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Que fait le télétravail au travail?

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Le télétravail a été très majoritairement approuvé durant les entretiens réalisés pour une étude sur ses effets en particulier sur les femmes au travail, à l’automne 2020.. Mais, accompagné d’interrogations sur ses conséquences tant au niveau professionnel qu’à ceux personnel et familial. Car le télétravail est souvent perçu comme le véhicule intrusif de l’entreprise dans le domicile. L’impact souligné par la plupart des salariées interviewées porte sur la « double journée de travail » à laquelle se greffe la charge mentale pesant plus encore sur ces femmes. D’où une question quel avenir pour le télétravail ?

 Abstract : Teleworking was overwhelmingly approved during the interviews carried out for a study on its effects, in particular on women at work, in the fall of 2020 .. But, accompanied by questions about its consequences both at the professional and personal level and family. Because teleworking is often seen as the intrusive vehicle of the business in the home. The impact underlined by most of the employees interviewed relates to the “double working day” to which is added the mental load weighing even more heavily on these women. Hence the question what future for teleworking?

Cet article résulte d’une étude sur le terrain par entretiens lors du second confinement (octobre-décembre 2020) dont la plupart avec des femmes dont des chercheures et quelques hommes, de différents secteurs professionnels et des entretiens complémentaires en juin 2021 avec des femmes déjà interviewées alors.

En France, 2 % des salariés pratiquent le télétravail :

– 21 % des femmes travaillaient toujours sur leur lieu de travail et 23 % des hommes

– 28 % des femmes sont en télétravail et 34 % des hommes, Source Harris, avril 2020

« Le travail à distance a concerné, au cours du premier confinement (mars-juin 2020) 58 % des cadres et professions intermédiaires, contre 20 % des employés et 2 % des ouvriers » INSEE, octobre 2020. « Dans les couples d’actifs en télétravail subi, certaines femmes ont dû encore plus s’investir dans la logistique du quotidien. La double journée s’est transformée en triple journée : davantage de repas et de ménage à faire, étant donné que toute la famille est à la maison toute la journée ». Jérôme Ballarin, président de l’observatoire de la qualité de vie au travail, Libération 23 juin 2021. Il s’est agi durant le confinement conséquent à la crise sanitaire d’un télétravail très peu pratiqué jusque-là sur 5 jours par semaine.

Quels pourraient être les effets du télétravail plus particulièrement pour les femmes sur les points suivants : les relations entre collègues et avec la hiérarchie, les relations avec les syndicats, les relations dans la vie privée et familiale, dans les loisirs, dans le rapport avec soi-même ? Les avantages du télétravail sont opposés aux aspects négatifs :

– Les trajets domicile-bureau supprimés,

– La faculté d’être chez soi et de pouvoir s’occuper des enfants,

« Une plus grande facilité pour m’occuper de mes enfants (école, devoirs, loisirs) malgré une forte charge de travail. Il y a plus de moments collectifs en famille » (une salariée).

– La possibilité de disposer de son propre temps et d’organiser soi-même son temps de travail,

– Cette période a fait coexister simultanément un sentiment de liberté par rapport au rythme habituel et des contraintes inédites avec un travail isolé à domicile durant 5 jours/semaine, avec les enfants à la maison et l’éloignement d’avec les collègues,

– Un contrôle hiérarchique perçu comme plus éloigné.

Il faut prendre en compte que cette période inédite de télétravail confiné sur 8 à 10 semaines fait que les potentielles difficultés ont pu ne pas se manifester pleinement. Dès lors, il était nécessaire d’interroger les causes de ces regards plus ou moins contrastés, de les comprendre et de les mettre en perspective.

Les femmes et le télétravail

 Les entretiens de l’automne 2020 tendent à démontrer qu’il n’y a pas de différences manifestes dans le strict exercice du télétravail que ce soit dans la charge de travail professionnel, dans son organisation et dans son fonctionnement. Femmes et hommes en télétravail seraient dans des situations similaires selon les interviewés. Ce qui est remis en question lors des récents entretiens : « Désormais, il y a plus d’exigence, c’est devenu la norme ».

Mais, pour une majorité de femmes rencontrées, le télétravail modifie sensiblement leur situation en devant arbitrer entre vie professionnelle et travail familial, approfondissant les inégalités de par la répartition des tâches à domicile.  « Une triple peine pour les femmes. Tout d’abord, parce qu’elles sont plus nombreuses à avoir dû renoncer à leurs activités professionnelles que les hommes, par choix ou par contrainte. Quand il faut mettre dans la balance les professions féminines et les professions masculines, ce sont plus souvent les premières qui vont se retirer ou être retirées de l’équation ». Joanie Cayouette-Remblière, INED. « 54 % des femmes consacrent plus de deux heures par jour aux tâches domestiques ou éducatives, contre seulement 35 % des hommes » Novethic, avril 2020.

La dissymétrie entre femmes et hommes quant au cumul des tâches et au nombre d’heures qui y sont consacrées se perpétue sur le terrain pour la plupart des salariées rencontrées pour qui le télétravail n’apporte pas d’améliorations sur les contraintes du quotidien et dans les relations dans le couple et dans la famille, au contraire : « Les femmes en télétravail doivent se débrouiller avec le travail de la maison », « Des hommes disent ne pas pouvoir se concentrer lorsqu’ils doivent travailler à la maison à cause des enfants ». La division genrée pérennisée depuis des millénaires est toujours d’actualité avec des formes plurielles de domination et d’assignation à certaines activités est observée par l’historienne et philosophe des sciences Claudine Cohen : « Cette période de néolithisation marque d’importantes mutations : il est probable que les rôles masculin et féminin tels que nous les connaissons aujourd’hui ont commencé à se structurer à cette époque ». Claudine Cohen, Libération 17.06.2021.

 Dans certaines entreprises ont été mis en place des dispositifs spécifiques avec la volonté affichée de réduire la charge de travail professionnel pour les femmes. Ces dispositifs ne risquent-ils pas de perpétuer les divisions sexuelles au sein de la famille en voulant soulager les femmes ? Car alléger la compagne et la mère, c’est légitimer et essentialiser leur rôle au domicile familial : « Avec le déconfinement, beaucoup d’hommes sont retournés au bureau alors que beaucoup de femmes sont restées à la maison parce que les enfants n’ont pas tous repris l’école, elles ont assuré la continuité pédagogique. Elles ont été prisonnières. Les hommes ont pu sortir pour faire les courses, ils ont quitté la grotte comme dans la préhistoire, ils assurent face au risque » Julie Landour, sociologue.

Il existerait peut-être une « boîte noire » à explorer, ce serait celle d’un éventuel collectif propre aux femmes. Collectif qui se traduirait par des aides, des conseils, des modalités de défense spécifiques, des solidarités cimentant des salariées, face à des propos infantilisants et souvent normatifs, face à des micro-agressions verbales ou comportementales, des harcèlements de la part de collègues hommes. Également, face au pouvoir patronal, avec par exemple, la lutte victorieuse des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles. Ce collectif relèverait-il de la sororité ? Sororité consciente, volontaire, construite ou sororité spontanée, informelle, tissée de liens interstitiels participant des pratiques professionnelles et personnelles, familiales, intimes même et portant tant sur des enfants et leur quotidien que sur les rapports avec les compagnons ou bien encore sur le monde du travail – formations, rémunérations, syndicalisation, conflits, carrières, etc. -. Au terme des entretiens complémentaires, l’hypothèse d’un collectif féminin informel n’est pas pleinement assuré. « Il y a entre nous de la complicité, de l’amitié avec un passage de frontière entre le professionnel et le familial ». « La solidarité entre femmes passe par des liens par des interactions et par des émotions ».

Dès lors, ne serions-nous pas alors dans la posture identifiée par le psychanalyste Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même ». Par un paradoxe fort, certaines de ces femmes disant « au contraire, il y a des litiges entre femmes ». Mais, ne serait-ce pas pour éviter d’affirmer une sororité manifeste qui répond à un besoin légitime mais difficile à assumer face au risque des réactions masculines. Face à des affaires de harcèlement, institutions et entreprises concernées les qualifient de mineures avec des propos lénifiants qui ne répondent ni aux situations vécues, ni aux attentes légitimes des femmes. Ce qui pourrait freiner le fait d’assumer une sororité justifiée mais peu acceptée par les collègues masculins. « Pour les femmes, si l’image n’est pas conforme, on est souvent stigmatisées, exclues ».

Peut-être s’exprime ici comme « un évitement » chez ces interviewées quant à cette question d’une sororité informelle, évitement qui s’ancre peut-être dans les rapports de domination exercés par les hommes et qui sont toujours actifs et perdurent implicitement dans les relations professionnelles et familiales. Les missions, les tâches à effectuer en télétravail sont similaires apparemment à celles habituelles. Mais dans un même entretien on peut observer une dissonance, la charge de travail est pointée comme plus dense et plus lourde dans des conditions qui différent entre le bureau et le domicile : nouvel espace de travail : « Il n’y a pas de déplacements mais le travail personnel s’accroît. En réalité, pendant le confinement, les horaires sont très élastiques. Immédiatement, on plonge dans le travail professionnel, avec l’éloignement, on n’est jamais ensemble ».

L’emploi du temps professionnel relève des salariés qui entrent dans le travail, sans le temps du trajet qui est comme un entre-deux, un écart d’avec le quotidien, une bulle neutre entre le lieu de travail et le lieu de vie, un moment à soi et pour soi hors la vie familiale et celle professionnelle : « C’est une heure et demie de déplacement qui est vécue aussi comme un sas entre la vie privée, et les mails, pour se décontracter. Un temps à soi, les gens jouent, écoutent de la musique … » Danièle Linhart, sociologue.

Et, non plus sans les courts moments à la machine à café. Le travail domine largement l’organisation de cette journée à domicile dans une solitude qui conduit à ne plus pouvoir compter sur les autres[1] et à assumer seul les tâches, ce qui peut être déstabilisant et qui pourrait expliquer des cas de démotivation, de burn out, ou même de dépression. « J’ai de plus en plus envie de quitter mon entreprise ». Certains se mettent à l’ordinateur dès le réveil sans calculer leurs heures. A la différence du bureau où le contrat de travail règle les horaires et où les heures supplémentaires donnent droit à une compensation financière ou à des récupérations du temps de travail. Les interviewées insistent sur leur charge de travail qui s’est sensiblement accrue, mais en n’ayant à ne plus subir les trajets domicile-bureau. « On ne s’arrête jamais de bosser, on fait mille réunions par semaine. Le rythme est identique, voire pire qu’avant. Ma boss, hyper-connectée, fait du 10 à 11 heures par jour ». « En télétravail, je n’ai aucun répit entre deux rendez-vous téléphoniques. Certains font exploser leurs horaires et même travaillent la nuit ». Chez soi, l’autonomie souhaitée peut aboutir à des dérives qui nécessitent un autocontrôle et même l’intervention vigilante de proches afin de limiter la prégnance du télétravail. « Mes filles me disent : « Maman, arrête de travailler ».

Entre bureau et domicile s’inscrit une continuité entre deux espaces jusque-là distincts en générant un temps homogène régit par le seul travail avec des effets sur la vie privée des salariées en particulier lorsqu’il y a des enfants. Et l’on sait que très majoritairement ce sont les femmes qui assument la vie des enfants, santé, scolarisation, repas, vacances, loisirs, etc.

« Pour les femmes, il est urgent de fermer l’ordinateur pour pouvoir s’occuper des enfants, on est sous le stress, comme le lapin qui répète « en retard, en retard » dans Alice au Pays des Merveilles ». Il est possible d’affirmer que les femmes d’autant plus si elles sont mères, vivent une double charge de travail à laquelle se greffe la charge mentale peut-être encore plus prégnante car produite pour une part importante dans l’impératif de passer régulièrement d’une activité à l’autre avec les effets sur l’attention sollicitée en permanence sur des domaines hétérogènes.

Il faut ici interroger la politique des entreprises quant à la mise en place du télétravail : « Ces différents éléments montrent que les entreprises ne sont pas toujours prêtes à mettre les moyens nécessaires pour que les espaces de travail de leurs salariés, que ça soit au bureau ou chez eux, soient bien adaptés à leur travail ». Alexandre Butin, Libération, 8 août 2020. « Les salariées ont dû s’adapter, ce n’est pas le travail qui a été adapté aux salariées »[2]. « Pour moi, le télétravail dans le confinement était une période bizarre, il a fallu faire preuve d’adaptabilité »

 Ce terme d’adaptabilité est récurrent et souligné dans les entretiens de juin 2021 : « Il faut faire preuve d’adaptabilité ». Ce qui peut freiner l’appropriation du télétravail et le considérer comme une injonction de l’employeur, permettant des gains financiers pour l’entreprise. Alors que les compensations financières mensuelles pour les salariés (énergie, assurances, loyer) vont de 10 € à 20 €. Le Covid et les confinements constitueraient-ils une opportunité afin que les salariés s’adaptent  à une productivité accrue et à un contrôle plus discret, plus insidieux, passant par les outils numériques.  Ce qui peut être encore plus anxiogène. « Avec des mails, des chats, des appels téléphoniques, ils regardent par-dessus mon       épaule, comme à l’école pour savoir si je fais bien mon travail. Ils me posent tout le temps des questions sur mon travail. Je subis une baisse de 30 % de mon salaire pour le même temps de travail » Une télétravailleuse, Vox Pop sur Arte, 1er novembre 2020.

Concernant le contrôle en télétravail, on relève deux regards contrastés de salariés  :« Je n’ai pas ressenti de contrôle par la hiérarchie ». « Chaque manager observait les personnes les moins investies ». Des managers affirment ne pas l’avoir pratiqué car assurés que la confiance prévalait : « J’avais confiance dans l’implication de mon équipe, mais, je m’inquiétais sur l’impact psychologique du confinement et du télétravail ». Le contrôle dans le télétravail s’effectue invisiblement par des logiciels, comme avec Microsoft Team 365 ou avec Hubstaff qui propose : « un suivi du temps des employés avec captures d’écran, suivi de la productivité, rapports et paiements automatisés ». On peut y constater des dispositifs d’intrusion qui brouillent les frontières entre vie professionnelle et vie privée en entrant dans les espaces de celle-ci et ne permettant pas aux salariés de distinguer les temps respectifs. Les droits des salariés sont-ils respectés et même renforcés dans le contexte du télétravail ? Il y a donc un paradoxe à prôner le télétravail au nom de l’autonomie et de la responsabilisation des salariés tout en l’accompagnant de dispositifs de surveillance étendus et non signalés. « Télétravail, l’enfer sans les autres »[3].

Les relations avec les collègues, avec la hiérarchie, avec les partenaires extérieurs – clients, fournisseurs, services aux entreprises – passent uniquement par l’écran, celui-ci fait obstacle à l’incarnation qui est impérative afin que les relations soient authentiquement humaines et donc fécondes, alors qu’elles sont de plus en plus déréalisées et impersonnelles. « En télétravail, je suis plus productive côté technique. Par contre, le côté humain a disparu. ». « Même si les conditions de travail sont bonnes, il manque le lien humain. Avec le télétravail, on perd en interactions, en convivialité ». Ces verbatims expriment la volonté de travailler dans un esprit de coopération rendu difficile par le télétravail. Celui-ci a des impacts discutables sur la socialité et la sociabilité des salariés. La réduction de cette sociabilité peut avoir un impact négatif sur les relations de travail. L’absence de contacts, d’échanges formels et/ou informels autour de la machine à café, à la cantine …peut générer l’apparition et le pourrissement de conflits suite à des sujets quotidiens en lien avec le travail. Ceux-ci n’ayant pas pu être levés rapidement par l’absence de ces moments. Ce qui vient d’autant plus isoler le salarié, le laissant sur des doutes, une insécurité à ruminer ce qu’il peut considérer comme injuste. Il est alors nécessaire aussi d’interroger ces effets sur l’environnement familial. Car, le travail donne du sens à ce que chaque individu produit, réalise, invente… « Je privilégie la notion de travail au sens anthropologique d’accomplissement de soi. Le travail contient l’idée de pénibilité, d’efforts mais aussi d’œuvre. Dans sa visée de transformation du monde par les femmes et les hommes, il comprend le travail productif et le travail reproductif. »[4].

Il y a donc un regard positif qui est porté sur soi même lorsqu’il y a une satisfaction dans son travail. Et réciproquement. Ce regard peut alors être infusé dans le noyau familial. Pour beaucoup la frontière entre les deux univers, professionnel et privé, s’efface avec des impacts déstabilisants tant sur le plan des temporalités sociales que sur le rythme de la vie psychique individuelle. Car des salariés ont ressenti une présence permanente non désirée de leur entreprise dans leur foyer ce qui peut générer des tensions dans la famille. « Les visioconférences, c’est de l’intrusion dans l’appartement ». Ils et elles ont dû adapter leurs activités, leur rythme personnel selon les contraintes suscitées par le télétravail sans les repères habituels établis qui permettent d’articuler de manière plus ou moins bénéfique vie professionnelle et vie privée. «Travailler au bureau, les hommes préfèrent, car c’est un lieu de pouvoir. Il faudrait analyser qui parle lors des visio-conférences ». « Il peut y avoir des tensions dans le couple, la pression augmente ».

Dans le cas d’un nombre restreint de pièces dans l’appartement, les femmes travaillent dans la pièce principale ou dans la chambre à coucher, tandis que le conjoint le fait dans la cuisine. Ce qui semble paradoxal puisque traditionnellement la cuisine est le lieu d’exercice des femmes, paradoxe qui pourrait s’expliquer par la volonté de certains hommes de s’isoler des enfants. L’irruption du temps professionnel dans l’appartement affecte donc les relations entre les membres de la famille en déstabilisant un modèle établi.

Le devenir du télétravail

 « Des études réalisées aux États-Unis montrent que le recours au télétravail augmente la productivité d’environ 5 % en moyenne. Mais tout dépend de l’acceptation des salariés,   de leur formation et de leur préparation à ce mode d’organisation. Car les risques sont nombreux, notamment pour l’innovation et le sentiment d’appartenance des salariés à un  collectif. » Les Échos, 2.07.2021.

Il semblerait que le télétravail va se généraliser et se banaliser au-delà de la crise sanitaire. Mais avec quelles conséquences pour les salariés ? Ce qu’interroge l’ethnologue Pascal Dibie : « Le travailler « ensemble-dispersés » va créer de grosses dépressions car le bonheur passe par la sortie : il faut sortir de chez soi, de son espace. Sinon, on se fait enfermer. Je ne crois pas au télétravail complet : quelques jours par semaine mais pas plus. Pour la survie des gens ».

Également Yves Citton[5] : « Malgré le développement séculaire des télécommunications, de la téléconsulation, de la téléconférence et du télétravail, nous ne pouvons nous soustraire complétement aux aléas du contact direct – non seulement du fait d’exigences fonctionnelles, mais surtout parce que nous avons besoin de nous toucher les uns avec les autres pour sentir que nous sommes vivants ».

Concernant la situation des femmes, celles-ci pourraient être progressivement, discrètement, implicitement cantonnées au télétravail par un nombre de jours plus important au nom d’un souci « bienveillant » leur permettant d’aménager « harmonieusement » vie professionnelle et vie familiale, vieille rengaine. Les hommes, bravant les risques à l’extérieur, plus souvent au bureau pourront agir positivement ainsi sur leur carrière. Dès lors de nouvelles inégalités sociales affecteraient les femmes destinées encore et toujours au travail familial et au travail professionnel, avec l’accès moins immédiat et banalisé aux informations et aux formations pouvant contribuer à leur carrière. « Pour les postes à haut niveau, au Comité de direction, c’est très dur pour les femmes, chez nous, il n’y en a qu’une ».

Il s’agirait d’interroger, alors, les effets potentiels en termes d’image de soi, de reconnaissance, d’assurance, de rapport aux autres, sur ces femmes, sachant que les temps à venir concernant le télétravail peuvent connaître des mouvements aléatoires entre développement et remise en question. L’expérience du télétravail s’inscrivant dans un temps plus long qu’un, deux ou même trois confinements pourrait amener des salariées à questionner les conséquences sur différents plans, comme :

– le harcèlement numérique et le contrôle généralisé : « Mes équipes doivent se sentir fliquées. Pas de modification pendant le télétravail. Je connais les cadences donc s’il y a du retard, j’appelle »

– l’individualisation exacerbée des relations hiérarchiques, « 17-20 % retournent au travail avec la boule au ventre »,

– l’affaiblissement, si ce n’est la perte des relations amicales, des solidarités, du sens du collectif,

Conclusion

 « Quand est-ce qu’on pourra revenir au bureau ?». « J’ai envie de vous revoir ». L’enquête réalisée en mai 2021 par l’UGICT-CGT montre que les 3/4 des répondants souhaitent être en télétravail au moins deux jours par semaine. Des questions s’imposent alors :

– Y aurait-il un autre rapport au temps avec le télétravail et comment le vivre ?

– Quel avenir pour et dans le travail ? Quelles possibilités d’évolutions professionnelles ?

« Il y a trop de boulot pour chacun alors qu’il y a trop de chômage pour tout le monde »

 – Quel avenir pour les enfants ? Et le télétravail pourrait-il avoir un effet sur le nombre d’enfants souhaités ?

– Quel avenir pour le couple ?

– Quel avenir pour soi ?

– Quel avenir pour la société ?

Bibliographie :

Zygmunt Bauman, La vie liquide, Ed. Fayard, collection Pluriels, 2013.

Pascal Dibie, Ethnologie du bureau, brève histoire d’une humanité assise, Ed. Métaillé, 2020.

Lucie Goussard, Guillaume Tiffon, Syndicalisme et santé au travail, Ed. du Croquant, 2017.

Julie Landour, Sociologie des Mompreneurs. Entreprendre pour concilier travail et famille ? Presses universitaires du Septentrion, 2019.

Fanny LeDerlin Les dépossédés de l’open space, Une critique écologique du travail, Ed. P.U.F., 2020.

Yannick Le Quentrec, Luttes revendicatives et syndicalisme : le “travail d’émancipation” des femmes salariées, Cahiers du Genre  2014/2 (n° 57).

Danièle Linhart, La comédie humaine du travail, Ed. Eres, 2015.

Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Ed. La Découverte, 2010.

Rachel Silvera, Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, La Découverte, 2014.

Barbara Stiegler, Il faut s’adapter, sur un nouvel imératif politique, Ed. Gallimard, 2019.

[1] Le travail sans les autres, Danièle Linhart, Ed. du Seuil, 2009.

[2]. Il faut s’adapter, sur un nouvel impératif politique, Barbara Stiegler, Ed. Gallimard, 2019.

[3]. Fanny Lederlin, Les Dépossédés de l’open space, une critique écologique du travail, P.U.F., 2020.

[4]  Yannick Le Quentrec, Luttes revendicatives et syndicalisme : le ‘travail d’émancipation’ des femmes salariées, Cahiers du Genre 2014/2.

[5] Yves Citton, Faire avec, conflits, coalitions, contagions, Ed. Les liens qui libèrent, 2021.

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Luc Chelly et Bouchra Zrida, « Que fait le télétravail au travail ? », Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 38, Septembre 2021.