© Towfiqu Barbhuiya (unsplash)

Les inégalités sociales dans les récupérations post-AVC

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Résumé :
L’auteur souligne, arguments à l’appui, que les inégalités sociales, de classe et de genre sont particulièrement nuisibles dans les récupérations post-accidents vasculaires cérébraux au détriment des plus pauvres et des femmes. La sociologie et l’ethnologie devraient être mieux connues par les équipes médicales pour une meilleure prise en compte dans les prises en charge.

Abstract :
The author underlines, with supporting arguments, that social, class and gender inequalities are particularly harmful in post-stroke recoveries to the detriment of the poorest and women. Sociology and ethnology should be better known by medical teams for better consideration in treatment.

Ces dernières années, la pandémie de Covid-19 (avec ses chiffres de contamination et de mortalité qui variaient selon les groupes sociaux) ou encore les débats sur l’âge de la retraite et les espérances de vie différentielles ont rendu visibles des inégalités sociales de santé qui sont pourtant loin de se réduire à leurs exemples les plus connus. Une pathologie fréquente comme l’Accident Vasculaire Cérébral, sur laquelle les prises en charge ont considérablement progressé depuis une trentaine d’années, est ainsi marquée par de fortes différences qui sont autant d’inégalités qui ne s’expliquent pas seulement médicalement ou biologiquement.

Cause majeure de mortalité, de démence ou de handicap acquis chez l’adulte, l’AVC entraîne l’arrêt de la circulation sanguine dans une partie du cerveau et peut brutalement faire disparaître ou empêcher, de façon temporaire ou définitive, un grand nombre de capacités de la vie quotidienne, dans des domaines physiques ou intellectuels très divers : la mobilité des membres, la marche, la déglutition, la planification, la lecture, la préhension etc. De plus, et c’est là une spécificité importante de la pathologie du point de vue du handicap, ces altérations peuvent aussi être entièrement ou en partie réversibles.

Or, il existe des différences sociales, de classe et de genre, tant dans la survenue des AVC que dans leurs séquelles. Tout d’abord, l’AVC ne frappe pas au hasard, et l’existence d’une relation inverse entre la position sociale (approchée par le revenu, le dernier diplôme détenu, la profession, le lieu d’habitation ou leur combinaison) et la survenue des AVC fait l’objet d’un large consensus dans les études épidémiologiques : les classes populaires sont davantage touchées par les AVC, elles sont touchées par des AVC plus graves et elles en meurent plus souvent. On retrouve ici les résultats concernant d’autres pathologies, à savoir que la position sociale produit des corps aux états de santé différents du fait de la construction sociale continue du biologique, dès avant la naissance et jusqu’à la mort, par des modes de vie, des conditions de travail, des expositions à des facteurs de risques, des rapports au monde médical et des prises en charge différentes. En particulier ici, des positions et dispositions sociales s’incarnent et deviennent alors de l’hypertension artérielle non traitée, du diabète, de l’obésité, du tabagisme, du manque d’activité physique, qui sont plus fréquents chez les membres des classes populaires et sont facteurs d’AVC.

À âge donné, l’AVC est aussi plus fréquent chez les hommes, mais il y a plus d’AVC féminins du fait de l’espérance de vie plus longue des femmes, au point que l’AVC constitue la première cause de mortalité chez elles. Surtout, bien qu’elles connaissent davantage les signes d’alerte de l’AVC que les hommes, il semble que les femmes parviennent plus tardivement aux urgences que les hommes, réduisant de ce fait de façon notable leur chance de survie et de limitation des séquelles. Il est ainsi possible qu’elles fassent bénéficier les hommes de leur attention et de leur souci sanitaires, alors que la réciproque ne serait pas valable.

Cette dernière remarque signale en fait déjà un autre type d’inégalités sociales de santé : celles qui résultent des effets différentiels des prises en charge médicales. Elles sont souvent perçues sous le seul angle de l’accès aux soins, c’est-à-dire des  meilleures prises en charge, en termes de proximité, de spécialités ou de qualités des soins dans le cas des positions sociales les plus favorisées — une étude de la fin du XXe siècle avait montré par exemple que suite à un AVC, les patients les plus favorisés avaient plus souvent été hospitalisés dans un hôpital universitaire, plus souvent été examinés par un spécialiste en neurologie, et ils avaient plus souvent bénéficié d’une IRM (technologie plus rare à l’époque) que les patients les moins favorisés. Des études plus récentes montrent qu’ils sont plus souvent pris en charge dans une unité spécialisée dans l’AVC puis ensuite dans une service de rééducation.

Toutefois, cette forme d’accès différentiel aux soins est loin d’épuiser le spectre des inégalités sociales de récupérations dans les cas d’AVC. Les patients les plus défavorisés (à nouveau : les moins riches, les moins diplômés, etc.) sont soumis à une double peine : plus souvent touchés par l’AVC, ils souffrent aussi de davantage de séquelles à sa suite. Même en tenant compte des caractéristiques démographiques et cliniques — c’est-à-dire notamment à gravité et à prise en charge équivalente de l’AVC — ils subissent davantage d’incapacités et de handicaps après l’AVC.

De même, les femmes connaitraient des récupérations plus lentes et plus mauvaises (en termes de limitations d’activités, de handicaps et de qualité de vie) que les hommes, et ce, à nouveau, même une fois contrôlés la gravité de l’AVC et l’effet de l’âge : « en d’autres termes, si on prend deux patients en début de rééducation souffrant de conséquences neurologiques de même gravité suite à l’AVC, du même âge, avec le même délai entre les premiers symptômes et la prise en charge, un patient homme, suite à la rééducation, a une plus grande probabilité de pouvoir, sans aide extérieure, monter des escaliers et effectuer d’autres activités de la vie quotidienne »[1].

Quelque chose se passe donc dans les services de rééducation, où les équipes œuvrent pourtant continûment au soin et au progrès de tous les patients selon un principe d’universalisme médical qui est au cœur des cultures professionnelles. Pour savoir ce qui s’y passe, et pouvoir comprendre ce qui explique ces corrélations statistiques entre les positions dans les rapports de classe ou de genre et les qualités de récupération, il faut entrer dans ces services, et prendre en compte à la fois l’activité et les représentations des professionnels, l’institution hospitalière et son fonctionnement, mais aussi les dispositions sociales des patients (les manières d’agir et de penser que leur position dans les rapports sociaux a inscrites dans leur corps depuis l’enfance). Apparaissent alors deux mécanismes principaux, qui peuvent contribuer à expliquer préférentiellement l’un les inégalités de genre, l’autre les inégalités de classe.

Le premier mécanisme explicatif a trait aux valeurs assignées aux pertes et aux récupérations féminines. L’identification des pertes (ce qui est vu comme un déficit, ce qui est estimé perdu chez les patientes suite à l’AVC par l’équipe médicale, mais aussi par la patiente elle-même ou ses proches), la définition du « projet » de rééducation et des compétences qu’il est souhaitable ou possible de récupérer font intervenir des processus sociaux d’attribution de valeurs : quelle compétence a suffisamment de valeur pour être considérée comme perdue, et pour quel patient ? Qu’est-ce qui vaut la peine d’être retravaillé, qu’est-ce qui n’en vaut pas la peine, et chez qui ? Au vu des observations réalisées dans les services, on peut faire l’hypothèse que les femmes récupèrent moins bien parce que cela « en vaut moins la peine », pour elles comme pour les professionnels, parce qu’on pense collectivement que cela en vaut moins la peine.

Certaines pertes féminines sont ainsi perçues comme moins graves que si elles advenaient chez un homme, car il est anticipé qu’à leur sortie de l’hôpital, les femmes pourront davantage se passer des compétences concernées, comme dans le cas exemplaire de la conduite automobile, qui apparaît de façon récurrente au fil des cas, aux yeux tant de l’équipe que de la patiente elle-même, comme une compétence très secondaire à récupérer — par différence avec ce qui se passe pour les patients.

D’autres pertes, en revanche, apparaissent bien plus graves dans les cas d’AVC féminins que masculins, et vont mobiliser et motiver tant la patiente que l’équipe. C’est le cas des pertes esthétiques, qui ne sont thématisées et déplorées que par et pour des patientes : dans les chambres des patientes, les photos et l’apparence physique « d’avant » sont présentes et commentées tant par les patientes que par l’équipe, le travail de l’apparence (maquillage, coiffure, vêtements) peut être un objectif explicite du projet de rééducation et constitue même parfois un signe visible et commenté des progrès de la patiente par les équipes. Or, ces dimensions n’ont pas d’équivalent dans les cas de patients hommes. Les pertes esthétiques apparaissent de ce fait spécifiquement féminines alors que les ravages de la lésion ou de ses suites sur le visage et sur le corps touchent également les hommes et les femmes.

Un même processus genré s’observe en ce qui concerne les pertes professionnelles et les limitations à l’exercice de la maternité. Pour les patientes jeunes, la profession apparaît moins précisément renseignée dans les différents écrits hospitaliers, moins connue et moins diffusée dans les services, que le statut matrimonial et surtout parental, les limitations à l’exercice du métier de mère étant de ce fait davantage ressenties et thématisées que celles du métier tout court. Les limitations à l’exercice de l’activité maternelle, ou plus largement du soin aux autres (s’occuper de ses enfants ou de ses parents, de son mari) sont ressenties, identifiées, discutées et retravaillées tant par les équipes que par les patientes, qui opèrent parfois un véritable travail de valorisation pour les faire reconnaître. Cette mobilisation des efforts sur certaines pertes et récupérations féminines se fait au détriment d’autres objectifs de rééducation, qui peuvent être collectivement négligés — comme dans le cas de cette patiente, pour laquelle toute la rééducation est concentrée sur les pertes et récupérations motrices liées au travail de l’apparence et du soin aux enfants, sans que les pertes cognitives soient travaillées ni même vraiment investiguées, également dans la mesure où la patiente se soustrait de façon répétée à leur examen.

A la confluence des représentations, perceptions et vision du monde des équipes, et de celles des patientes, le « projet de rééducation » des patientes et des patients s’inscrit donc dans un espace social genré. Il se traduit par une concentration sur des domaines « féminins », mais aussi par une ambition moindre pour les femmes : comme le dit un médecin à propos d’une patiente : « La rééducation, c’est très très dur pour elle. Elle est découragée, elle pleure. La meilleure chose qu’on peut lui souhaiter maintenant, c’est de rentrer chez elle retrouver son mari et son chien ». La définition des objectifs de la rééducation est à la fois structurée par le genre et potentiellement structurante en termes d’inégalités sociales de genre dans la récupération : rentrer pour retrouver ses proches — préoccupation bien plus fréquente chez les femmes que chez les hommes d’après différentes enquêtes — ou pour « pouvoir tenir sa petite fille dans ses bras » est moins efficient que « récupérer pour m’en sortir », « récupérer tout ce que je peux récupérer », ou récupérer telle ou telle compétence précise, comme cela apparaît davantage dans les discours des hommes atteints d’AVC. Les dispositions féminines au care, manifestée par les patientes, encouragées et travaillées par les équipes, deviennent alors un piège qui limite l’amplitude des compétences retravaillées, qui réduit potentiellement le durée de la rééducation et qui ajuste (à la baisse) l’ambition de la rééducation aux valeurs inférieures des pertes et récupérations féminines.

Ce premier mécanisme explicatif, en termes de valeur et de valorisation, peut également contribuer à expliquer la moindre ambition des projets des patients de classes populaires, et la moins grande efficacité des rééducations dans leur cas. Mais en ce qui concerne les dimensions de classe, le mécanisme principal qui explique les inégalités de rééducation tient à la structure de l’institution elle-même et de son fonctionnement. Ici, il s’agit moins de comprendre ce qui « vaut la peine » d’être récupéré pour telle patiente que de saisir comment et pourquoi certains patients de classes populaires « n’y arrivent » pas, ou y arrivent moins bien que d’autres, ou encore que l’équipe des professionnels n’arrive pas à ce qu’ils y arrivent, ou qu’ils y arrivent aussi bien que d’autres.

L’ethnographie permet en effet de mettre en lumière l’existence d’une « forme scolaire » de l’hôpital, qui facilite les réapprentissages des patients dont l’AVC n’a pas détruit la familiarité sociale avec l’école et ses méthodes, et empêche d’autres patients, qui en étaient plus éloignés, de bénéficier de la même manière du travail rééducatif. L’organisation temporelle et spatiale de la vie hospitalière — qui s’illustre par excellence dans un emploi du temps hebdomadaire composé des différentes « matières » de la rééducation, que les patients doivent à la fois respecter et apprendre à « gérer » — organise une vie quotidienne construite selon des principes scolaires — par exemple la forte place de l’écrit, du « cours particulier » (de part et d’autre d’un bureau, ou dans une salle d’activités plus physiques mais dans laquelle les schémas et l’écrit ne sont jamais loin), de l’épreuve ou de l’évaluation en temps limité. Le modèle de « l’exercice », comme manière de ré-entraîner le cerveau, présuppose lui aussi des compétences très scolaires pour bien fonctionner, qui accueillent et puissent profiter de son caractère « abstrait » du réel et de son pouvoir de transfert aux situations de la vie quotidienne — comme lorsque des patients sont ré-entraînés à la conduite, bien avant l’accès au simulateur de conduite, par une série d’exercices sur papier et sur ordinateur pour retravailler leurs capacités d’attention. Le travail du patient, condition de sa bonne participation à sa rééducation, est un travail de réflexivité et de « compréhension » de la rééducation : il faut « comprendre » pour faire et pour récupérer, là où la culture pratique populaire des patients observés est composée d’un rapport plus direct au respect des consignes, d’un « faire sans se prendre la tête », dans lequel ces détours réflexifs sont vus comme inutiles, voire contre-productifs par rapport au but recherché de récupération.

Le contenu des exercices est également marqué — comme c’est le cas pour les exercices scolaires analysés par la sociologie de l’école — d’un arbitraire culturel qui fait qu’ils vont parler à certains (familiers des « listes » de courses ou de choses à faire, d’un rapport réflexif et verbalisé au corps ou aux sensations somatiques, et de la myriade des petites notations de la culture des classes moyennes et supérieures qui parsèment les exercices) et non à d’autres. Pour certains patients d’origine populaire, cette forme scolaire réactive une distance à l’école et à ses principes qui n’aide pas, voire qui obère la rééducation en leur faisant rejeter ce qui pour eux tient de l’absurde : absurdité (sociale) des exercices comme celui de neuropsychologie dit « des courses » (« Pour faire mes courses, je prends ma voiture et je fais mes courses, je vais pas y réfléchir comme ça pendant 15 pages ! »), de devoir passer par une liste écrite et un plan dessiné pour faire une boîte « que je sais faire ‘comme ça’ », de devoir répondre à des questions sur les vacances au ski ou la forme correcte des annonces de mariage dans les grands quotidiens, ou encore de devoir « toujours penser à ses pieds » ou se référer à un schéma quand on marche. Prendre en compte ce fonctionnement particulier de l’institution, et les dispositions sociales qu’il présuppose chez les patients, permet alors de comprendre pourquoi certains vont en bénéficier plus que d’autre.

Quand on demande à un médecin si les séquelles d’un AVC sont les mêmes pour tout le monde, il répond qu’elles varient en fonction du délai de prise en charge, de la gravité et de la localisation de la lésion, des pathologies associés et de l’état général du patient ou encore de la rapidité et de la qualité de la rééducation. Faire intervenir la sociologie, comme dans l’étude décrite ici, permet de se donner les moyens d’apporter encore d’autres réponses à cette même question, en soulignant que les séquelles, à gravité équivalente de la lésion, ne seront pas les mêmes si le patient est un homme ou une femme, un ouvrier ou un cadre supérieur, une personne dont les récupérations ont une grande ou une moindre valeur pour les professionnels, si la compétence perdue a une grande ou une moindre valeur pour le patient ou si l’AVC a laissé intact chez lui un rapport aisé ou difficile aux modes scolaires d’apprentissages, c’est-à-dire en fonction de processus sociaux par lesquels les différences et inégalités dans les issues biologiques et neurologiques de l’AVC s’établissent. Pour prendre en compte ces différences sociales, et atténuer ces inégalités, l’hôpital paraît aujourd’hui bien moins armé qu’il ne l’est dans la prise en charge technique et médicale des AVC et de leurs suites. Un appui, des connaissances voire une formation en sciences sociales des différents professionnels pourraient y aider. Mais cela devrait aussi passer par la hausse des crédits et des postes pour l’hôpital, car il faut plus de temps et de travail pour lutter contre les inégalités que pour les reproduire en laissant les choses se faire « naturellement » : « l’efficience » et l’économie hospitalières soumettent davantage les soins aux perceptions spontanées des professionnels, à la capacité de négociation, socialement déterminée, des patients, et aux pentes naturelles du monde social.


[1]  Cette formulation très explicite provient de S. Paolucci, M. Bragoni, P. Coiro, D. De Angelis, F. Fusco, D. Morelli, V. Venturiero, L. Pratesi, « Is Sex a Prognostic Factor in Stroke Rehabilitation?: A Matched Comparison », Stroke, Volume 37(12), 2006, p 2989-2994. Pour une présentation et une analyse des multiples enquêtes épidémiologiques sur ces inégalités sociales, voir Muriel Darmon, Réparer les cerveaux, chapitre 2

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Muriel Darmon, « Les inégalités sociales de santé dans les récupérations post-AVC », Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 48 Mars 2024.