© Gayatri Malhotra

La remise en cause du droit à l’avortement: un outil au service d’un projet de société réactionnaire.

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L’auteur constate que dans de nombreux pays le droit à l’avortement est interdit ou entravé. C’est un recul historique. Les pays africains sont particulièrement touchés. Les pays anciennement socialistes qui avaient été à l’avant-garde voient les droits à l’avortement réprimés. Les Etats Unis et la Pologne se distinguent par une nouvelle régression particulièrement choquante. Ceci est lié à l’avancée des idées réactionnaires d’extrême droite. Les conditions matérielles et psychologiques des femmes dans leurs droits les plus fondamentaux se dégradent. La lutte doit continuer.

 Abstract :

The author notes that in many countries the right to abortion is prohibited or hindered. This is a historic step back. African countries are particularly affected. Formerly socialist countries that had been at the forefront see abortion rights suppressed. The United States and Poland stand out with another particularly shocking regression. This is linked to the advance of far-right reactionary ideas. The material and psychological conditions of women in their most fundamental rights are deteriorating. The struggle must continue.

« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ». Cette citation de Simone de Beauvoir résonne de façon très actuelle tant les attaques contre les droits des femmes sont aujourd’hui généralisées. En effet, les derniers évènements aux États-Unis ou en Pologne montre que si ce droit est le fruit d’un rapport de force construit de haute lutte, tout peut être prétexte à le remettre en cause, à commencer par la montée des mouvements conservateurs, religieux et réactionnaires en Europe comme aux États-Unis notamment.

L’avortement : un phénomène séculaire… pour un droit relevant du parcours du combattant de nos jours

L’avortement a toujours existé, les premiers écrits sur ce sujet remontent à l’antiquité. Il a ensuite été pratiqué de façon régulière et continue jusqu’à nos jours. Décoctions de plantes comme la sabine, manœuvres corporelles, coups dans le ventre, utilisation d’objets tranchants… sont alors les instruments usuels pour interrompre les grossesses non désirées.  Avorter durant les premières semaines de la grossesse a d’ailleurs été pendant longtemps compromis par le fait que les femmes ignoraient souvent quand exactement elles étaient tombées enceintes (les tests de grossesse n’existant évidemment pas). Les premiers signes étant la plupart du temps liés au fait que l’embryon commence à bouger (vers le 4ème mois) les interruptions de grossesses étaient elles-mêmes pratiquées de façon tardive. Pendant longtemps, on a d’ailleurs estimé que « la vie » de l’embryon ne commençait pas dès la conception mais à partir de « l’animation » autrement dit à 42 jours pour Hippocrate dans l’Antiquité ou pour Saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle après JC.

En 1234, l’Église adopte ce terme, ce qui en théorie, permet toute interruption de grossesse avant deux ou 3 mois. En revanche après ce stade, l’avortement est un acte grave interdit aux médecins par le serment d’Hippocrate et un péché capital pour l’Église. Au XVIIIe siècle, les progrès des sciences vont permettre la découverte des spermatozoïdes et des ovules redéfinissant par la même occasion le terme de « vie » et contribuant à durcir les législations sur l’avortement. Au XIXe siècle celui-ci est inscrit comme un « crime » dans les codes pénaux des pays occidentaux. Il faudra attendre 1920 pour que la jeune République Socialiste Fédérative de Russie soit le premier état au monde, suite à la Révolution d’Octobre, à légaliser l’interruption de grossesse. Ce nouveau droit fait alors partie de toutes une série de mesures visant à remettre en cause radicalement « l’institution traditionnelle familiale bourgeoise » considérée comme l’un des trois grands piliers de la société capitaliste bourgeoise avec l’État ancien et la propriété privée. Parmi ces nouvelles lois il faut compter également sur la suppression du mariage religieux, l’abolition de l’autorité maritale et paternelle, la liberté de divorcer ou encore l’égalité absolue entre enfants naturels et « légitimes ». Toutes ces mesures avaient alors pour objectif d’émanciper les femmes et les enfants de la tutelle du « chef de famille » et répondre ainsi à la problématique posée par Friedrich Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État selon laquelle « Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat ».

Il faut ici noter que le droit à l’avortement reste pendant longtemps l’apanage des pays socialistes puisqu’il n’est dépénalisé et encadré légalement en France que depuis 1975 (loi Simone Veil). Au Royaume-Uni, l’avortement est légalisé par l’Abortion Act de 1967. Il faut attendre 2007 pour le Portugal, 2010 en Espagne ou encore 2018 en Irlande. Dans tous les cas, ce droit aura été conquis de haute lutte après une mobilisation continue du mouvement féministe pendant de nombreuses années. Dans plusieurs régions du monde ce droit est en progrès. En Amérique Latine pendant longtemps Cuba a été le seul pays à avoir un droit à l’avortement (depuis 1965). Il sera suivi en 2012 par l’Uruguay et en 2018 par l’Argentine. En 2016 le Chili adopte une loi « dépénalisant l’avortement thérapeutique » et au Mexique l’avortement n’est plus pénalisé depuis 2021. Enfin, en février 2022 la Colombie a autorisé l’avortement pour n’importe quel motif jusqu’au sixième mois de gestation (24ème semaine).

En Asie également les choses avancent. Certains pays comme l’Inde, le Vietnam, la Chine ou le Népal ont un droit à l’avortement depuis les années 70 (depuis 1950 pour la Corée du Nord). La Corée du Sud a quant à elle une loi sur les interruptions volontaires de grossesse depuis plus de 65 ans. Celle-ci a été remise en cause en 2010 par une loi interdisant l’avortement sauf en cas de viol ou d’inceste. Cependant, cette loi a elle-même été invalidée en 2019 par la Cour constitutionnelle. Au Japon, la pilule abortive va être autorisée d’ici la fin de l’année 2022, mais, avant d’y avoir accès, les femmes devront obtenir l’approbation de leur partenaire. Le consentement du partenaire est aussi demandé en Turquie ou l’avortement est légal sur simple demande, jusqu’à la 10ème semaine d’aménorrhée.

L’Afrique est l’une des zones les plus restrictives en matière d’avortement. La zone est dominée par une illégalité de l’avortement avec l’exception de la Tunisie (dès 1973), du Mozambique, du Bénin (depuis décembre 2021) et de l’Afrique du Sud. Cependant au Kenya, alors que les avortements clandestins provoquent plus de 2 000 décès chaque année, le pays avance vers une dépénalisation voire une légalisation de l’avortement depuis 2020. En 2020, le Maroc autorisait l’avortement en cas de viol, d’inceste, de malformation du fœtus ou de trouble mental chez la mère. À noter également que l’avortement a été légalisé dans toute l’Australie en 2019 et qu’en 2020 le parlement de la Nouvelle-Zélande adoptait la légalisation de l’avortement lors des 20 premières semaines de grossesse.

Puritanisme politique et recul civilisationnel : les cas des États-Unis et de la Pologne

Le 24 juin 2022, la Cour Suprême des États-Unis décidait d’annuler l’arrêt « Roe contre Wade » datant de 1973 et faisant jurisprudence en matière de droit à l’avortement et mettait ainsi fin au droit constitutionnel à un avortement légal avant le seuil de viabilité fœtale. Tout de suite après cette décision, huit États interdisait l’avortement et treize États ont adopté des lois dites de « déclenchement » ou « trigger laws » c’est à dire des interdictions conçues pour prendre effet avec l’annulation de Roe v. Wade (qui sont exécutoires dans certains États à la suite de la décision de la Cour). En tout ce sont vingt-six États qui devraient finir par adopter des lois qui interdisent totalement ou presque l’accès à l’avortement. Cette décision a fait scandale à travers le monde et suscitée nombres de mobilisations à commencer aux États-Unis.

Nous avons pu observer ses dernières années un recul majeur des droits des femmes dans les ex-république socialistes d’Europe de l’Est. La casse des conquêtes sociales et des services publics se fait en parallèle avec la montée de la précarité et d’un point de vue politique des forces intégristes ultra-conservatrices et d’extrême droite. Pour celles-ci l’enjeu est clair : les femmes doivent être relayées à un rôle subalterne et se soumettre aux préceptes religieux et moraux. Cette réalité est particulièrement frappante en Pologne. Alors que le pays légalise et rend gratuit le droit à l’avortement de 1956 à 1993. À la suite de la chute du socialisme, une nouvelle loi est votée en 1993, fruit d’un compromis entre l’Église catholique et l’État. L’avortement n’est plus possible que dans trois cas : grossesse résultant d’un acte illégal (viol, inceste, etc.), malformation grave du fœtus, risque pour la vie ou la santé de la femme enceinte. Dans le premier cas (acte illégal), l’avortement doit être autorisé par un juge et peut avoir lieu jusqu’à la douzième semaine de grossesse. Dans les deux autres cas, la décision appartient au médecin. Un projet de loi est présenté le 23 septembre 2016, par l’Église (sous la forme d’une « initiative citoyenne »). Toute femme qui avorterait ou toute personne qui pratiquerait un avortement (médecin, infirmier) serait passible d’une peine de cinq ans de prison. Cependant suite à une mobilisation sans précédente dans le pays (et à la grève historique des femmes le 3 octobre), le parlement rejette par 352 voix des députés de la majorité ultraconservatrice du PIS et de l’opposition contre 58 pour son adoption et 18 abstentions. Cependant, la trêve n’est que de courte durée puisque le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais a jugé inconstitutionnelle la disposition de la loi de 1993 sur les conditions d’interruption de grossesse. Autrement dit, il s’agit de bannir de facto le droit à l’avortement. Malgré la mobilisation et la condamnation tant au niveau national qu’européen et mondial, le gouvernement n’est pas revenu sur cette décision. La Pologne et les États-Unis sont ainsi les deux premiers pays occidentaux à retirer complètement un droit existant précédemment. C’est le résultat d’un processus de la montée constante des forces réactionnaires ces 30 dernières années.

La révolution technologique au service d’un projet réactionnaire

Malgré cette volonté de « retour en arrière », ces forces sont extrêmement bien organisées et n’hésitent pas à utiliser tous les moyens possibles pour arriver à leurs fins. Parmi ceux-ci on peut voir la part centrale jouée par les nouveaux moyens de communications et la révolution technologique. En effet tous les moyens sont bons, des campagnes « agressives » et « culpabilisantes » sur les réseaux sociaux, en passant par les menaces, l’utilisation des algorithmes pour cibler les personnes à atteindre ou encore la création « d’associations écrans » se décrivant soit comme « pro-vie » soit comme faussement liées à des « plannings familiaux » pour en réalité faire du prosélytisme.

L’arrêt de la Cour Suprême des États-Unis pourrait à ce titre avoir des conséquences dramatiques. En effet, des organisations non gouvernementales (ONG) et des groupes de réflexion conservateurs appartenant à la mouvance de la droite chrétienne américaine continuent de financer, dans le monde entier, le mouvement contre la liberté des femmes de disposer de leur corps, la décision de justice pourrait engendrer une hausse de ce financement. Par ailleurs, les organisations féministe subsahariennes craignent que cette décision des États-Unis ait des conséquences dramatiques, et ce pour des décennies, pour les femmes africaines et freine les avancées enregistrées sur le continent. Pire encore, au-delà de la « bataille idéologique » qui se joue aujourd’hui sur la question du droit à l’avortement (et plus largement de la place des femmes dans la société), il s’agit aussi d’utiliser les nouvelles technologies à des fins de surveillance et de répression.

Le 24 juin dernier, la principale organisation de défense des libertés numériques aux États-Unis (l’Electronic Frontier Foundation), sonnait l’alerte dans un communiqué de presse : « Celles et ceux qui cherchent, offrent ou facilitent l’accès à l’avortement doivent, désormais, partir du principe que toutes les données qu’ils et elles laissent sur Internet ou ailleurs peuvent être recherchées par les autorités. ». L’historique des requêtes Google, par exemple, pourra être utilisé par la justice pour renforcer un dossier ou appuyer une inculpation. Les données de géolocalisation, qui ne sont pas seulement collectées par Google et Apple, mais aussi par les opérateurs de téléphonie mobile pourront aussi être utilisés. Au-delà, les applications de suivi menstruel, dont les données sont extrêmement sensibles, sont en première ligne. On se souvient de la volonté d’un certain nombre de compagnies d’assurance d’utiliser les applications et les montres connectées pour déterminer si elles assureront ou non leur client en cas de maladie (selon notamment s’il pratique suffisamment d’exercice physique). De là à faire des lois coercitives contre le droit à l’avortement, une opportunité économique pour certains, il n’y a qu’un pas.

Peut-on vraiment empêcher les femmes d’avorter ?

Il est ici important de rappeler une réalité fondamentale : interdire le droit à l’avortement n’empêche en aucun cas les femmes d’avorter mais les divise en deux camps : celles qui pourront se payer un avortement dans un autre état, et celles qui n’en ont pas les moyens et devront procéder à des avortements non sécurisés et clandestins. Ainsi, presque toutes les morts causées par un avortement pratiqué dans des conditions dangereuses surviennent dans les pays où l’avortement est soumis à de nombreuses restrictions. L’augmentation du nombre de décès maternels liés à un avortement pratiqué dans des conditions dangereuses aux États-Unis est estimée à 21 %[1] dès la deuxième année après l’entrée en vigueur de l’interdiction. Selon l’OMS, parmi les adolescentes âgées de 15 à 19 ans, les complications liées à la grossesse et à l’accouchement sont la principale cause de mortalité à l’échelle mondiale. C’est sur le continent africain que le taux de mortalité lié à l’avortement est actuellement le plus élevé au monde, avec 185 décès pour 100 000 avortements. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) 77 % des IVG pratiquées en Afrique subsaharienne ne sont pas sécurisées, ce qui entraîne 15 000 décès évitables chaque année, des suites d’une infection ou d’une septicémie.

En Pologne, en janvier 2022, Agnieszka. T, une Polonaise de 37 ans est décédée à l’hôpital après des semaines de souffrances. Enceinte de jumeaux, elle avait dû garder l’un de ses fœtus morts dans son ventre pendant sept jours sans pouvoir avorter. Avant même le durcissement de la loi, moins de 2 000 avortements légaux étaient pratiqués chaque année dans ce pays, tandis que 200 000 autres femmes interrompaient leur grossesse de manière illégale ou à l’étranger, selon des associations de femmes. Sur son site, l’organisation Avortement sans frontières, qui aide les femmes dans les pays européens où l’avortement est illégal ou très restreint, indique que 17 000 Polonaises l’ont contactée dans les six mois qui ont suivi le jugement pour obtenir de l’aide, et continue de recevoir environ 800 appels par mois. Ces associations sont aujourd’hui la cible de la répression du gouvernement et la situation ne fait que s’aggraver avec la guerre en Ukraine puisque nombre de réfugiées ukrainiennes ne peuvent avoir accès aux soins génésiques et plus particulièrement à l’avortement, même en cas de viol, alors que celui-ci est légal en Ukraine. Interdire le droit à l’avortement relève non seulement d’une volonté de déposséder les femmes du droit à disposer de leur corps mais aussi et surtout d’une discrimination de classe sociale.

« L’objection de conscience » et la casse des systèmes de santé, une autre façon de discriminer les femmes

Dans plusieurs pays, si l’avortement n’est pas interdit stricto sensu, une idée avance cependant : celle de laisser le choix au médecin de pratiquer ou non une interruption de grossesse. C’est ce que l’on nomme « l’objection » ou « la clause de conscience ». Celle-ci est particulièrement forte en Italie. En effet, la loi 194 du 22 mai 1978 légalise l’avortement, mais son article 9 permet au personnel de soulever l’objection de conscience. Selon la co-présidente du planning familial Véronique Séhier en 2021, environ 70% des gynécologues refusent ainsi de pratiquer des IVG. Dans certaines régions plus aucun médecin ne le pratique. C’est cette même « proposition éthique » qui est proposée en France par les organisations voulant restreindre le droit à l’avortement sans s’attaquer de façon flagrante à un droit aujourd’hui plébiscité par la majorité des français.es.

Au-delà des mouvements conservateurs et réactionnaires infantilisant les femmes et voulant les priver d’un droit fondamental, le projet libéral prive de facto les femmes d’accès à l’IVG. En effet, la casse des systèmes de santé, le manque de personnel et de structures, la privatisation des soins et le fait de plus qu’ils soient chers, sont autant d’éléments qui contribuent à précariser les femmes et par la même la société toute entière. Si dans les discours les libéraux se positionnent généralement en faveur des libertés fondamentales et de l’égalité entre les sexes, la mise en place de leur projet de désengagement de l’Etat conditionne ces droits à la capacité de chaque individu de pouvoir y accéder financièrement.

A l’inverse, l’accès à un avortement sécurisé, légal et gratuit tout comme l’accès à la contraction et à une éducation sexuelle de qualité est non seulement la seule façon de répondre à l’enjeu « éthique » du droit des femmes à disposer de leurs corps, mais prend aussi part d’un projet de société plus global d’émancipation humaine au-delà de la classe sociale ou du sexe. Sur les questions d’avortement comme sur beaucoup d’autres, la lutte idéologique va de pair avec la bataille pour la justice économique et sociale.