© Jean Wimmerlin (Unsplash)

Premiers enseignements de l’étude Match réalisée par l’Institut Jean-François Rey

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Résumé :

Les soins non programmés entraînent une diminution du pouvoir d’agir des usagers, mais certains médecins n’y sont pas sensibles. La forte demande de soins exerce une pression sur les médecins interviewés, les amène à se protéger des patients indésirables porteurs d’une demande considérée maintes fois comme illégitime. Le tri, fondé sur des procédures aléatoires pour se protéger, avoir un équilibre de vie, libérer du temps médical, peut assurer aux médecins la bonne régulation des rendez-vous en soins non programmés, en revanche, au niveau du territoire, cela a un impact très négatif pour les usagers. Cette attitude qui consiste à opposer les acteurs du système de santé en deux camps distincts – les médecins et les usagers – ne fait pas avancer le dialogue. Les problèmes s’accumulent avec le temps faute d’un travail de coordination. Par ailleurs, il y a des médecins qui pensent que les patients n’ont pas suffisamment le niveau pour avoir un pouvoir de décision au sein des CPTS. Les CPTS sont une structure qui a été façonnée par les représentations et attentes des professionnels de santé. L’analyse sur les infirmières confirme l’idée que l’objectif de territorialiser la santé reste une réalité encore lointaine. Les malades cherchent à trouver des moyens pour se soigner en contournant le système de santé. Ce que beaucoup d’usagers souhaitent, c’est d’avoir à nouveau un médecin de famille. Les usagers méconnaissent les portes d’entrée du système de santé, lorsqu’ils sont confrontés à une demande de soins non programmés.

Abstract :

Unscheduled care leads to a reduction in users’ power to act, but some doctors are not sensitive to this. The high demand for care exerts pressure on the doctors interviewed, leading them to protect themselves from undesirable patients carrying a request that is often considered illegitimate. Sorting, based on random procedures to protect themselves, have a balance of life, free up medical time, can ensure doctors the proper regulation of unscheduled care appointments, on the other hand, at the territorial level, this has a very negative impact for users. This attitude, which consists in opposing the actors of the health system into two distinct camps – the doctors and the users – does not advance the dialogue. The problems accumulate over time for lack of coordination work. In addition, there are doctors who think that patients do not have enough level to have decision-making power within the CPTS. The CPTS are a structure that has been shaped by the representations and expectations of health professionals. The analysis of nurses confirms the idea that the objective of territorializing health is still a distant reality. Patients seek to find ways to treat themselves by circumventing the health system. What many users want is to have a family doctor again. Users are unaware of the entry points to the health system when faced with a request for unscheduled care.

L’étude lancée par l’Institut Jean-François, institut de recherche des centres de santé en soins primaires, portant sur les soins non programmés (notions, représentations, attitudes et modes de gestion) donne ses premiers résultats. L’enquête sociologique conduite auprès des professionnels de santé et des usagers en lien avec le département de Médecine générale de Sorbonne Paris Nord a été conduite par Camila Giorgetti Paugam. Nous présentons ici seulement les premières conclusions de l’auteur du rapport.

Cette recherche a permis de faire ressortir les points suivants que nous reprenons de façon synthétique afin d’ouvrir la réflexion sur le devenir des soins non programmés.

  • 1) Les données montrent un décalage entre les idées présupposées présentes dans le projet initial et la réalité du terrain. Les univers auxquels appartiennent les médecins et les usagers se sont montrés incompatibles et éloignés. Cela est en soi un résultat important à prendre en compte dans l’analyse : en partant des présupposés, un groupe de médecins voulait comprendre ce qui motive les usagers à développer des stratégies pour avoir une réponse rapide à leurs besoins. Qu’est-ce qui les poussait à prendre un rendez-vous ? Qu’est-ce qu’ils attendaient d’une consultation de ce type ? Dans quelles circonstances étaient-ils amenés à rechercher, déclencher les soins souhaités ? Quel sens attribuaient-ils aux soins non programmés ? Les médecins étaient ainsi persuadés que les patients/usagers qu’ils avaient l’habitude de côtoyer dans leur cabinet/structure et à qui ils destinaient scrupuleusement leurs soins étaient des acteurs du système de soins à part entière, conscients, autonomes, dotés d’une intentionnalité, poussés par une logique d’action, orientés par un système de rationalisations, de représentations, disposant d’une faculté à faire des calculs et évaluer les risques et les coûts de leurs actions. Les résultats présentés dans ce rapport montrent que contrairement à la logique imaginée par les médecins, les usagers, lorsqu’ils sont face au besoin d’un soin non programmé, se retrouvent démunis. Ils subissent ce genre d’événement et utilisent de façon minimale leurs propres ressources. Les soins non programmés restent une énigme qu’ils vivent au quotidien sans parvenir à la résoudre. Lors d’une demande de soins non programmés, ils agissent par impulsion, orientés par leurs peurs et émotions, en repoussant le problème, en se soumettant à ce qui se présente à eux, sans trop se questionner sur le pourquoi du comment. Ce décalage entre les suppositions des médecins et la réalité s’explique, au moins partiellement, par la surestimation des capacités à agir des patients dans un système de santé qui se fragilise. Les soins non programmés entraînent une diminution du pouvoir d’agir des usagers, mais certains médecins ne sont pas sensibles à cela, soit parce qu’ils sont submergés par une demande qu’ils n’arrivent pas à canaliser, soit parce qu’ils sont imprégnés des idées préconçues qui les empêchent d’avoir une meilleure compréhension de la réalité.
  • 2) La forte demande de soins exerce une pression sur les médecins interviewés, les amène à se protéger des patients indésirables porteurs d’une demande considérée maintes fois comme illégitime. Par conséquent, ils établissent d’un autre côté des barrières, et essayent, en même temps, de libérer du temps médical, par crainte de voir la qualité de leur travail amoindrie et leur vie personnelle envahie (en particulier les plus jeunes). Leur vie professionnelle est remplie d’activités chronophages : ils sont dispersés entre les consultations, la gestion de rendez-vous, le choix des filtres, la gestion administrative et la bureaucratie (la « paperasse »). Par une démarche réflexive, ils essayent d’objectiver leur relation avec le gouvernement, leurs rémunérations et conditions de travail. Ce qui en ressort, c’est l’idée que leur activité se transforme, certains doutent de leur avenir et de ce qu’ils peuvent / doivent apporter pendant les consultations, ils ne savent plus quelle place ils occupent dans le système de santé. Par ailleurs, ils croient que l’urgence n’est pas la branche qu’ils ont choisie, la ville n’est pas le lieu pour les soins non programmés. En effet, peu de médecins pensent que leur rôle consiste à cerner, désamorcer et temporiser les situations. Il est clair que les soins non programmés les amènent également à s’interroger sur les fondements de la profession, qui a été mise à l’épreuve pendant la pandémie.
  • 3) Les soins non programmés deviennent donc un souci, car ce type de demande ne correspond pas au modèle de consultations organisées par rendez-vous pris à l’avance, qui prévaut en France. Plusieurs méthodes sont mises en place pour trier la demande. En procédant ainsi, chaque médecin participe à la régulation de son territoire. Le taux global de demandes de soins non programmés dépend donc de la répartition de cette demande réalisée dans chaque structure / cabinet, et, à l’inverse, la régulation réalisée dans chaque cabinet / structure relève notamment de ce qui se passe en amont, dans l’ensemble des cabinets et structures médico-sociales du territoire. Le tri, fondé sur des procédures aléatoires pour se protéger, avoir un équilibre de vie, libérer du temps médical, peut assurer aux médecins la bonne régulation des rendez-vous en soins non programmés, en revanche, au niveau du territoire, cela a un impact très négatif, en particulier pour les usagers.
  • 4) En ce qui concerne le tri, le choix réalisé par le médecin est personnalisé, et fait en fonction des représentations de la patientèle. Dans le milieu médical, plusieurs représentations à propos du rapport des usagers au système de santé sont répandues, elles tendent à une responsabilisation des patients. L’idée que les dysfonctionnements du système de santé sont en grande partie dus au comportement inadéquat des usagers est très ancienne. Ces représentations ont toujours existé, à côté d’autres types de représentations, qui reposent sur la bienveillance et un regard compréhensif vis-à-vis des patients. Toutefois, les soins non programmés ne font que réactiver et renforcer ces représentations négatives, car, pour certains médecins, les usagers sont les responsables de cette situation intenable. Une distinction doit être faite entre le discours des médecins qui prône l’éducation comme un moyen de faire de la prévention, c’est-à-dire, dans le but d’améliorer la santé publique, et un autre discours qui revêt une connotation morale : il faut civiliser les comportements, car les soins non programmés relèvent plutôt d’un autre habitus (au sens bourdieusien). L’idée clé de ce discours – « le civisme s’en va » – met l’accent sur le comportement des usagers et masque la dimension structurelle du problème, qui reste insoluble. Cette attitude qui consiste à opposer les acteurs du système de santé en deux camps distincts – (nous) les médecins et (eux) les usagers – ne fait pas avancer le dialogue et ne contribue point à la recherche d’une solution au problème de soins non programmés.
  • 5) L’analyse réalisée dans ce rapport montre la difficulté pour certains médecins de ville à atteindre des objectifs essentiels des politiques de santé. Si, d’un côté, ils plaident pour la mise en place d’une médecine de parcours, qui repose sur la coordination de professionnels de santé au niveau d’un territoire, voire le décloisonnement entre les professions médicales et sociales, afin de pouvoir pratiquer l’approche globale, d’un autre côté, ils se sentent démunis par rapport à cet objectif. Leur connaissance du territoire est pour certains partielle, il leur manque des interlocuteurs pour les aider à répondre aux problématiques multiples auxquelles ils sont confrontés. Les soins non programmés aggravent la situation. Une demande de soin non programmé qui ne trouve pas de réponse sur un territoire donné, dans un délai raisonnable, peut entraîner une rupture de parcours. Les problèmes s’accumulent avec le temps faute d’un travail de coordination qui pourrait éviter bien entendu le passage aux urgences, mais aussi la dégradation des conditions de vie du patient.
  • 6) Selon les médecins, les dispositifs créés par le gouvernement, le SAS et la CPTS, ne constituent pas un outil convaincant pour la prise en charge des soins non programmés. Parmi d’autres questions, plusieurs médecins se demandent ce que cela peut représenter dans leur vie en termes de charge de travail, car ils craignent un burn-out. La crainte de voir leur liberté se réduire en raison d’un dispositif mis en place par un pouvoir pyramidal et une méfiance par rapport à la capacité du SAS et de la CPTS de promouvoir le désengorgement des urgences constituent les principaux arguments qui les empêchent d’adhérer à ces deux dispositifs. En ce qui concerne les objectifs de démocratie sanitaire, l’étude présentée dans ce rapport montre que les médecins sont mitigés par rapport à l’inclusion des patients / usagers au sein des CPTS. Certains médecins se demandent comment les intégrer, d’autres se refusent de leur attribuer une plus grande participation aux CPTS. Ces résistances de la part des médecins montrent que sur le plan des représentations, il existe beaucoup d’hésitations, et cela constitue un obstacle pour une meilleure répartition de pouvoir au sein des CPTS. La démocratie sanitaire peine à s’imposer puisque certains médecins pensent que cela peut représenter un problème dans la mesure où cette rencontre peut engendrer des discussions conflictuelles. Par ailleurs, il y a des médecins qui pensent que les usagers/patients n’ont pas suffisamment le niveau pour participer de façon active et avoir un pouvoir de décision au sein des CPTS.
  • 7) Il convient de noter que si les CPTS ont été impulsées par le Gouvernement, elles correspondent surtout à la construction sociale et institutionnelle dans le champ de la santé. Elles sont l’incarnation des valeurs, des idées et des principes de base partagés par une partie des professionnels de santé. Ce qui unit ces derniers, c’est le fait de croire que les CPTS peuvent occuper une place importante dans l’organisation des soins sur l’ensemble du territoire français en favorisant la coordination interprofessionnelle. Il s’agit donc d’une structure qui a été façonnée par les représentations et attentes des professionnels de santé en écho aux besoins exprimés par de nombreuses franges de la société. Son avenir dépend aussi de l’évolution de ces représentations.
  • 8) L’analyse sur les infirmières IDE confirme l’idée que l’objectif de territorialiser la santé a peut-être eu des avancées, mais reste une réalité encore lointaine. Sur le plan politique, il existe une hésitation des médecins à adhérer aux CPTS – principal outil de coordination territoriale. Ce processus implique la mise en place des réseaux de professionnels et services d’un même territoire, et d’un travail de coordination entre eux. Cependant, il existe des barrières qui rendent ce travail de coordination difficile, car d’un côté, les secteurs médicaux et médico-sociaux sont encore cloisonnés, d’un autre côté, il est difficile de faire tomber ces barrières entre les professionnels, qui sont indisponibles la plupart du temps. L’exemple des IDE est emblématique, puisque les infirmières rencontrent des difficultés pour communiquer avec les médecins. Comme elles sont en première ligne pour arbitrer sur la gravité des soins, elles sont toujours exposées à des situations difficiles, à cause de l’indisponibilité des médecins. Au niveau du territoire, elles sont souvent confrontées à la misère, au vieillissement et à l’isolement de la population et se débrouillent comme elles peuvent pour trouver des réponses adaptées aux besoins de chacun sur le territoire. Leurs difficultés témoignent de la lenteur de la mise en œuvre d’un véritable effort de coordination à l’échelle territoriale. Tout mène à croire que d’autres acteurs de la santé souffrent de ce manque de coordination dans leur quotidien et regrettent les effets que cela peut entraîner dans la vie des patients/usagers.
  • 9) La porte d’entrée du système de santé est la structure/cabinet de soins primaires. Cependant, comme en France il s’agit d’un modèle professionnel non hiérarchisé dont l’organisation des soins est laissée à l’initiative des acteurs, cette porte reste ouverte si l’usager remplit certaines conditions (par exemple, s’il est porteur d’une demande considérée comme légitime, s’il est un ancien patient ou si son comportement correspond aux attentes du médecin). Il a intériorisé et banalisé l’idée que, pour ces raisons, il n’aura pas accès aux soins primaires, d’autant plus qu’il sait qu’il y a une pénurie de médecins généralistes. En outre, la plupart d’entre eux considèrent qu’en général ils sont en très bonne santé et qu’ils supportent bien la douleur, et cela les réconforte dans l’idée de ne pas courir pour voir le médecin lors d’un soin non programmé. Un système de débrouille s’installe, notamment quand le médecin généraliste est absent : de l’internet au pharmacien, ils essayent de trouver une explication et une solution à leur problème. L’automédication est banalisée et devenue une pratique récurrente. En cas d’isolement, de multi-pathologie chez les personnes âgées et de maladies chroniques, les soins non programmés peuvent constituer une épreuve difficile à supporter. D’une façon générale, indépendamment de l’âge, la prise en compte d’un problème de santé est influencée par ces représentations sur la disponibilité du médecin généraliste. Certains ne pensent plus à prendre un rendez-vous avec leur médecin, et ils croient d’emblée pouvoir se passer de la consultation. Leur stratégie consiste à trouver des moyens pour se soigner en contournant le système de santé. D’autres se débrouillent pour trouver le médecin qui pourra les recevoir, ils ne visent qu’à se dépêtrer d’une situation épineuse qui les accable.
  • 10) Des obstacles s’interposent dans la recherche de soins adéquats avec le professionnel de leur choix, à l’endroit qu’ils estiment être le plus approprié pour répondre à leurs besoins, notamment lorsqu’il s’agit d’une demande de soins non programmés. Face à la non-régulation du système de soins, les usagers sont contraints d’accepter le premier venant, leur capacité à réaliser des choix est réduite, et cela peut avoir des effets négatifs sur la relation thérapeutique établie avec le nouveau médecin. Par ailleurs, les usagers ont intériorisé et accepté le fait qu’ils doivent attendre longtemps pour un rendez-vous avec leur médecin traitant. Ils deviennent stratégiques lorsqu’ils prennent un rendez-vous pour obtenir un certificat médical (arrêt de travail, pratique sportive…). C’est à ce moment-là que certains développent un système de rationalisation pour prendre le rendez-vous rapidement et convaincre le médecin de la nécessité de leur demande de certificat. Un système de rationalisation est mis en place, ils élaborent des calculs et sont rusés envers leur médecin. Toutefois, ils savent d’emblée que leur demande peut ne pas être considérée comme légitime, ce qui les met dans une position embarrassante. Cependant, ce ne serait qu’à ce moment-là qu’ils deviennent vraiment acteurs calculateurs. Ils se rebellent parfois face à l’opacité des mesures administratives et aux renvois successifs entre les services et se battent pour obtenir ce qu’ils pensent être un droit. Mis à part les situations inexcusables, où prévaut le manque de respect, cette course aux certificats oblige certains à sortir de leur passivité, d’autres à affronter leur déréliction. Par ailleurs, la plupart d’entre eux aimeraient établir avec leur médecin une relation altruiste, fondée sur la bienveillance, les petites attentions et le besoin d’une relation plus personnelle. En effet, ce que beaucoup d’usagers souhaitent, c’est d’avoir à nouveau un médecin de famille.
  • 11) Les usagers méconnaissent les portes d’entrée du système de santé, lorsqu’ils sont confrontés à une demande de soins non programmés. En effet, dans l’imaginaire des usagers, cette porte n’existe pas quand ils ont un problème qui apparaît de façon inopinée. Ils vont spontanément se soigner ou se présenter aux structures de soins primaires qu’ils connaissent et tenter leur chance. Ils tâtonnent autour d’eux, ils sont très reconnaissants quand ils trouvent un médecin dans une maison de santé pluri-professionnelle ou un centre de santé qui réserve des créneaux dans la journée aux soins non programmés. Cependant, avant de connaître ces structures, c’est souvent, comme ils le disent, la galère. Le soir, la nuit ou le week-end, le problème s’aggrave. Ils ne savent pas où se diriger pour se soigner. D’ailleurs, ils ne savent même pas ce que signifie l’expression « soins non programmés ». Pour eux, il s’agit d’une urgence, dont le degré d’intensité aurait pu être atténué s’ils avaient su où obtenir un conseil avant de s’adresser au médecin traitant. Entre le SAMU, SOS Médecins et le médecin traitant qui est de moins en moins disponible, il n’y a pas d’intermédiaire. Les soins non programmés relèvent d’un problème d’accès aux soins qui affecte les habitants des différents territoires de l’Île-de-France. L’organisation des soins en ville est en train de se transformer, cependant ces changements ne seront vraiment effectifs que si une évolution profonde se produit sur le plan des représentations véhiculées dans l’imaginaire des acteurs du système de santé.