© Braňo (Unsplash)

Notre proposition concrète d’un pôle public du médicament

Télécharger l'article

Résumé :
L’auteur présente ici les propositions concrètes pour créer un pôle public du médicament. Après une analyse de la révolution biotechnologique en cours et un examen des causes de pénurie de médicaments en France, il propose que le pôle public réponde à trois buts :
1) Assurer la production des médicaments nécessaires que l’industrie privée ne fait pas.
2) Permettre le développement en grand de la révolution des biotechnologies en cours.
3) S’inscrire dans une politique de réindustrialisation du pays.
Le pôle public du médicament doit démarrer par une politique de la recherche solide. La création par l’État d’une entité de service public de type établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) est l’outil nécessaire. Cet EPIC est une personne morale de droit propriétaire des brevets qu’il aura financé. À terme cela sera sa principale ressource.

Abstract :
The author presents here the concrete proposals to create a public medicine pole. After an analysis of the ongoing biotechnological revolution and an examination of the causes of drug shortages in France, he proposes that the public pole respond to three goals:
1) Ensure the production of necessary medicines that private industry does not make.
2) Enable the large-scale development of the ongoing biotechnology revolution.
3) Be part of a policy of reindustrialization of the country. The public medicine pole must start with a solid research policy. The creation by the State of a public service entity of the type public establishment of an industrial and commercial nature (EPIC) is the necessary tool. This EPIC is a legal entity that owns the patents it has financed. Ultimately this will be its main resource.

Depuis 20 ans, le Pcf propose la création d’un pôle public du médicament : C’est un rapport de la commission nationale santé / protection animée alors par Joëlle Greder (présidente du Conseil national) qui a été validée par l’exécutif national. Cette décision a fixé la position du Parti alors dirigé par Marie-George Buffet en faveur de cette création.

Depuis les initiatives et travaux divers ont continué la réflexion sur ce sujet. Je cite par exemple

  • mission d’information parlementaire présidée par P. Dharréville en 2021
  • une PPL au Sénat Laurence Cohen & Cathy Apourceau en juillet 21
  • de nombreuses déclarations dans la presse
  • un grand nombre d’articles dans les Cahiers de santé publique et de protection sociale
  • des formations en particulier au CIDEFE et dans le parti
  • la publication de livres qui abordent cette question en 2011, 2017 et 2020
  • l’initiative citoyenne européenne (ICE) en 2020
  • l’inscription dans le programme  de la Nupes
  • Lors de ses assises du médicament du 10 juin 2021, le Parti Communiste français a précisé ses positions : « un pôle public du médicament pour détacher le médicament de la sphère financière ». Il a vocation à en faire un bien commun universel. Pour cela, le PCF déclare « qu’il faut en France, mais aussi en Europe, un maillon de plus dans cette chaine solidaire, une entreprise publique et un contrôle public ».
  • La commission d’enquête au Sénat dont Laurence Cohen a été la cheville ouvrière cette année en 2023.

Cette idée a fait son chemin et le thème du pôle public du médicament a été repris par beaucoup (CGT, FI, écolos, Comité national d’éthique et même des organisations de droite, de nombreux intellectuels) mais souvent avec des contenus différents. C’est la raison pour laquelle il convient aujourd’hui de repréciser nos propositions. C’est un sujet de fond qui s’impose dans le débat public. L’idée d’un pôle public du médicament est revenue en force dans le débat public depuis que la pandémie dramatique de Covid 19 a montré au grand jour les contradictions de l’organisation de l’industrie pharmaceutique. Et plus récemment, ce sont les pénuries généralisées de médicaments qui rebattent les cartes. Le marché est défaillant pour répondre efficacement aux besoins de la population.

A) La révolution biotechnologique :

Pour bien comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut en revenir à l’origine : la révolution en cours des biotechnologies. Les connaissances dans ce domaine explosent et sont la base de la nécessaire transformation de l’organisation de l’industrie du médicament. Le capitalisme est contraint de s’adapter pour continuer ses profits et les contradictions s’aiguisent générant une crise redoutable. Le capitalisme est contraint de ce fait à bouger ses modes d’organisation et de production s’il veut prospérer, fut-ce au prix d’une crise sanitaire, sociale et politique.

Souvenons-nous de la thèse novatrice de Marx qui affirmait que l’histoire est le fait d’enchaînements objectifs, en particulier économiques. La maîtrise de la connaissance est alors la condition sine qua non de la possibilité de l’action et par là-même de la transformation du cours de l’histoire par les hommes. C’est probablement dans sa lettre à Annenkov du 28 décembre 1846, écrite en français depuis Berlin, qu’il définit le plus simplement sa conception : « Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez telle forme de commerce et de consommation. Posez certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale ». Nous sommes typiquement dans ce type de crise et c’est la raison pour laquelle toutes les forces politiques et sociales se saisissent de cette question.

Quelle est donc cette révolution biotechnologique?

La révolution informatique et l’explosion des connaissances en biologie moléculaire ont ouverts la voie. Des machines capables d’analyser rapidement et massivement le code génétique et les mécanismes agissant au plus profond des cellules ont permis des découvertes formidables. Ainsi sont apparues des méthodes nouvelles de diagnostic et de traitement. Par exemple on peut modifier un gène défectueux et guérir une maladie incurable auparavant. On peut modifier le comportement des cellules. L’industrie pharmaceutique qui s’était construite au début et au milieu du 20e siècle était née dans le cadre des industries chimiques. De grands groupes chimiques comme Bayer qui a démarré en 1899 avec la commercialisation de l’aspirine, sont devenus des piliers mondiaux de l’industrie du médicament. Cette période est finie. La science support était la physiologie et les médicaments étaient testés en fonction de leur action physiologique ; ensuite on essayait de modifier la formule chimique du produit pour améliorer l’efficacité. C’est ainsi que s’est constituée la pharmacopée actuelle mais ce système a trouvé ses limites ; les prix de production ont baissé et les prix de vente ne répondent pas aux résultats financiers recherchés. Toutes les recherches onéreuses ont été abandonnées. Peu de nouveaux médicaments apparaissent suite aux travaux de l’industrie chimique actuellement. L’avenir sera à ceux qui maitriseront les nouvelles techniques. Or elles sont basées sur des recherches en science fondamentale essentiellement financées par les pouvoirs publics. La course est donc pour la finance de mettre la main sur ces richesses et alors de faire un maximum de profits.

Un exemple : Dès la prise de conscience de la gravité de la pandémie et l’obtention du génome du virus donné gratuitement par les chinois deux mois après le début de l’épidémie à Wuhan, les laboratoires pharmaceutiques – les big pharmas et les start-up de biotechnologie – se sont massivement lancés dans la course aux vaccins, avec près de 150 projets de développement en 2020. Dix-huit mois après le début de la pandémie, seuls quatre candidats vaccins ont été lancés sur le marché en Europe et la technologie gagnante a été l’ARN messager. Les deux sociétés ayant développé les vaccins à ARN messager – BioNtech et Moderna – ont largement bénéficié du soutien des États allemands et américains respectivement ainsi que Pfizer. Le gouvernement fédéral américain a soutenu, pendant le programme Operation Warp Speed, la société Moderna à hauteur de 2,5 milliards de dollars et le gouvernement fédéral allemand a financé la société Curevac à hauteur de 552 millions d’euros et 375 millions d’euros pour BioNTech. Il en est de même dans la production des vaccins développés avec succès, qui a été loin de répondre à la demande mondiale. Les profits ont été pharaoniques et les pays pauvres n’ont pas reçu de vaccins. Ce sont les financiers et le marché qui ont gagné.

Ces nouveaux produits pharmaceutiques coûtent assez peu aux industriels qui rachètent dans un cadre spéculatif les brevets publics et les start-up issues de cette recherche et vendent à des prix exorbitants. On peut citer le sofosbuvir qui permet de guérir une maladie mortelle jusque là incurable : l’hépatite C en trois mois. Il coûte à la production 70 euros selon les déclarations récentes de Marisol Touraine au Sénat et est revendu en France 40 000 euros (après négociation) ! Les nouveaux traitements d’immunothérapie sont vendus à des prix très élevés. Le coût d’un traitement par cellules CAR‑T est d’environ 350 000 euros par patient, et celui d’un traitement par immunomodulateurs d’environ 75 000 euros par an. Les solutions dites d’ “immunothérapie”, consistent à stimuler les défenses immunitaires contre les cellules cancéreuses. Un premier traitement reconnu internationalement le Keytruda coûte 5200 euros l’injection en France  et est utilisé dans quatre nouvelles indications : le cancer du poumon, le cancer de la vessie, le mélanome, ainsi que le lymphome de Hodgkin. Et de nouvelles extensions d’indications sont en cours d’évaluation par la Haute autorité de santé dans les cancers ORL et du rein.

Donc, nous avions vu juste il y a 20 ans en décrivant ce qui allait se passer!

B) La pénurie de médicaments :

C’est la commission d’enquête du Sénat « Pénurie de médicaments » créée sur l’initiative du groupe communiste républicain citoyen et écologiste qui donne aujourd’hui l’analyse la plus précise de la situation. Elle a fait l’objet d’une présentation le mercredi 6 juillet 2023. Cette étude s’est faite au sortir d’un hiver particulièrement rude sur le front des pénuries de médicaments qui ont fait office à la fois d’aiguillon et de révélateur des limites et des ambiguïtés de l’action du Gouvernement.

Le constat est que loin de s’être résorbées, les tensions d’approvisionnement et ruptures de stock se sont multipliées et aggravées, atteignant un niveau inédit en 2022 de plus de 3 700 déclarations de rupture et de risque de rupture. Celles-ci touchent désormais toutes les classes thérapeutiques sans exception, tous les territoires français, et d’ailleurs de nombreux autres pays. Il y a là un dysfonctionnement réel, profond et grave de l’approvisionnement de nos systèmes sanitaires européens.

Ce sont autant de pertes de chances, de renchérissements des traitements, de temps perdu pour nos médecins et pharmaciens. Dans les cas les plus graves, ont été révélés la mise en place de contingentements, voire d’interdiction de  lancement de nouveaux protocoles de traitement. En termes très concrets, cela veut dire que l’accès aux soins n’est plus aujourd’hui une évidence pour les patientes et patients français.

a) La production pharmaceutique a été une victime majeure de la délocalisation / mondialisation ayant eu cours ces dernières décennies. La part des médicaments produits sur le territoire français ne dépasse pas un tiers de notre consommation. De premier producteur européen de médicaments, la France est tombée à la cinquième place. De nombreuses étapes du circuit du médicament sont sous-traitées à l’étranger.

b) Les chaînes de valeur du médicament sont donc plus vulnérables que jamais, le modèle de la production en « flux tendu » et la financiarisation du secteur n’y étant pas étrangers. Avec un secteur productif affaibli, et une dépense de santé contrainte, la France n’est aujourd’hui plus une puissance pharmaceutique. Au contraire, la capacité de notre pays à négocier ses prix et sécuriser son approvisionnement s’étiole, et son poids diminue face à la montée de la demande dans les pays asiatiques notamment. Les laboratoires qui restent implantés en France s’orientent de plus en plus vers l’export, qui représente la moitié de leur chiffre d’affaires aujourd’hui contre seulement un cinquième en 1990.

c) La stratégie de lente éviction des médicaments matures : 70 % des médicaments touchés par les pénuries ou les tensions sont des médicaments anciens, dont la rentabilité a diminué au fil des ans. En dépit de leur obligation d’assurer l’approvisionnement du marché, les laboratoires se désintéressent de ces produits matures au profit des médicaments innovants, dont les prix connaissent une augmentation effrayante. En fait ils auraient eu largement le temps de s’adapter à cette nouvelle situation s’ils l’avaient voulu. Il n’y a pas de fatalité dans ce domaine.

Le Comité économique des produits de santé, chargé de fixer les prix, est pris en otage devant la menace d’arrêt de commercialisation des produits, de déremboursement ou de déni d’accès précoce. La conséquence de ces stratégies commerciales des laboratoires, c’est d’abord la hausse de la dépense de santé, mais c’est surtout l’arrêt progressif de l’approvisionnement en médicaments certes anciens, mais jouant souvent encore un rôle essentiel dans nos systèmes de santé. Leur rentabilité financière est jugée insuffisante et fait fi des besoins de la santé des populations. La commission d’enquête a révélé notamment que les industriels français envisagent, dans les prochains mois et années, d’abandonner la production de près de 700 médicaments, incluant des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur.

Un des points centraux que nous devons souligner est bien le déclin de la recherche pharmaceutique en France.

C’est bien les choix du capitalisme qui sont expliqués là par une instance officielle parlementaire au terme d’un travail très sérieux.

Alors que ferait le pôle public dans ces conditions ?

Avant de les exposer, il convient de rappeler qu’on ne peut isoler ces décisions de l’ensemble de ce que devrait être une nouvelle politique de protection sociale et de santé. C’est dans un tel contexte de réformes que l’idée de pôle public trouverait sa meilleure expression. Les éléments de cette nouvelle politique seraient les suivants :

  • une Sécurité sociale et une assurance maladie démocratisées et financées à la hauteur des besoins et des possibilités.
  • un système de soin modernisé, démocratique et territorialisé, adapté en termes d’effectifs comme de moyens aux besoins de la population.
  • un service de santé publique performant.
  • une réforme des systèmes de contrôle de la qualité des médicaments vraiment indépendants de l’industrie elle-même.
  • une réforme de la fixation des prix des médicaments qui soit raisonnable eu égard aux moyens des organismes financeurs et en réponse aux besoins de tous les patients.
  • en particulier l’abandon du système de fixation des prix selon le principe insensé de l’évaluation du service médical rendu (SMR) au profit d’un système répondant au coût de recherche et de production.

Mais on ne peut attendre le grand soir pour avancer. Nous n’irons pas plus loin dans cette énumération. En fait il faudrait tout construire en même temps. Est-ce possible dans le contexte politique d’aujourd’hui ? Si les rapports de force ne le permettent pas, il n’en faut pas moins s’attacher à commencer à mettre en oeuvre ce pôle public du médicament. Il sera à la fois une condition et un moyen pour atteindre cette nouvelle politique tant attendue.

En fait, le pôle public doit répondre à trois buts :

  1. Assurer la production des médicaments nécessaires que l’industrie privée ne sait pas, ne peut pas ou ne veut pas produire et ainsi lutter contre les pénuries.
  2. Permettre le développement en grand de la révolution des biotechnologies en cours sans que la contrainte de recherche de profits immédiats pour les actionnaires ne vienne l’entraver ; le développement de la recherche fondamentale est une nécessité absolue.
  3. S’inscrire dans une politique de réindustrialisation du pays.

Tout ceci suppose que le néolibéralisme qui domine les politiques actuelles soit mis en cause. Ses présupposés et ses choix de rentabilité immédiate et de financiarisation doivent être abandonnés. Certains proposent comme le néolibéral Frédéric Bizard que l’action de l’État se concentre sur son rôle de régulateur. C’est certes nécessaire de mieux réguler mais il faut aussi accepter que l’État intervienne comme producteur industriel entrant dans le jeu économique lui-même. Il sera en position de complémentarité mais aussi, il faut le dire, en position de concurrence… Les libéraux sont-ils opposés à la concurrence ? Ceci aura un impact considérable sur l’ensemble de l’économie pharmaceutique. Par le passé, l’État a su jouer ce rôle industriel quand les enjeux de la nation étaient en cause et il a plutôt réussi. Un acteur public est nécessaire dans un marché dont le financement est quasi exclusivement public.

Une fausse bonne idée court : celle d’un « Airbus du médicament ». Il est certain que des coopérations internationales permettraient, en particulier en Europe, de développer une telle structure industrielle. On parle familièrement d’Airbus car cela est un indéniable succès aéronautique basé sur la coopération de recherche et de production. Cela parle à tout le monde. La France a su jouer un rôle moteur dans ce programme. D’autres pensent qu’il faut aller plus loin, vers une organisation mondiale car le marché est mondial. Tout ceci pousse vers des lendemains qui chantent mais semble hors de portée aujourd’hui. Nous ne pouvons attendre et la France a les moyens de démarrer seule si l’opportunité politique se présente de prendre de telles décisions. Attendre l’engagement de pays gouvernés par des politiques libérales pourrait durer longtemps.

Dernière proposition qu’on peut entendre ici ou là: associer le privé et le public pour conduire cette opération. C’est illusoire. On sait ce que donnent les associations « public / privé ». Elles conduisent à ce que le privé tire profit en transférant au public les dépenses et en transférant au privé les recettes. C’est se mettre dans la main des actionnaires. Mais la formule pôle public n’empêche en rien des coopérations ou des opérations de sous-traitance avec l’industrie privée qui pourraient s’avérer nécessaires car elle a des moyens de production conséquents.

Le pôle public du médicament doit démarrer par une politique de la recherche solide

L’effort sur la science de la France a été sensiblement ralenti, surtout si on le compare à nos principaux concurrents. Avec 2,2% du PIB investi dans la recherche (publique et privée), la France est en deçà de la moyenne des pays de l’OCDE (2,4%) et loin des USA (2,7%), de l’Allemagne (3%) ou de la Corée du Sud (4,5%). Les trajectoires budgétaires depuis 2000 de la France et de l’Allemagne expriment bien la différence respective de performance actuelle de nos recherches. Ce désinvestissement dans la recherche a eu naturellement un impact direct sur les conditions de travail des chercheurs qui se sont sensiblement dégradées, à commencer par leur rémunération.

Le premier levier de redressement de notre recherche est donc budgétaire et s’applique à l’ensemble de la recherche française. L’ambition de l’année 2000, non tenue, d’atteindre les 3% de PIB en France pour les dépenses de recherche et développement doit être tenue. Pour la santé, les crédits publics devront doubler pour atteindre 5 Mds €.

Ce levier budgétaire est indispensable mais non suffisant pour relancer notre recherche. Nous proposons de repenser les liens et les rôles respectifs des trois instances nationales de recherche que sont l’Agence nationale de recherche (Anr), l’Inserm et le CNRS. L’Anr doit jouer le rôle d’aiguillon pour inciter à financer les projets potentiellement les plus innovants, des « projets à risque », ce que ne peut pas faire l’Inserm. Une fois sa masse salariale (80% du budget) et les budgets récurrents de ses comités payés, l’Inserm dispose de trop peu de ressources. L’Anr permet une vision transdisciplinaire indispensable pour lancer des projets innovants en santé publique et en recherche médicale.

Faut-il nationaliser tout le secteur privé ?

C’est une idée qui court en particulier dans les milieux syndicaux qui pensent légitimement ainsi obtenir des garanties d’emploi dans ce monde en pleine évolution. Ce n’est pas notre proposition même si nous avons le souci de l’emploi. Souvenons-nous des expériences des années 80. La sidérurgie et les charbonnages ont été nationalisés : cela a pris beaucoup de temps, a coûté énormément cher et à la fin c’est le capital qui a tiré profit de l’opération car c’est l’État qui a fermé une activité en déclin. Le capital s’est reconstitué et les licenciements ont eu lieu… Les nationalisations des banques ont sauvé au frais de l’État celles qui étaient en quasi faillite pour ensuite les re-privatiser. Quant à la nationalisation en 1982 de Rhône Poulenc, acteur de l’industrie pharmaceutique, devenu Aventis puis Sanofi en 2004, c’est le même mécanisme qui a joué. Attention à ne pas rejouer le même scénario : nous n’avons ni le temps pour réussir, ni l’argent pour renflouer le capital, ni peut-être le rapport de force politique. De plus comment nationaliser une multinationale comme Sanofi par exemple ? Pour autant ceci n’exclue pas de nationaliser quelques firmes stratégiques françaises pour parvenir à une maîtrise sociale du marché si nécessaire. Paul Boccara dès 1969 discutait de la question de l’étendue des nationalisations, « par principe », ou pour exercer un pouvoir régulateur sur un secteur comme le signalait en 2021 Maurice Cassier, directeur de recherche au CNRS. Il discutait même de la question des firmes chimiques stratégiques qui pourraient exercer un pouvoir par le biais de la vente des principes actifs des médicaments, et des firmes qui pourraient demeurer dans le secteur privé sans dommage. Il nous faut donc innover pour ouvrir des chemins nouveaux. Il existe un enjeu spécifique à disposer d’une filière pour partie publique de production de principes actifs, avec de nouvelles technologies de synthèse développées par la recherche publique en France.

Concrètement nous proposons :

1) La création par l’État d’une entité de service public de type établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Cet EPIC est une personne morale de droit public ayant pour but la gestion d’une activité de service public de nature industrielle et commerciale. L’avantage de ce statut est qu’il n’a pas besoin de disposition législative nouvelle pour être mis en place et qu’il n’y a pas besoin de bloquer un capital initial comme dans une Société Anonyme pour se constituer ; ses ressources sont celles de son activité qui est de type économique. Ce Pôle public du médicament seraitplacé sous la responsabilité de l’État et serait sous la tutelle conjointe du ministre chargé des solidarités et de la santé et du ministre chargé de la recherche. À titre purement indicatif, le délai envisageable pour la construction de ce pôle industriel est de 6 mois pour un montant initial d’investissement de l’ordre de 300 millions d’euros.

2) Il est temps que soient réorientés des fonds consacrés au Crédit Impôt Recherche vers la recherche publique, de même que le reste de l’argent public octroyé aux laboratoires privés sous forme de niches fiscales, d’abattements de cotisations, etc. L’argent public dépensé dans la recherche de médicaments doit profiter à la société. Le financement initial des dépenses de cet EPIC serait assuré par cette réorientation de ces fonds publics et ceci n’entraînera pas de dépenses nouvelles pour l’État. Signalons que le secteur du médicament comprend déjà un pôle public conséquent : les établissements publics LFB et l’Établissement français du sang (FSB) qui sont des acteurs stratégiques de l’innovation thérapeutique en France et qui doivent en effet être renforcés.

Pour aller vite, actuellement les établissements publics agissent comme support de valorisation du secteur privé, sans exercer de surveillance sur la formation des prix des innovations qui sortent de chez elles et sans empêcher l’émergence de monopoles sur ces mêmes inventions. Donc la recherche publique finance les innovations ; la valeur est captée par les firmes privées et la Sécurité sociale paye.

3) Des conventions de recherche seront passées avec les laboratoires de l’Université, de l’INSERM (Institut national de la Santé et de la Recherche médicale), du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique), du CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique), de l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique), de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), de l’IFREMER (Institut français d’Exploitation de la Mer) sans oublier les hôpitaux publics, leurs services et compétences diverses (pharmacies centrales qui ont déjà la compétence juridique pour fabriquer des médicaments et service de recherche ), mais aussi tous les établissements concourant aux médicaments dérivés du sang. On pourrait articuler les recherches de l’Institut Pasteur (fondation privée) à ce nouvel établissement public de production dans le domaine des vaccins. Enfin ce pôle public pourra initier ses propres laboratoires de recherche. Nous ne manquons pas de moyens  en matière de recherche publique en santé pour construire ce pôle public du médicament. Cela passe par la relance du financement des laboratoires publics, mais aussi par un infléchissement de leur politique de transfert de technologie vers des « start-up » ou des laboratoires industriels privés et de leur politique de propriété intellectuelle. Le pôle public du médicament sera propriétaire des brevets qu’il aura financé ; à terme cela sera sa principale ressource.

4) La question du rôle des start-up ou sociétés de R&D petites ou moyennes créées à la périphérie des organismes publics de recherche ou des universités doit être posée. Un moyen de réguler le secteur pour réduire le coût en capital des innovations et aussi pour éviter la capture des innovations par des multinationales sans valorisation en France serait d’utiliser la Banque Publique d’Investissement, qui les finance assez largement et qui peut exercer une surveillance sur leurs projets (la BPI est parfois au capital de ces start-up). On peut aussi prévoir, la création de start-up publiques. Les start-up sont nécessaires pour augmenter la variété des projets (il existe une productivité particulière). Mais il faut empêcher

*1) leur pillage par des firmes privées qui s’approprient leurs innovations et captent la valeur ajoutée

*2) le prix des innovations gonflé par les normes de rentabilité financière du capital risque privé. Il faut donc aussi, simultanément, changer l’orientation et les règles de financement de la BPI.

5) La gestion de cet organisme doit être démocratique pour que les objectifs initiaux de satisfaction des besoins humains soient durablement soutenus. La législation prévoit déjà pour ces EPIC d’État une gestion démocratique. Une place dans le gouvernement de l’institution doit être réservée aux malades, aux citoyens mais aussi aux personnels, aux chercheurs, à leurs représentants syndicaux et aux élus, territoriaux comme parlementaires. C’est une rupture indispensable à opérer par rapport à la gestion antidémocratique et technocratique des monopoles pharmaceutiques. Ne remplaçons pas les actionnaires par des technocrates.

Le Pôle public du médicament aura besoin de la création d’un nouveau lieu où démocratiquement, s’élaborera la formulation des priorités en besoins de santé donc en besoins en médicaments pour les différents acteurs de la chaine du médicament ; un lieu où se prendraient les orientations et décisions en toute transparence ainsi que le contrôle de leur mise en œuvre et les arbitrages. Pour ce faire un « Conseil National du Médicament » chargé de la coordination de la politique publique du médicament ainsi sera mis en place au ministère de la santé. Il sera notamment composé de personnalités qualifiées comprenant aussi bien des représentants de l’État et de la Sécurité sociale, du CNRS, de l’INSERM, du Haut conseil de la santé publique, mais aussi des professionnels, des usagers et de leurs représentants, de membres de l’Assemblée nationale et du Sénat, le tout réparti en plusieurs collèges.

Dans le modèle actuel, l’État se montre défaillant dans la régulation du médicament, que ce soit pour son évaluation médicale et médico-économique, la tarification des innovations, voire même la pharmacovigilance. L’évaluation du coût des médicaments est laissée aux sociétés privées qui ont imposée le secret des affaires et le secret des coûts de production. Plusieurs agences (ANSM, HAS, CEPS) ont des missions que se recoupent, générant de coûts administratifs inutilement élevés et un temps d’accès au marché trop long. Il faudrait aussi penser à rendre l’État plus efficace dans sa fonction de régulateur.

Enfin, la place de la Sécurité sociale dans le pilotage d’un pôle public du médicament doit être réfléchie pour en faire un acteur à part entière. À travers la Sécurité sociale et son Assurance maladie, c’est la démocratisation de la gestion du médicament qui est en cause. Face à des besoins quasi infinis, les budgets resteront finis même avec un pôle public du médicament. Il faudra réaliser des choix, en amont concernant les technologies sélectionnées pour investir, et en aval concernant les médicaments à rembourser. Le caractère démocratique de ces choix est déterminant pour qu’ils soient socialement acceptables.

6) Une attention particulière sera portée sur le recrutement des personnels de direction et d’encadrement afin d’assurer au mieux le succès de cette création.

Évoquons ici les 36 recommandations urgentes proposées par la rapporteure de la commission sur la pénurie de médicaments (Laurence Cohen) et qui restent à discuter.

A) des mesures d’urgence sont proposées

* Pour mieux préparer les prochaines saisons hivernales, le Gouvernement est invité à contrôler davantage les anticipations des industriels ainsi que la fiabilité des informations qu’il diffuse.

* La publication, en juin, d’une liste de médicaments essentiels dressée par des sociétés savantes est une première étape importante, attendue de longue date. Le Gouvernement doit veiller à y mettre de l’ordre : la liste, sitôt publiée, a été vivement critiquée par de nombreuses sociétés savantes, sa méthode d’élaboration étant pointée du doigt pour son opacité – la Haute Autorité de santé, notamment, n’y a pas été associée, et la question des liens d’intérêt n’est tout simplement pas traitée. Surtout, il est crucial que la question des nouvelles obligations et du nouveau cadre réglementaire qui sont destinés à être associés à l’exploitation d’un médicament dit essentiel sur le marché français soit rapidement éclaircie, sans quoi cette énième liste n’aura aucun contenu opérationnel.  

* Les industriels doivent présenter des plans de gestion des pénuries et constituer des stocks de sécurité. Il faut donc d’urgence combler la totale disproportion entre les missions que l’Agence nationale de sécurité du médicament est censée exercer et les ressources et moyens qui lui sont alloués, sans quoi ses pouvoirs de contrôle et de sanction resteront inopérants. 

* Au chapitre de l’information, faute de coordination entre l’ANSM et les agences régionales de santé, la gestion des signalements de rupture ne se fait pas à l’échelon local. Il faut quel’enjeu de la territorialisation fine de la veille sanitaire soit au cœur du prochain contrat d’objectifs et de performance de l’ANSM.

* Au chapitre de la distribution du médicament la commission plaide pour donner toute sa portée, notamment en situation de tension, au service public de la répartition, matérialisé par les obligations de service public des grossistes-répartiteurs.

* Le rapport formule par ailleurs, concernant la fabrication, plusieurs propositions pour rétablir en urgence la disponibilité de certains médicaments en situation de pénurie. Afin d’exploiter de manière optimale les capacités de production du marché, il propose, d’abord, de faciliter le redéploiement des stocks européens par l’harmonisation des règles de conditionnement comme d’étiquetage, et la réorientation de la production en exigeant des industriels l’identification de capacités alternatives de production des médicaments essentiels en amont des pénuries. Il propose également de favoriser le recours aux préparations hospitalières comme officinales. Enfin, il parait indispensable de renforcer les capacités d’intervention publique, en mettant fin au démantèlement des capacités de production de l’établissement pharmaceutique de l’AP-HP (l’Ageps).

B) S’attaquer aux causes structurelles des pénuries 

* Le rapport propose de revoir profondément les modalités de régulation des dépenses de médicaments, qui ignorent encore trop aujourd’hui les enjeux d’approvisionnement. Lorsque cela s’avère nécessaire, les hausses de prix doivent être facilitées. 

* Concernant la demande de médicaments, nous proposons d’actionner le levier de la commande hospitalière : il est urgent de placer le critère de la sécurité d’approvisionnement au cœur des pratiques d’achat hospitalier.

* Toujours sur le terrain de la demande, la question des volumes de consommation et de l’encadrement des prescriptions est apparue centrale dans la réflexion du Gouvernement sur la régulation des produits de santé. Si la promotion du bon usage est évidemment une nécessité de santé publique, il faut préférer la qualité du temps médical disponible et la lutte contre les déserts sanitaires à la culpabilisation des professionnels.

* Par ailleurs, on ne pourra lutter efficacement contre les causes profondes des pénuries sans réponse européenne. Nos marchés du médicament sont interconnectés, nos industries aussi : il est indispensable de coordonner nos efforts plutôt que d’entrer en compétition.

* La commission d’enquête dessine un bilan pour le moins mitigé des nombreuses aides à la « relocalisation » mises en avant dans le Plan de relance et le plan France 2030. En réalité, ces aides ont été distribuées avant l’établissement d’une stratégie cohérente de relocalisation. Sur la centaine de projets financés, seuls 18 concernaient une réelle « relocalisation », et seuls cinq portaient sur un médicament ou principe actif stratégique. De plus, le gouvernement ne peut pas appeler, à juste titre à la relocalisation, et laisser fermer des unités de production. 

* Le rapport appelle à fixer des conditions plus claires au bénéfice des nombreuses aides publiques en faveur de l’industrie pharmaceutique. Par exemple, le « service rendu » des 710 millions d’euros de crédit d’impôt recherche perçus chaque année par l’industrie pharmaceutique est contesté. Le constat d’aides publiques dirigées fortement vers l’innovation sans qu’elles ne se traduisent pas des engagements à produire en France est fait.

* Enfin, le rapport se penche sur le pilotage de ces politiques. Un secrétariat général au médicament, placé sous l’autorité de la Première ministre pourrait donc piloter la réponse aux pénuries les plus graves et mobiliser, au besoin, une « force publique d’action rapide », avec l’aide de la pharmacie centrale de l’AP-HP, des pharmacies à usage intérieur hospitalières et de Santé publique France.

*Au niveau européen, une dynamique a vu le jour, à la faveur de la pandémie de covid-19 : tout en mesurant que la santé n’est qu’une compétence d’appui de l’Union européenne, il faudra la confirmer et la soutenir.

Conclusion :

Il est nécessaire de réaffirmer l’indépendance de notre pays en matière sanitaire. La pression exercée par les marchés sur l’approvisionnement en médicaments souligne par ailleurs la nécessité pour la France d’assurer sa souveraineté sanitaire. La globalisation néolibérale ne permet pas, en effet, d’assurer l’indépendance des pays. Ces moments de tension révèlent un des effets pervers du capitalisme : l’augmentation des prix devient la seule méthode de régulation, et la concurrence entre les pays confine à l’immoralité. La soumission à un système de santé hors de contrôle n’est plus acceptable à l’heure des grands défis que nous devrons relever toutes et tous ensemble. La lutte sera difficile pour en sortir car les puissances financières tenteront tout pour préserver les intérêts des actionnaires. Il est donc temps au delà des mesures d’urgence nécessaires de fonder, pour permettre la sortie de crise, un pôle public du médicament qui assure notre indépendance, notre souveraineté, et la qualité de notre système de soin et la recherche fondamentale comme appliquée. Une autre politique du médicament, hors du marché, est non seulement possible mais indispensable aujourd’hui.