L’auteur montre l’aggravation de la faim dans le monde lors de la pandémie. Elle établie un rapport entre la qualité de l’alimentation et la classe sociale à laquelle appartient le consommateur. Elle souligne la nécessité d’une politique mondiale dans ce domaine . Elle récuse l’idée de culpabilisation des citoyens par le courant pseudo-écologiste. Il faut repenser notre consommation et notre production alimentaire dans un projet de société global.
Abstract :
The author shows the worsening of hunger in the world during the pandemic. It establishes a relationship between the quality of food and the social class to which the consumer belongs. It highlights the need for a global policy in this area. She rejects the idea of making citizens feel guilty by the pseudo-ecologist current. We must rethink our consumption and our food production in a global social project.
Ce que notre alimentation dit de notre classe sociale, de notre santé et de la société dans laquelle nous vivons : Le vieux proverbe a changé dit la chanson : « On ne mange plus pour vivre, il faut vivre pour manger »[1]. Pourtant, l’accès à une nourriture saine et de qualité n’aura jamais été autant un marqueur de classe. Entre explosion de la malnutrition et de la sous-nutrition dans les pays du Sud comme en Occident d’un côté et gaspillage alimentaire dû à la surproduction de l’autre, la nourriture, comme le système agricole qui la sous-tend, est à l’image de la société capitaliste : emplie de contradictions. Dans l’imaginaire collectif, à fortiori des pays latins et méditerranéens, le repas revêt un aspect social central: c’est autour d’une table qu’on se retrouve pour « faire bombance », festoyer ou tout simplement en famille, la salle à manger ou cuisine étant souvent le centre du foyer.
Cependant tout le monde ne mange pas de la même façon et l’alimentation a un impact direct sur notre santé mais est également un facteur participant aux inégalités sociales de santé. Il existe en effet une relation directe entre l’appartenance à une classe sociale et la santé des individus, non seulement en terme d’espérance de vie mais aussi concernant la plupart des pathologies chroniques. Or, nombres d’entre elles sont directement ou indirectement liées à la nutrition : diabète, obésité, maladie cardiovasculaires, hypertension, ostéoporose, santé bucco-dentaire, anémies, carences ou encore certains cancers.
On a depuis le début de la pandémie de Covid 19 parlé de « maladie de pauvres ». Le virus a en effet touché en premier lieu les classes populaires, celles-ci étant en première ligne de par leur emploi, leurs conditions de vie (ne permettant pas le respect des gestes barrières) ou parce qu’il leur est souvent plus difficile d’accéder aux soins de santé (notamment dans le cadre de systèmes privés ou lorsqu’il y a peu d’infrastructures disponibles). Il faut cependant ajouter à cela que toutes les maladies et carences liées à la nourriture forment la plupart des comorbidités entrainant une possibilité exponentielle d’être touché par une forme grave de la Covid 19. La crise sanitaire aura également eu un impact énorme sur l’explosion de la malnutrition en Europe comme dans le monde.
L’impact de la pandémie sur l’alimentation au niveau mondial
Fin 2020, entre 720 et 820 millions d’êtres humains souffraient de sous-nutrition et 2,37 milliards de personnes supplémentaires n’avaient pas accès à une nourriture adéquate soit environ un quart de la population mondiale. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)[2] estimait en 2020 que la crise sanitaire avait fait basculer entre 83 et 132 millions de personnes dans une situation d’insécurité alimentaire aiguë. Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) prévoyait le doublement de ce chiffre avec 265 millions de personnes pour la fin de l’année 2021. Pour autant, cette explosion des inégalités face à l’alimentation, n’est pas uniquement due à la pandémie. En effet, le nombre de personnes victimes de sous-nutrition ne fait qu’augmenter depuis 2015. Si la tendance se poursuit, le nombre de personnes sous-alimentées pourrait dépasser les 840 millions en 2030, entrainant plusieurs pays dans la famine.
Cependant, l’insécurité alimentaire ne touche pas uniquement la sous-nutrition mais aussi à l’inverse les mauvais régimes alimentaires conduisant au surpoids, à l’obésité et aux pathologies attenantes. En 2016, l’OMS comptait plus de 650 millions d’adultes en situation d’obésité soit 13% de la population adulte mondiale. Selon la FAO, en 2020 plus de la moitié des personnes touchées par la faim vivent en Asie (418 millions) et un tiers en Afrique (282 millions). L’augmentation de la malnutrition liée au régime alimentaire touche quant à elle toutes les régions du monde.
Les femmes occupant les emplois les plus précarisés de la société, elles sont les premières à souffrir de l’insécurité alimentaire. Pourtant elles représentent jusqu’à la moitié des productrices d’aliments dans les pays en développement et plus de la moitié de la main d’œuvre agricole mondiale. Les restrictions d’accès aux ressources tel que le crédit pour une part et le fait que moins de 13% des agricultrices possèdent leur propre terre explique les difficultés à obtenir des aliments de qualités. À cela s’ajoute une culture patriarcale qui fait que les femmes mangent généralement en dernier, moins et moins bien, en particulier lorsque les conditions de vie du ménage se dégradent.
C’est le cas avec la pandémie de COVID-19 qui engendre une hausse de la pauvreté partout dans le monde, y compris en Europe, où de plus en plus de personnes ont besoin d’assistance alimentaire. Selon l’ONG Oxfam[3], plus de 500 millions de personnes risquent de sombrer dans la pauvreté, et en 2020 entre 6100 et 12 000 personnes chaque jour sont mortes de faim des conséquences socio-économiques de la crise sanitaire.
En 2016, un peu moins de 16% de la population de l’Union européenne était « dans une situation de privation matérielle et sociale », c’est à dire des personnes qui ne peuvent se permettre, par manque de ressources financières, certaines dépenses liées au logement, à l’habillement, à l’alimentation et aux loisirs[4]. L’apparition des « nouveaux pauvres » liée à la COVID-19 touche principalement des personnes vivant dans la précarité avant la pandémie et qui ont vu leur situation se dégrader brutalement avec la crise sanitaire. En France, 45% des personnes qui ont sollicité l’aide du Secours Populaire durant le confinement étaient jusque là inconnues de l’association et un Français sur trois a subi une perte de revenu depuis le confinement. Avec la pandémie, la pauvreté touche désormais des catégories jusqu’ici épargnées : des intérimaires, des personnes avec des petits boulots, des artisans, des intermittents du spectacle ou des étudiants. Environ 7% de la population en Europe ne mange pas à sa faim. En 2018, un Italien sur dix était dans l’incapacité d’avoir un repas complet au moins un jour sur deux par manque d’argent. En Suisse, cette situation concerne 3,1% de la population. En France, 30% des Français ne peuvent pas se procurer une alimentation saine pour faire trois repas par jour selon le rapport 2021 du Secours Populaire[5].
Des habitudes alimentaires symptomatiques de notre classe sociale
S’il y a un lien direct entre la pauvreté et l’incapacité à acheter de la nourriture, il y a tout autant un lien entre classe sociale et comportement alimentaire. En effet, dans les pays Occidentaux si l’offre en matière de nourriture a augmenté de façon exponentielle depuis la génération de nos parents (il est loin le temps où l’on offrait une orange à noël aux élèves), les consommations alimentaires des adultes des classes sociales les plus défavorisées sont généralement moins saines que celles des classes sociales supérieures, et engendrent donc des inégalités de santé[6]. Cela se traduit par de faibles apports en fruits et légumes, en produits céréaliers complets, en poissons, fibres, vitamines et minéraux.
Si les apports en énergie et en macronutriments (glucides, lipides, protéines) varient peu selon la classe sociale, la provenance et la composition des aliments, elle si. Le 8 mai 2021 une étude publiée dans The European Journal of Nutrition[7] s’est intéressée aux habitudes alimentaires des français. Il en ressort qu’un tiers (31%) de notre alimentation est composé de produits ultra-transformés. Certes c’est toujours moins que les États-Unis qui, de leur côté, ont une alimentation composée à 50 % de ce type d’aliments. Cependant, la consommation d’aliments ultra-transformés est nettement plus élevée chez les jeunes de moins de trente-cinq ans (indépendamment de leur sexe) et les personnes faisant partie des classes sociales les plus pauvres. Le recours aux conserves est par exemple bien plus important chez les ménages les plus pauvres que chez les plus aisés. De la même façon, une calorie de fruits et légumes frais coûte en moyenne 5 fois plus cher qu’une calorie d’un autre aliment[8].
Les personnes qui consomment plus d’aliments ultra-transformés ont un apport en protéines moins important et moins diversifié que les autres. Ces apports se composent surtout de protéines végétales provenant de céréales raffinées, tandis que les consommateurs d’aliments peu transformés témoignent d’apports plus élevés, plus riches en protéines animales et avec une grande diversité au sein des protéines végétales. Cela se traduit par un régime global peu équilibré en matière d’apports nutritionnels et donc plus à même d’engendrer des pathologies liées (fort taux de cholestérol, carences, anémies, surpoids…).
Les inégalités de consommations alimentaires se construisent dès l’enfance et l’adolescence. Les foyers les plus pauvres auront une consommation moins favorable à la santé, non pas tant entre les groupes d’aliments, mais surtout dans les substitutions au sein d’un même groupe. Les différences se manifestent aussi en terme de rythmes alimentaires. On constate par exemple que les adolescents issus des milieux populaires seront plus nombreux à « sauter » le petit-déjeuner. Les personnes âgées constituent également une population particulièrement vulnérable. Les consommations alimentaires au-delà de 70-75 ans sont caractérisés par des apports insuffisants en féculents et en viandes/poisson/œufs au regard des recommandations. De la même façon, les populations des départements d’Outre-mer, subissant une inégalité sociale-économique accrue, connaissent une vulnérabilité nutritionnelle particulière.
La paupérisation d’une partie de la population ces dernières années a entrainé des risques nutritionnels et une insécurité alimentaire accrue. En d’autres termes, on peut dire que les classes populaires sont soumises à une double peine : la contrainte économique d’une part et la contrainte en terme « d’habitus » culturel et de comportement alimentaire de l’autre. Selon notre classe sociale, « l’acte alimentaire » varie. Que ce soit la définition de ce qu’est un repas, sa composition, sa régularité (nombre de prises, horaires…), ses modalités (lieu, contexte…) comme les manières de manger : les pratiques alimentaires entretiennent un lien étroit avec le prestige social. Derrière les différences de consommation, peuvent s’opérer des stratégies de distinction des classes dominantes visant à maintenir leur singularité (accès à la gastronomie ou régime particulier) quitte à culpabiliser les classes populaires. Alors que chez les classes les plus favorisées, l’alimentation fait partie de l’éducation, du rapport au corps et à la santé, dans les foyers les plus pauvres il s’agit d’abord de s’assurer que les enfants mangent en quantité suffisante. Ainsi pour les plus précaires, l’alimentation ne joue plus son rôle de « sociabilité » et peut même être un facteur d’isolement.
Repenser notre consommation et notre production alimentaire dans un projet de société global
L’accès à une alimentation variée et de qualité pour les uns et à la « malbouffe » pour les autres serait-elle une fatalité ? Pourtant la production globale permettrait aujourd’hui de nourrir correctement bien plus que population mondiale[9]. Chaque année, 88 millions de tonnes de nourriture sont gaspillées dans l’Union européenne. C’est 20 % de l’ensemble des denrées alimentaires qu’elle produit[10].
L’objectif 2.1 des Objectifs de Développement Durables (ODD) adoptés en septembre 2015 à l’Assemblée des Nations Unies consistait pourtant à assurer l’accès de tous à une alimentation saine, nutritive et suffisante pour 2030. L’objectif 2.2 consistait quant à lui à éradiquer toutes les formes de malnutrition. 7 ans après l’adoption des ODD, ou sont passées les belles promesses ? Devant l’urgence, les Nations Unies ont annoncé un « Sommet sur les systèmes alimentaire » en octobre 2019. Celui-ci a été reporté à septembre 2021 pour cause de pandémie. Si les ambitions affichées « d’actions audacieuses pour progresser dans la réalisation des ODD » étaient plus que louables, celui-ci s’est révélé être au final une resucée de la vieille recette libérale tant sur la forme que sur le fond. En effet, au lieu d’impliquer des acteurs clés tel que la FAO ou le Comité de Sécurité Alimentaire (CSA), l’ONU a préféré faire la part belle aux organisations du secteur privé notamment via le Forum Économique et Social. 400 organisations de la société civile se sont d’ailleurs plaintes dans une lettre commune adressée au secrétaire de l’ONU avant de boycotter massivement le sommet[11].
Sans surprise donc, l’analyse des causes de la malnutrition est celle des acteurs dominants de l’agro-industrie. La faim dans le monde serait dûe au manque de productivité, au sous-investissement et à la faible intégration au marché des agricultures des pays du Sud. Il faudrait donc libéraliser d’avantage les échanges agricoles et accroître la production dans les pays du Sud à travers l’établissement de partenariats publics-privés. Autant dire que ces « solutions » inefficaces aujourd’hui ne le seront pas plus demain. Au contraire, 30 ans de libéralisme en Europe comme dans le monde ont déjà eu des répercussions dramatiques sur la souveraineté alimentaire des états comme sur l’alimentation des ménages et la vie des paysans. Alors que la plupart des travailleurs du monde agricole ne peuvent plus vivre de leur métier d’une part et que les classes populaires peinent à se nourrir sainement de l’autre, c’est ces grandes firmes agroalimentaires qui tirent les ficelles du système en exploitant toujours plus les êtres humains comme les ressources. Il est aujourd’hui nécessaire de revoir tout le système de production agricole si l’on veut répondre au besoin de nutrition pour tous et à l’urgence climatique. Cette prise de conscience existe d’ailleurs largement, notamment à gauche et chez les écologistes.
Cependant là encore les solutions diffèrent. La société actuelle étant de plus en plus individualiste, certains mettent en avant les « efforts personnels » pour répondre aux besoins. Chacun devrait donc manger local, moins ou pas de protéines animales, ou encore bio. Cette vision inspirée de l’idéologie de « sobriété heureuse » prôner par Pierre Rabhi, entre idéalisme et mysticisme (pour ne pas dire imposture), se heurte toutefois à la réalité[12]. En effet nous l’avons vu : les contraintes financières comme les habitus sociaux sont déterminants dans notre manière de consommer et de nous alimenter. Pour « se changer soi-même » il faut donc s’attaquer au système dans son ensemble et non pas stigmatiser une partie de la population.
Il existe pour cela plusieurs propositions à mettre au débat. L’urgence est évidemment de revoir de fond en comble notre politique agricole au niveau Européen et mondial. La présidence française de l’UE, entamée le 1er janvier 2021, pourrait servir à refonder la Politique Agricole Commune (PAC) pour en faire une Politique Agricole et Alimentaire (PAAC) au service de la relocalisation de l’agriculture, de la transition écologique et de la réponse aux besoins humains (tant des paysans que des consommateurs).
À l’échelle mondiale, il y a urgence à sortir l’agriculture des règles de l’OMC, des accords de libre échanges et de convoquer un véritable sommet pour l’alimentation et la souveraineté alimentaire sous l’égide de la FAO en lieu et place de la mascarade à laquelle nous avons eu le droit en fin d’année 2021. La souveraineté alimentaire doit comprendre le droit des paysans à produire les aliments permettant de nourrir la population, en mettant fin à l’accaparement des terres et en assurant l’accès des agriculteurs à la terre, aux semences et à l’eau. Pour mettre un terme à la faim dans le monde il faut produire autrement : de manière plus durable et locale, et mettre fin au gaspillage alimentaire. La transition vers l’agro-écologie doit se faire en favorisant les fermes à taille humaine et familiale et non pas comme on le voit aujourd’hui en « industrialisant le bio » ou en repeignant en vert un système ultra-productiviste. Mais tout cela n’est pas suffisant. Pour « bien manger » il faut aussi que la nourriture fasse partie intégrante de l’éducation dès le plus jeune âge. Cela passe par exemple par le développement de cantines scolaires accessibles à tous, proposant des repas équilibrés et favorisant les produits issus de l’agriculture locale. La dimension sociale du repas doit également être valoriser et la nourriture ne doit plus être un objet de culpabilisation ou d’isolement. “Il ne suffit pas de donner un toit et du pain aux hommes, il faut mettre Gauguin dans nos assiettes et Rimbaud dans nos verres.” disait le peintre Kijno. Autrement dit, avoir « accès au beau et au bon », pour reprendre les termes de Fabien Roussel pendant la campagne présidentielle, est tout autant un enjeu de santé publique qu’un projet de société.