La question revient régulièrement dans le débat public depuis quelques années. Elle est d’actualité d’autant plus qu’en cette période électorale, certains candidats en font un thème de campagne. Il s’agit de permettre le suicide d’une personne qui veut mourir en étant aidée par un médecin dans un cadre légal. En fait le terme communément employé est non pas « le droit au suicide » mais « mourir dans la dignité ». Cette expression semble mieux adaptée pour convaincre : en effet qui voudrait ne pas mourir dans la dignité ? Mais en fait cette position ardemment défendue par un petit groupe d’activistes regroupés au sein d’une association « Pour le droit de mourir dans la dignité » correspond bien au droit au suicide assisté. Alors, il vaut mieux dire clairement les choses si l’on veut légiférer. Cette question est très complexe malgré son apparente simplicité. Personnellement je m’interroge et mon opinion définitive n’est pas faite. Je profite de cette tribune pour livrer mes doutes et inquiétudes.
Une première remarque : l’idée d’obtenir au Parlement le droit de mourir dans la dignité présuppose qu’on ne dispose par de ce droit aujourd’hui. Or les moyens humains et matériels existent pour que les personnes mourantes ne souffrent pas et s’endorment de façon paisible et à tout le moins inconscientes. Les moyens juridiques ( Loi Clayes-Leonetti votée à la quasi-unanimité : sédation profonde et continue, directives anticipées ) existent et répondent très largement à ce besoin. Chaque humain, dans notre pays est digne lorsqu’il meurt ; il est traité avec dignité par les équipes soignantes. On ne peut pas insinuer que l’on laisse mourir les gens dans l’indignité. Il peut toujours exister des cas anormaux et condamnables qu’on ne doit pas négliger mais ce n’est pas une généralité. La deuxième remarque est que si mourir dans la dignité est une exigence, vivre dans la dignité est encore mieux. La vie digne est un combat politique de tous les instants qui mobilise beaucoup de personnes. C’est ce combat que je veux privilégier.
Quelques repères philosophiques
Nous vivons dans une république laïque et le suicide n’est pas interdit. Les religions qui condamnaient autrefois les suicidés, les excluaient des cimetières, les vouaient aux gémonies et leur promettaient l’enfer, n’ont plus voix au chapitre sur ce point et c’est très bien. Le suicide reste un acte individuel. Est-il un acte vraiment libre ? La question peut être posée.
La mort à laquelle personne n’échappe est depuis toujours une angoisse humaine. On craint la souffrance personnelle mais celle aussi des proches. Certains craignent l’oubli et les humains ont depuis toujours créé des signes qui puissent perdurer au-delà de leur trépas. L’art répond bien souvent à ce besoin ; l’écriture, les traces de toutes sortes voire les pyramides en témoignent. En fait le souvenir reste le temps que ceux qui le portent vivront et il finit toujours par disparaître. Des religions promettent une résurrection mais cette consolation ne repose sur aucune logique ou expérience. Nous sombrons tout simplement dans le trou noir du néant.
En fait, on peut dire que la mort n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’arrête. Et plus précisément pour rester dans la logique de Ludwig Wittgenstein[1], la vie n’existe pas non plus. Ce sont les vivants qui existent et qui un jour, arrêtent de vivre. La mort est donc une simple facilité de langage pour exprimer un concept. Tout le monde comprend ce mot. Néanmoins il reste assez difficile à définir ; selon les époques les définitions matérielles ont varié. Par exemple la mort était déclarée quand le cœur arrêtait de battre ; mais aujourd’hui on peut prélever le cœur d’un mort pour le greffer et redonner vie à un patient qui en a besoin pour prolonger sa propre vie. Maintenant, on peut considérer que c’est la disparition définitive de la conscience qui caractérise la mort. Cette disparition définitive avec mort encéphalique est étayée par des examens médicaux (test d’hypercapnie, EEG, etc.). Pour autant le terme de conscience n’est pas non plus très bien défini lui-même ; il recouvre beaucoup d’états différents. À vrai dire on ne sait même pas comment émerge et fonctionne la conscience et cela reste un sujet d’étude ardu[2]. Un des sujets majeurs de recherche pour le siècle. Les neurosciences sont loin de pouvoir nous donner la réponse. Si bien que le moment de la mort reste difficile à préciser. De fait la mort elle-même n’est en général pas un moment précis – sauf exception comme un accident. C’est plutôt un processus. Nous voici donc dans une situation complexe faite d’incertitudes, de faiblesse des connaissances où le corps, le cerveau et la pensée ne marchent pas du même pas. Bref, les humains sont donc seuls comme individus et doivent pouvoir maîtriser leur vie avec toutes les limites qui s’imposent à eux. Ils doivent prendre des décisions dans un contexte d’incertitudes[3]. La science ne leur apporte pas de solutions mais seulement quelques explications.
L’idéal serait pour eux de prendre leur décision éventuelle de se suicider en toute conscience. J’allais dire au mieux de leur forme de conscience. On voit que cela n’existe pas. C’est toujours dans une situation dégradée qu’il faut arbitrer pour soi-même.
Dernier aspect : à vrai dire les individus ne sont pas seuls. Il n’existe pas d’humains hors de la société. Leur mort concerne aussi les autres vivants. Leur famille, leurs enfants, leurs amis et bien au-delà. À ce titre elle est un moment social. On ne peut dans notre raisonnement négliger cela. Le suicide ne relève pas alors de la seule décision personnelle. C’est d’ailleurs bien le sens et l’utilité d’un vote parlementaire.
Peut-on s’appuyer sur des tabous universels ?
Les humains ont constitué au long des millénaires des tabous, des interdits universels qui, au delà des différences de civilisations, marquent et fondent l’humanité. Par exemple l’interdit de l’inceste ; l’interdit de l’anthropophagie ; l’interdit des sacrifices humains plus tardivement (Abraham) ; et progressivement l’interdit de donner la mort. Particulièrement les médecins après l’expérience antique grecque se sont dotés de règles intangibles : soigner tout le monde, respecter le secret, ne pas nuire et ne pas donner la mort. Ces règles inscrites dans les lois ont acquis une valeur juridique. Est-il raisonnable d’abandonner ces principes universels ? C’est possible juridiquement mais est-ce prudent dans une période marqué par tant d’incertitudes ?
Peut-on ignorer le contexte social et économique dans lequel on vit ? Peut-on ignorer que l’argent domine tout et peut interférer dans ces comportements ?
Que nous dit l’histoire récente?
Les nazis au xxe siècle ont euthanasié les malades pour sélectionner une race supérieure. Ils ont essayé d’exterminer les juifs, les homosexuels, les roms, les déficients mentaux et congénitaux. Plus récemment les politiques d’austérité ont conduits certains pays à refuser des soins à des personnes âgées car inutiles (Grande-Bretagne[4]). On a vu aussi en France lors de l’épidémie de Covid-19 des personnes vivant en Ehpad ne pouvoir accéder aux soins spécialisés en hôpital, complètement abandonnées et mourir dans des conditions effroyables : il s’agissait de garder les places pour des plus jeunes parce qu’on avait supprimé des lits d’hôpitaux. Inutile de poursuivre cette description de faits incontestables. Peut-on faire confiance à un système social qui peut perdre la tête à tout moment ? Faut-il s’affranchir de l’expérience la plus ancestrale comme la plus récente et renoncer à toute prudence ?
Une société néolibérale qui ferme des lits d’hôpitaux, réduit les crédits des services de soins palliatifs et réduit les effectifs sanitaires, peut-elle inspirer confiance ? Faut-il lâcher la bride ? D’un côté on nous propose l’homme augmenté, le surhomme sélectionné, le clonage et de l’autre on nous propose de faire mourir ceux qui le souhaitent.
Sur le plan médical
Les médecins dans leur ensemble sont très réservés sur cette nouvelle législation. Plusieurs problèmes vont se poser.
Tout d’abord, il faut savoir que les cas de suicides, quel que soit l’âge des patients, lorsque la mort n’est pas au rendez-vous, sont soignés. On dit qu’ils ont raté leur suicide ; moi, je pense que c’est tant mieux et qu’heureusement ils n’ont pas réussi. Il est inadéquat de parler de ratage. La plupart de temps les patients sont d’ailleurs heureux d’avoir survécu. Les médecins ont appris à reconnaître les risques de passage à l’acte et prennent en charge ces patients dépressifs. La dépression est une maladie qui fort heureusement se soigne. L’hospitalisation est assez souvent nécessaire et relève de la psychiatrie. Or les gouvernements actuels réduisent les moyens de soins et de suivis des malades psychiatriques de façon drastique ce qui provoque protestations et luttes sectorielles. Peut-on faire confiance alors à des pouvoirs publics qui en même temps proposent le suicide assisté ? Un groupe de malades particuliers, les psychotiques délirants, parfois se prennent pour des oiseaux et sautent par la fenêtre. Leur attitude ambivalente vis-à-vis de la mort est un souci constant. Les adolescents aussi sont souvent dans un comportement mortifère, ils jouent avec les limites. Il y a parfois des drames…
Concernant la maladie d’Alzheimer (900 000 personnes en France) qui est une maladie progressive et qui crée beaucoup d’angoisse chez les personnes âgées, le désir de mourir avant de voir la situation se dégrader peut survenir. Faut-il considérer que ces personnes seront éligibles à l’assistance au suicide ? Est-ce la solution à leur problème ou aux problèmes qu’ils posent à la société ? À quel moment alors passera-t-on à l’acte ? À quel moment ces personnes seront-elles en situation de prendre en toute conscience une telle décision alors que cette maladie détruit peu à peu la conscience ? Qui va décider ? Cela concerne des centaines de milliers de gens dans notre pays. Ne va-t-on pas passer alors du suicide assisté à une euthanasie doucereuse de masse ? Où seront les limites ?
Je l’ai dit, le cas où une personne pleinement consciente choisit de mourir n’existe pas. La question sera particulièrement aiguë chez les malades diminués, particulièrement les malades mentaux. Dans certains pays où le suicide assisté est autorisé (Belgique[5]), on a vu certains proposer que cette disposition soit élargie justement aux malades mentaux. Et d’autres l’ont proposé pour les enfants aussi lorsqu’ils sont gravement malades et souhaitent peut-être en finir.
Le rôle alors des services de soins palliatifs est modifié. Le but de ces services est d’accompagner avec des moyens adaptés les malades vers la mort : il s’agit qu’ils ne souffrent pas et qu’ils puissent continuer jusqu’au bout leurs possibilités relationnelles et émotionnelles. Ce n’est en rien un acharnement thérapeutique en dehors de la volonté du patient. C’est une activité médicale profondément humaniste. D’ailleurs bien souvent les patients hospitalisés en soins palliatifs ne demandent plus à être euthanasiés comme le disent les médecins en charge de cette activité. Le suicide accompagné aboutit à un changement de nature de l’activité de soins palliatifs puisque trop souvent on leur envoie des patients pour le suicide considérant que ces services sont spécialistes de la mort. Alors les médecins de ces établissements démissionnent pour des raisons éthiques. Enfin ces services manquent de moyens et sont soumis à des règles de fonctionnement absurdes comme le paiement à l’acte.
Sur le plan des difficultés juridiques
La mise en œuvre d’un tel projet sera difficile. Tout d’abord il faudra prévoir une clause de conscience pour les personnels de santé qui refuseront de participer pour des raisons éthiques à ce processus. Comment les obliger ?
Pour les médecins qui accepteront d’aider au suicide les malades, le risque sera grand sur le plan juridique. Il y aura toujours quelqu’un dans la famille ou l’entourage des patients pour accuser de meurtre le médecin. C’est la justice qui tranchera et la judiciarisation sera invivable. Le risque de procès sera permanent. Et il finira par y avoir forcément des condamnations.
La solution pourrait passer par un mécanisme d’immunité médicale par exemple. Un patient formule sa demande, un collège prévu par la loi (deux médecins indépendants et un juge) accorde le principe de la légitimité du suicide assisté et désigne le médecin qui réalisera l’acte. Celui-ci sera « couvert » par une immunité totale sur les actes médicaux qu’il effectuera sur son patient entre la décision du collège et la mort du patient. La société est-elle disposée à accorder une telle immunité temporaire mais totale au corps médical ? Quelles en seraient les conséquences ? Faut-il modifier la constitution pour cela ? C’est extrêmement complexe et tout à fait nouveau en droit. Où s’arrêterait cette immunité ?
Enfin il faudrait que cette solution se fasse à l’abri des intérêts du marché. Elle devrait être sortie des mains des cliniques à but lucratif et réservée au service public seul à même de garantir l’égalité des citoyens et d’éviter les dérives financières.
En conclusion
Comme médecin, je n’ai pratiquement jamais rencontré de cas où le patient me demande de le faire mourir ; j’ai toujours privilégié l’accompagnement et la médecine palliative conformément à mon éthique et à la loi. Je crains que le débat soit purement émotionnel. Déjà, le débat est posé dans des termes imprécis. Les concepts sont flous. Les limites sont incertaines. Qui sera éligible parmi les patients à ce droit nouveau ? Peut-on passer par-dessus bord tout ce qui a fondé l’humanité jusqu’à aujourd’hui ? Peut-on avoir confiance dans des politiques dominées par l’argent, le goût du lucre, la violence et le dégagisme anti-vieux ?
Et pourtant la question des libertés individuelles se pose.
Finalement, je ne sais pas. J’aimerais qu’on prenne au moins le temps de réfléchir collectivement et qu’on ne fasse pas de ce sujet un sujet de polémique électorale voire populiste. En cas de passage en force au Parlement, je serai alors d’avis de voter contre.