Les grands chocs de l’histoire, qu’il s’agisse des guerres, des pandémies ou des révolutions, sont toujours multidimensionnels. La perception qu’on en a dépasse et déforme toujours leur réalité objective quantifiable, mais ce ressenti subjectif finit par s’intégrer à la réalité objective : quelle que soit sa valeur de vérité, l’interprétation d’un fait est, elle aussi, un fait.
Médecin, philosophe et historienne de la médecine, Anne-Marie Moulin possède, pour la citer, « trois cordes à son violon ». Davantage, en fait : riche d’une forte expérience acquise à l’international (Asie centrale, Proche-Orient, Amérique latine), elle a aussi participé à des missions d’expertise en France sur la prévention des risques sanitaires et l’évaluation des mécanismes de solidarité. Elle était donc particulièrement qualifiée pour engager une réflexion globale, à la fois philosophique et politique, sur ce que la période du Covid 19 a révélé de nos sociétés.
Premier constat, implacable : la pandémie a mis à l’épreuve un système de soins et de recherche déjà en crise profonde. Des recherches vétérinaires qui auraient permis une meilleure connaissance des coronaviriade n’ont pas été menées à terme par l’Inserm faute de financement. A-M Moulin dénonce, pour l’avoir aussi vécu en tant que patiente, les effets d’un « management destructeur ».
Avec une grande rigueur critique, à la fois philosophique et médicale, elle redresse un certain nombre de clichés, par exemple celui qui évoque la « peur irrationnelle » : « La peur est loin d’être purement irrationnelle et fait partie de la maladie qui est au fond une forme d’adaptation au microbe ». « Spécialiste des microbes et de l’immunité, je voulais l’être aussi des termes qui nous servent à qualifier les êtres et les choses et ne pas être dupe des changements de vocabulaire qui ne garantissent aucune prise sur le réel sinon son illusion » (p.35). Loin des simplifications et des exagérations des médias et des réseaux sociaux, il s’agit de percevoir le caractère contradictoire et multidimensionnel de la pandémie, à la fois révélation de la crise de notre système de soins, occasion du retour en force de terreurs archaïques, et occasion de profit pour certains et de contrôles accrus pour l’État. Des situations qu’avaient décrites en leur temps Samuel Pepys et Daniel Defoe.
De fait, dès le début, la gestion de la crise s’est faite sans le souci d’associer véritablement les citoyens et même avec une forte dose d’autoritarisme voire d’infantilisation. Comme quoi la crise du Covid a été aussi révélatrice d’une certaine façon de gouverner en s’assurant la maîtrise des corps et des esprits. Anne-Marie Moulin pointe avec ironie la notion de « choc salutaire » (comme si un choc pouvait être « salutaire ») surabondamment utilisée par le pouvoir.
Anne-Marie Moulin, forte d’une connaissance approfondie de l’histoire des épidémies, mais aussi de sa propre expérience dans des pays tels que l’Égypte et le Yémen, souligne les constances, par-delà les siècles, les continents et les types de virus, dans la réponse des peuples et de leurs dirigeants à l’épidémie. Il y a là comme un invariant, qui vaut aussi bien pour le quartier d’Aligre dans le XIIe arrondissement de Paris que pour Le Caire ou la Florence du XVIe siècle : l’épidémie non seulement révèle les inégalités sociales, mais elle les renforce. Il y a plus : la relative tolérance dont pouvaient bénéficier les marginaux et tous ceux à qui l’économie informelle permet de survivre disparaît totalement, ce qui potentialise les effets de l’épidémie. Dans des analyses souvent proches de celles développées par Michel Foucault, l’auteur n’hésite pas à parler de « dictature sanitaire ». Elle souligne la contradiction structurelle entre la recherche médicale, qui travaille dans le temps long, le politique, contraint à prendre des décisions autoritaires dans l’urgence. Les politiques de santé, du fait qu’elles sont des politiques et mettent en jeu des moyens administratifs, offrent la possibilité d’un contrôle accru sur les données relatives à la santé, au « quadrillage » des territoires et aux déplacements des individus. Une « politique des corps » déjà en germe dans les grandes épidémies du passé, mais disposant aujourd’hui de moyens sans commune mesure avec ce qu’ils étaient ne serait-ce qu’il y a quelques décennies.