La question de l’accès à la santé des immigrés, et plus précisément, celle de leur accès au système de soins et de protection sociale réapparaissent régulièrement dans le débat public en France. Elles sont portées idéologiquement de façon accusatrice par le camp des droites les plus extrêmes mais aussi par les femmes et hommes politiques qui ont besoin d’occuper le terrain médiatique et qui pensent flatter – et séduire – une partie de l’électorat: la droite dénonce ainsi depuis longtemps son coût et l’appel d’air que constituerait le modèle social et sanitaire français trop généreux. Les débats fumeux s’appuient souvent sur des données fausses, mal expliquées et en fait ignorent tout simplement la réalité, le vécu des personnes immigrées et de leurs soignants.
Tout d’abord, rappelons que tout être humain a le droit d’être soigné quand il est malade. Du serment d’Hippocrate à la constitution de l’OMS[1], en passant par la déclaration de Genève de l’Association Médicale Mondiale en 1948, le droit de toutes et tous à accéder aux meilleurs soins est une obligation déontologique qui s’impose à tous les médecins et de ce fait à toutes les structures qui les emploient[2]. Ce point de vue éthique n’est pas négociable aujourd’hui. Ceci règle en grande partie la question de savoir si un immigré – particulièrement sans papier – a le droit à l’accès aux soins. Évidemment, les professionnels de santé le constatent chaque jour, le pouvoir politique utilise depuis toujours d’autres subterfuges pour contourner ces obligations qui lui sont faites et réduire, contrôler, limiter cet accès. Ainsi l’Aide Médicale d’Etat (AME), dont l’obtention est un parcours du combattant pour beaucoup, n’ouvre pas droit à tous les soins.
Pour autant, au-delà des écrits et de l’engagement déontologique de tous les soignants exerçant en France, il apparait que notre système de santé, et particulièrement la médecine dite de ville, très majoritairement libérale est démuni pour prendre en charge des populations immigrées, notamment les populations réfugiées sans couverture sociale. Cette incapacité de la médecine de ville libérale à pouvoir faire face et répondre avec efficacité aux spécificités de prise en charge des populations immigrées est une des causes des inégalités sociales et territoriales d’accès aux soins et donc de santé que la crise sanitaire liée au coronavirus SARS COV 2 n’a fait que mettre en évidence encore un peu plus, et creuser malheureusement.
C’est aussi une des raisons pour lesquelles, un certain nombre d’organisations professionnelles, dont l’Union Syndicale des Médecins des Centre de Santé demandent une reconstruction complète du système de santé, fondée sur un service public territorial de santé et un maillage de tous les territoires en centres de santé publics. Car regardons tout simplement comment l’accueil et la prise en charge des populations immigrées sont réalisés dans un centre de santé.
Rappelons d’abord, que les centres de santé sont les structures d’exercice collectives coordonnées historiquement les anciennes en France. Ils restent pourtant encore aujourd’hui mal connus alors qu’ils n’ont cessé pour autant de se développer au fil du temps pour répondre aux besoins des populations en difficultés d’accès aux soins: difficultés financières en particulier difficultés d’avance de frais, difficultés d’accès de proximité, pénurie de médecins, pénurie de professionnels de santé de façon plus globale. La crise démographique actuelle qui touche toutes les professions de santé et sa conséquence, la multiplication des déserts médicaux a redonné aux centres de santé un regain d’intérêt au vu de leur capacité à réimplanter des professionnels de santé dans des territoires à l’abandon. Ainsi selon l’observatoire des centres de santé de la DGOS[3], le nombre de centres ne cesse d’augmenter ces dernières années (20% sur la seule année 2018). Ils peuvent regrouper des médecins, des dentistes, des infirmières, d’autres professionnels paramédicaux, des administratifs et proposent parfois un plateau technique (radiologie, échographies, laboratoire etc.). Une médecine globale et sociale centrée patient y est pratiquée en lien et complémentarité avec tous les acteurs du de leur territoire.
Or les règles de fonctionnement des centres sont les suivantes:
- pratique obligatoire du Tiers payant avec l’Assurance maladie mais aussi possibilité de tiers payant avec les complémentaires (on parle alors de tiers payant intégral)
- respect des tarifs de la Sécurité sociale (pas de dépassements d’honoraires)
- accueil de tous les patients quelle que soit leur domiciliation
- continuité des soins tout au long de l’année
- secret médical
- liberté de prescription des professionnels
- salariat des professionnels
- pratiques de soins mais aussi d’action de santé publique, de prévention, d’éducation à la santé
- collaboration, coordination et partenariats avec les services sociaux, les services médico sociaux et les autres acteurs de santé (établissements de santé, professionnels de santé libéraux) dans le cadre d’organisations territoriales dont ils sont souvent membres, co-porteurs ou à l’initiative: Ateliers Santé Ville, Contrats Locaux de Santé, Conseils Locaux de Santé Mentale, Communautés Professionnelles Territoriales de Santé, Dispositifs d’Appui à la Coordination.
Ces règles facilitent l’accueil et la prise en charge médicale des immigrés. Mais mieux, les centres de santé ont su développer des réponses innovantes et efficaces à des besoins identifiés, insuffisamment ou non couverts par les services du territoire pour le souvent nécessaire accompagnement social des populations immigrées: intégration de travailleurs sociaux dans leurs équipes, création de postes de médiateurs en santé, recours à l’interprétariat, consultations e psycho-traumatologie, ouverture de Permanences d’Accès aux Soins de Santé de ville permettant la prise en charge médicale de patients sans droit et le retour aux droits…
Ainsi, respectant le principe d’universalité, tout patient qui se présente dans un centre de santé sera-t-il pris en charge, avec ou sans papier. Mais attention, les centres de santé ne sont pas réservés aux «pauvres», bien au contraire ! En accueillant toute la population, ils sont des outils d’intégration sociale particulièrement efficaces. Les médecins ont fait depuis longtemps l’expérience historique qu’une médecine de pauvres est une pauvre médecine. Le patient immigré est donc accueilli parmi toutes les autres personnes et accède aux mêmes services et soins que toutes et tous.
Alors quel est le problème? À vrai dire, il n’y en a pas… si ce ne sont les problèmes du patient lui-même : papiers bien sûr, autorisation de séjour, logement, ressources (les services sociaux trouvent parfois des solutions locales), habillement, école pour les enfants, nourriture, emploi et santé sans compter le stress inhérent à ce type de situation. Le centre de santé fonctionne alors comme une porte d’entrée possible vers un meilleur avenir. Chacun y trouve son compte.
Un point particulier doit être souligné: les centres de santé sont gérés pour la majorité d’entre eux par des organismes à but non lucratifs qui, collectivités, associations, mutuelles et autres, représentent la population ou les usagers et participent à la définition des projets de santé des centres. Ainsi, les centres ne sont pas la propriété des professionnels de santé comme dans l’exercice libéral. Les directions de ces centres sont élues (par les citoyens, les mutualistes, les adhérents), garantissant que les objectifs fixés dans le projet de santé correspondent bien aux besoins des populations concernées et du territoire. Cette non lucrativité et cette gouvernance participative font des centres de santé des structures de soins et de prévention qui sont indispensables dans tous les territoires pour garantir, en complétant l’offre de santé de premier recours majoritairement libérale, l’accès aux soins de qualité de tous, immigrés avec ou sans papier compris.
Quelques mots sur les données générales:
Les prises en charge plus tardives de pathologies ainsi aggravées sont plus coûteuses pour le système de santé.
Les prises en charge plus tardives de pathologies ainsi aggravées sont plus coûteuses pour le système de santé.
L’AME[4] a été attribuée à 318 106 bénéficiaires en 2018. Elle prend en charge à 100% les frais de santé des étrangers en situation irrégulière, sous réserve que leurs ressources soient limitées et qu’ils soient présents depuis trois mois sur le territoire français. 41% des bénéficiaires ont moins de 30 ans, 57% sont des hommes (en majorité seuls). Il existe trois types d’aide : l’AME de droit commun, l’AME «soins urgents» (qui couvre les urgences vitales des étrangers en France depuis moins de trois mois) et l’AME «humanitaire», réservée à une poignée de cas particuliers. Le coût du dispositif a atteint en 2018, 903 millions d’euros soit une augmentation de +1,4% par an entre 2013 et 2018 puis stable sur les cinq dernières années. Pour l’année 2019, l’État avait prévu une dépense de 934,9 millions d’euros, prélevée directement sur son budget. L’Assurance maladie compense les surcoûts: ils atteignent aujourd’hui, en cumulé, une cinquantaine de millions. Au total, le coût de l’AME représente moins de 0,5 % des dépenses totales de santé. Sur le papier, les bénéficiaires de l’AME ont accès à un panier de soins défini à l’article L251-2 du Code de l’action sociale et des familles: il est identique à celui des assurés du régime général, à l’exclusion de la PMA, des cures thermales ou des frais d’examen de prévention bucco-dentaire pour les enfants; les médicaments dont le service médical rendu est considéré comme faible, ne leur sont pas remboursés. Mais, dans les faits, leurs possibilités de traitement sont largement limitées par le niveau de prise en charge qui leur est accordé: 100% du plafond de la Sécurité sociale. Impossible, par exemple, de financer une paire de lunettes, un appareil auditif ou une prothèse dentaire: la pose d’un bridge trois éléments, dont le coût réel oscille entre 1300 et 2000 euros, n’est remboursé par la Sécurité sociale (et aux étrangers clandestins) qu’à hauteur de 279,45 euros. Les données de la direction de la Sécurité sociale, qui dispose du profil complet des dépenses d’AME, confirment d’ailleurs la quasi-absence de soins de confort: 65,4% des dépenses partent en soins hospitaliers, pour des pathologies lourdes, contre 35% pour les prestations de ville (essentiellement honoraires des médecins et médicaments). En 2017, les honoraires dentaires ne représentaient que 2% du total des dépenses. Si le panier moyen de soins consommés en 2017 par les bénéficiaires de l’AME atteint 3503 euros, contre 2817 euros pour l’ensemble des Français en situation de soins, la différence s’explique par le type de pathologies, beaucoup plus sévères chez les étrangers en situation irrégulière, et par les traitements coûteux que doivent suivre une minorité d’entre eux (moins de 3%), contre les maladies associées au VIH, par exemple, ou contre la tuberculose. Les prises en charge plus tardives de pathologies ainsi aggravées sont plus coûteuses pour le système de santé. L’observatoire du droit à la santé des étrangers signale une étude menée par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne pour trois pays (Suède, Allemagne et Grèce) et deux pathologies (hypertension artérielle et soins prénataux) qui montre des économies allant de 9% à 69%, pour des soins précoces versus soins tardifs, selon les pathologies et les pays. Concernant le VIH, une étude montre qu’une prise en charge précoce des personnes atteintes par le VIH génère une économie moyenne comprise entre 32000 et 198000 € par patients. D’autres études vont dans le même sens en ce qui concerne la pédiatrie, ou encore les soins pour les demandeurs d’asile. Les professionnels de santé constatent tous les jours les absurdités et les conséquences humaines et financières des prises en charge tardives de patients dans de nombreuses pathologies. Les soins hospitaliers qui représentent 65,4% des dépenses montrent la spécificité de la prise en charge de cette population (pneumologie, tuberculose, SIDA, grossesse, gastro-entérologie, cancérologie). Le rapport[5] souligne les refus de soins en ville par la médecine libérale (22%): la réponse des centres de santé trouve alors une place essentielle.
Le nombre de fraudes avérées à l’AME est extrêmement faible: 54 cas de fraude ont été identifiés par l’Assurance maladie en 2014, 38 cas de fraudes en 2018. En 2017, le montant du préjudice du fait de fraudes a été estimé par la CNAM à 461 014 €, soit moins de 0,06% du total des dépenses AME la même année. Il n’est pas impossible que les frais dépensés pour repérer les fraudes ne soient pas supérieurs à la fraude elle-même.
Le rapport du réseau international de Médecins du Monde fondé sur les données médicales et sociales collectées en 2015 dans 31 villes de 12 pays (près de 10500 dossiers patients exploités) indique que l’accès aux soins des personnes confrontées à de multiples facteurs de vulnérabilité en santé, montrait que parmi les raisons de migration citées, seuls 3% des patients déclarent avoir quitté leur pays d’origine entre autres pour des raisons de santé (chiffre stable depuis 2006). Rien ne permet d’affirmer que le dispositif de l’AME soit attractif et le procès perpétuel en abus est infondé.
En conclusion: peu de fraude, pas de mécanisme attractif, pas d’appel d’air, coût limité, possibilité de soins dans les hôpitaux publics et les centres de santé. Ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher des économies. L’intérêt bien compris de la population générale serait que les immigrés soient pris en charge sur le plan sanitaire dès leur arrivée sans délai de trois mois comme aujourd’hui. Ce serait une mesure de santé publique: l’exemple de la pandémie de Covid 19 le démontre clairement. Enfin le développement d’un réseau territorial de centres de santé publics ou de service public serait un atout pour tous mais aussi pour les plus pauvres des plus pauvres: les immigrés sans papiers ni ressources.