«Vieillir sous la révolution cubaine. Une ethnographie.» de Blandine Destremau

Note de lecture par Ana Vera Estrada

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Voici un livre d’une valeur indiscutable dans la bibliographie cubaine sur les questions sociales, non seulement parce qu’il reflète un état de la question sur le thème du vieillissement qui couvre au moins toute la dernière décennie, mais aussi par son ton, à mi-chemin entre la description ethnographique en prise avec la réalité quotidienne et l’analyse théorique distanciée des sociologues, et qui mobilise les ressources méthodologiques de ces deux approches.

La répartition en chapitres couvre soigneusement les éléments qui ont un impact sur la vie actuelle des personnes âgées cubaines : les problèmes de logement et de cohabitation multiple; les particularités de la génération née avant 1959 qui a porté les transformations révolutionnaires; les combats quotidiens face aux difficultés et restrictions de consommation; les discours sur l’unité de la famille et les contradictions engendrées par le vieillissement dans une société marquée par une volonté égalitariste, soumise pourtant à une différenciation croissante depuis la disparition du camp socialiste; la place subalternisée des fonctions d’aide et de soins aux personnes âgées attendues de la part de leurs descendants, qui ont souvent émigré alors que leurs aînés avaient encore besoin d’eux. Dans la dernière partie, l’auteure réfléchit aux faiblesses systémiques de la prise en charge des personnes âgées, à la rareté des institutions qui lui sont dévolues et aux destinées diverses du patrimoine résidentiel, soumises aux changements induits par une législation sans cesse renouvelée sur le logement et la propriété.

La double approche, ethnographique et sociologique, s’avère particulièrement enrichissante. Elle révèle une confrontation certes heuristique, mais aussi parfois morale et émotionnelle, entre la critique sociologique et le regard attentif et empathique de celle qui observe avec un intérêt humain l’intérieur de cette vie familiale à partir des espaces domestiques, en se sentant partie prenante des situations qu’elle traverse.

Plus qu’une étude des problèmes des personnes âgées à Cuba, l’ouvrage peut être considéré comme une véritable fresque de la vie sociale cubaine, de ses espaces et de ses pratiques, abondamment illustrée d’images qui familiarisent le lecteur avec le monde décrit et narré. Il convient de préciser que celui-ci ne représente pas l’ensemble du monde cubain avec ses inévitables différenciations, mais une facette de ce monde, essentiellement urbaine et populaire.

Le souci de mettre à jour le contenu de l’ouvrage presque jusqu’à la veille de la publication est à saluer. Le récit est inscrit dans le contexte de la mi-2021 et mentionne à plusieurs reprises la dernière réorganisation du système économique (janvier 2021), instaurant la réunification monétaire et visant à stimuler la production nationale et la substitution des importations. Ce processus a entraîné des changements substantiels dans le système des prix de détail et entraîné l’appauvrissement des classes populaires, et il a contribué à approfondir les différenciations de classe et politiques, causées par l’accès inégal aux biens de consommation et par la confrontation entre des positions difficilement conciliables. Ceci dit, je voudrais attirer l’attention du lecteur sur le fait que, malgré le souci de donner une vision actualisée et fort détaillée des prix des aliments, des comportements des familles envers leurs aînés, des débats d’idées et de quelques autres aspects des questions sociales, au début de 2022, Cuba est déjà engagée dans une transition postérieure aux périodes couvertes par l’ouvrage, qui sont pour l’essentiel antérieures à l’année 2021.

Malgré ce processus inexorable, je conviens que l’île continue d’être le « pays le plus lent que je connaisse » (p.20), comme l’affirme l’auteure, un pays où le concept de temporalité qui guide la vie des citoyens de la classe moyenne des pays développés peut s’effondrer face à l’omniprésence des files d’attente et de toutes sortes de complexités et délais pour les actes ordinaires de la vie quotidienne. Dans cet entre-deux et dans la comparaison esquissée entre les problèmes structurels posés par le vieillissement en France et à Cuba, ou entre les dilemmes et cas de conscience face au vieillissement des parents dans un pays et dans l’autre, se manifeste la réflexion constante de l’auteure sur le sens de la vie – où qu’elle soit -, sur la responsabilité sociale de l’être humain, sur le poids de la solitude et la vulnérabilité des personnes âgées, tout comme bien d’autres. Ces préoccupations humanistes traversent l’ensemble de l’ouvrage et le situent dans le débat contemporain sur le sujet.

Je voudrais évoquer une dernière richesse de cette étude, liée à sa conception méthodologique. Elle est conçue comme un dialogue ininterrompu avec l’auteure, dans lequel les interlocuteurs, présentés dans les premières pages comme dans un livret de théâtre, sont considérés comme des « amis » qui s’impliquent et contribuent à donner de la cohérence à l’intrigue ; des amis fidèles qui constituent le réseau entretenu au cours des dix années de travail sur le terrain. Elle-même, l’auteure, apparaît comme un être humain parmi d’autres, vulnérable, modeste, ouverte à l’apprentissage, et avec cette ressource – loin d’un regard critique trop intentionnel – elle fait preuve de vraisemblance, d’authenticité et éveille la crédibilité des lecteurs.

Ce récit ample et vivant se clôt sur une étude étayée par des sources académiques pour ceux qui souhaiteraient se référer aux données publiées sur cet « étrange pays » (p.26) décrit dans ses moindres détails. Cependant, dans certains passages d’extraits d’entretiens non enregistrés mais « reconstitués » (p.21) à partir de notes de terrain, se glissent des opinions personnelles non fondées sur un savoir expert qui auraient nécessité une rectification spécifique. Je fais référence – pour ne citer qu’un cas – à la question liée à la modification des lois sur le logement, lorsque des personnes enquêtées disent: « Elles ouvrent de plus en plus de possibilités pour que des résidents étrangers achètent des maisons » (p.315). Or, il s’agit là d´une opinion personnelle issue du sens commun, qui est présentée comme une information, alors qu’elle est inexacte. L’on aurait souhaité que l’auteure lui apporte une rectification explicite. En effet, la méthodologie de l´histoire orale prend beaucoup de soin à démontrer ou relativiser la validité d´une énonciation particulière, ce qui constitue une condition pour que le témoignage oral puisse être consolidé comme source valable pour la construction de la connaissance scientifique. A l’évidence, le débat sur le sujet est toujours ouvert.

Quoi qu’il en soit, et malgré ces points de détail, il s’agit d’un travail exhaustif et sincère qui offre une vision actualisée des problèmes sociaux cubains liés au vieillissement, un sujet sur lequel la recherche de solutions doit encore se poursuivre.

Blandine DESTREMAU
Sociologue, Directrice de recherches, CNRS, Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux, UMR8156 CNRS, Campus Condorcet, Bâtiment recherches Sud, bureau 2052 – 5 cours des Humanités, 93322 Aubervilliers cedex
Page personnelle : iris.ehess.fr/index.php?2622
Membre de l’UE-Cuba FORO (Erasmus+)
Fellow de l’Institut Convergences Migrations
Chercheure associée au Creda / IHEAL et au Cefas

À paraître:
=> Pensando las temporalidades en Cuba: continuidades, tensiones,  desincronizaciones, coordination avec Ana Vera et Mildred de la Torre, La Havane, editorial Temas, 2021
=> Migrations, une chance pour le système de santé ? (Ré)humaniser le soin, sous la direction du collectif « Entrelacs », Éditions Doin, coll. La personne en médecine, 2022.