soins palliatifs, des bons Ehpad, des maisons ou centres de santé pluridisciplinaires savent que ce qui est proposé là est non seulement possible mais souhaitable et souvent même déjà ébauché. Une « relève[4] », une synthèse de qualité, où les médecins sont là, où l’encadrement considère de son devoir de faire émerger la parole de tous, est déjà une amorce de ce genre de travail collectif.

Bien sûr, un collège clinique sera bien plus qu’une « relève » et l’État et la loi peuvent fortement encadrer son travail par l’élaboration de procédures précises, de grilles d’aides à la décision, de modalités de recueil des avis. Il faudra surtout former les professionnels engagés dans ces collèges cliniques à ces nouvelles tâches. Ce travail prendra aussi du temps aux équipes, temps qu’il faudra financer. On peut imaginer que ces procédures de collège clinique soient mises en route de façon expérimentale dans des centres pilotes. La question peut-être la plus difficile tournera autour de la gestion des désaccords, des interprétations différentes dans le groupe et de la recherche d’unanimité et si celle-ci n’est pas atteinte, il faudra élaborer des modalités de décision. Beaucoup d’autres difficultés surgiront sans doute qui ne trouveront de solutions que par l’intelligence collective.

Dans la perspective d’une loi proche de celles de nos voisins, loi qui n’envisagera pas la recherche de la volonté dans le couple soignant-soigné, rien n’empêche le collège clinique de se mettre en place, de venir humaniser ces réponses aux demandes d’aides à mourir et leur donner la profondeur éthique dont elles sont privées.

Ce travail de l’accueil des demandes d’aides à mourir pourra ainsi nous éloigner des compromis mous qu’on nous promet et au contraire œuvrer à une évolution de la médecine et de la république vers la compréhension essentielle du couple liberté-fraternité qui trône aux frontons de la République et que nous semblons si mal comprendre.


[1] Formule fétiche de l’ADMD

[2] Bernard Sportès, Panser la mort, La mort, le médecin et le citoyen, Éditions Le temps des Cerises, 407 pages , à paraître en Janvier 2024.

[3] Bernard Sportès, «Euthanasie, suicide assisté : quelques aspects politiques», Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 45, Juin 2023.

[4] Une « relève » est une réunion quotidienne où les équipes échangent les informations et les évolutions des patients.

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Bernard Sportès, «Accompagner les demandes d’aides actives à mourir», Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 46 septembre 2023