Résumé :
L’auteur, médecin du travail militant dénonce ici la nouvelle gestion des travailleurs. L’individualisation, l’intensification du travail, l’intériorisation des objectifs et des méthodes du management sont autant de méthodes néolibérales qui aboutissent à la honte et à la peur. N’est-ce pas vers l’abîme que se dirige alors le monde du travail ?
Abstract :
The author, an activist occupational doctor, denounces here the new management of workers. Individualization, the intensification of work, the internalization of management objectives and methods are all neoliberal methods that lead to shame and fear. Isn’t the world of work heading towards the abyss?
Les atteintes psychiques à la santé ne sont pas un effet collatéral du management néolibéral mais en sont le moteur. L’exploitation de la force de travail dans les sociétés capitalistes se heurtait jusqu’alors à l’action collective et coordonnée des travailleuses et des travailleurs. Cette résistance rendait difficile d’augmenter les profits. Le néolibéralisme a conçu un management dont l’objectif est de mettre en place des stratégies qui vont avoir pour objet d’annihiler cette résistance.
Ainsi ces stratégies vont s’efforcer d’atteindre trois objectifs principaux :
- L’individualisation par la mise en concurrence des salariés sur des critères qui ne considèrent que le travail prescrit et méprisent la réalité du travail. Le moment de l’entretien individuel est le lieu idéal pour individualiser.
- L’intensification du travail qui vise à une meilleure exploitation de la force de travail et qui est favorisée par l’individualisation et son critère évaluatif et qui, en plus de « l’optimisation » du rendement, sidère la pensée et empêche tout échange entre collègues. Ainsi le télétravail combine ces deux stratégies et constitue un moyen très efficace de mettre l’activité professionnelle au premier plan au détriment de la vie personnelle.
- L’intériorisation des objectifs et des méthodes du management : L’arrêt de la pensée critique qui naît des deux premiers objectifs va créer des circonstances favorables pour l’aboutissement de ce troisième objectif. C’est le temps essentiel de l’emprise. Son importance est plus importante pour l’encadrement devenu manager chargé d’obtenir, à tout prix, les résultats exigés des « collaborateurs ».
Il s’agit d’optimiser les « ressources humaines » (expression révélatrice qui transforme les êtres humains en simple ressource désincarnée). En contrepoint, le management utilise une novlangue de concepts « positifs » qui dissimulent la réalité féroce : risques psycho-sociaux, qualité de vie au travail, prévention de la désinsertion professionnelle… Comme toute idéologie sectaire, voire totalitaire, il s’agit d’obtenir le « désolément » (au sens qu’en donne Hannah Arendt) c’est-à-dire d’ôter le sol sous les pieds du travailleur ou de la travailleuse, de lui faire oublier tout lien à la réalité du travail et d’obtenir son adhésion à l’idéologie de management.
Ainsi tout ce qui est au cœur de la richesse du travail, sa réalité, son intérêt, son caractère collectif, qui permet reconnaissance et progression des talents, son utilité, n’existe plus.
Tout cela est destructeur pour la santé physique, mentale et aussi sociale. L’égoïsme politique, le rejet de l’autre, l’individualisme social, l’enfermement sur soi-même sont étroitement liées à ces pratiques du management. Comment la santé psychique pourrait-elle échapper aux conséquences de ces pratiques délétères ?
Ainsi naissent :
- La peur qui est le résultat de l’isolement et de ses conséquences qui génèrent doute sur soi-même et l’inquiétude de ne pas atteindre les objectifs fixés
- La honte d’agir à rebours de son éthique personnelle et de ne pas apporter d’aide ou de refuser son aide aux autres.
Épuisement professionnel, dépression, passages à l’acte hétéro ou auto-agressif, psychose réactionnelle… sont les conséquences prévisibles des techniques du management néolibéral.
A cela s’ajoute l’invisibilité programmée des effets du management. Aucun tableau de maladie professionnelle ne vient donner la possibilité aux victimes de faire reconnaître les conséquences de cette organisation du travail. Cela rend inapplicable la présomption d’origine qui est liée à l’existence d’un tableau de MP. C’est pourquoi devant toute atteinte psychique liée au management néolibéral une ruse consiste à remonter à la source du traumatisme et, si possible, de déterminer un lieu et un temps ainsi que des preuves pour construire la possibilité de déclarer cette atteinte en accident du travail, afin de bénéficier de la présomption d’origine.
Si cela n’est pas possible, dans l’état très problématique de santé des victimes il leur faut prouver que leur santé a été altérée par l’organisation de travail délétère.
Plusieurs tentatives de création d’un tableau de maladie professionnelle pour faire reconnaître ces maladies professionnelles ont échoué. Certains médecins, notamment médecins du travail ou psychiatres, qui ont développés une clinique médicale adaptée, et qui attestent, à juste titre, du lien santé travail, sont systématiquement l’objet de plaintes des employeurs devant les conseils de l’ordre des médecins qui sont leurs complices et condamnés. Les médecins sont, eux aussi, gagnés par la peur et la honte.
C’est pourquoi il est urgent de mettre en pleine lumière les travaux de notre association
- D’une part parce que dès 1990 nous avons alerté sur ce que nous observions des effets de ces nouvelles organisations du travail et leur potentiel délétère ce qui a été cristallisé dans l’ouvrage « des médecins du travail prennent la parole ».
- D’autre part parce que nous avons engagé depuis 25 ans des travaux collectifs pour élaborer et mettre en œuvre, dans nos pratiques, une clinique médicale du travail qui permet de faire le lien entre la santé et le travail ce qui ne pourra plus être nié après publication de notre prochain ouvrage sur ce sujet.
Il faut bien reconnaître que même si une résistance contre ces méthodes de management a émergé, son efficacité est très relative. Les partisans de cette idéologie pernicieuse ont donc décidé de s’en prendre aux services publics et de les vendre à l’encan. C’est pourquoi les moyens des services publics ont été étranglés jusqu’à ce que leur fonctionnement devienne problématique. Il en est ainsi de l’éducation, à la santé en passant par l’aide à l’emploi et les transports publics. La dégradation de ce qui est un bien commun entraine des critiques et une désaffection pour le caractère public de ces services.
La privatisation est en bonne voie mais une dernière étape est nécessaire. Il faut en finir avec la volonté des travailleuses et des travailleurs de ce secteur de servir les autres citoyennes et citoyens c’est tout l’objet du New Public Management qui transpose le management néolibéral du secteur privé dans le secteur public. Cela à deux objectifs :
- En dégrader encore plus rapidement le fonctionnement
- formater l’esprit des agents publics pour qu’ils et elles acceptent la transition désastreuse en cours.
Ainsi, les objectifs sociaux et environnementaux n’auront plus court. Seule régnera la loi de l’égoïsme et du profit, le malheur pour les plus démunis. Nous serons alors sur la voie du chaos vers ce qui pourrait bien être une nouvelle extinction.