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La politisation de la pandémie en Pologne: entre zèle et déni

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L’auteur rappelle que la Pologne gouvernée par des gouvernements autoritaires très à droite a mal géré la première vague de la pandémie. Il s’en est suivi ensuite une très forte mortalité. La population s’est opposée aux propositions rationnelles de prévention et a hésité devant la vaccination. Un certain amateurisme du gouvernement, la fragilité des hôpitaux et le manque de moyens ont nui à la prise en charge des patients.

 Abstract :

The author recalls that Poland, ruled by authoritarian governments far to the right, mismanaged the first wave of the pandemic. Very high mortality followed. The population opposed rational proposals for prevention and hesitated over vaccination. A certain amateurism on the part of the government, the fragility of the hospitals and the lack of means have hampered the care of patients.

La pandémie du Covid-19 en Pologne s’est déroulée dans une ambiance de fin de règne du parti Droit et justice (PiS, Prawo i Sprawiedliwosc). Cela ne signifie nullement que le parti est effectivement en train de perdre son influence, mais le nombre de maladresses politiquement motivées liées à la gestion de la crise traduit un gouvernement dont la fragilité passe par les manifestations de force. Jaroslaw Kaczynski, l’homme fort du parti au pouvoir, n’est sans doute pas exceptionnel parmi d’autres dirigeants en Europe de l’Est, en exploitant politiquement le ressentiment de façon à instaurer un pouvoir centralisé et idéologisé. Mais étant donné la place symbolique de la Pologne sur la carte politique de la charnière des siècles, les raisons de son succès étonnent toujours et les comprendre porte une autre promesse : comprendre les raisons pour lesquelles la démocratie libérale vit un moment délicat dans les pays récemment émancipés.

Ce texte ne cherchera pas à le faire au-delà du contexte de la pandémie[1], mais examinera rapidement quelques événements marquants, notamment le maintien des élections présidentielles en juin 2020 malgré les restrictions de déplacement très fortes adoptés par le pays, et la décision du Tribunal constitutionnel de modifier la loi sur l’avortement. Les deux décisions semblent illustrer ce qui a été un comportement abusif de nombreux gouvernements vis-à-vis des libertés politiques, sous prétexte de l’application scrupuleuse de la loi. Il s’agit là de mettre en place la stratégie de guerre juridique – lawfare –. Elle est devenue un outil politique central des démocraties fragiles : elle consiste à utiliser abusivement des éléments juridiques et des institutions pour atteindre un objectif politique, souvent contraire à l’esprit du droit mobilisé. On s’intéressera également à la perception de la science du Covid19 et des vaccins par le prisme de la confiance accordée aux autorités publiques. L’article se terminera par une courte réflexion sur l’anthropologie politique polonaise aujourd’hui.

Les chiffres de la pandémie

Le destin Covid19 de la Pologne est un destin paradoxal. Le pays – comme certains de ses voisins en Europe de l’Est – n’a quasiment pas subi les conséquences de ce qu’on connait sous le nom de « première vague ». Les pays a mis en place des limitations des déplacements et des services, qui ont efficacement empêché l’explosion des contaminations. Un miracle qui a eu comme conséquence l’émergence du doute quant à la réalité même de la maladie (puisqu’on n’en voyait pas les conséquences). Sans surprise, la deuxième vague de l’automne 2020 l’a frappé avec beaucoup plus de force, et l’indifférence qu’elle a rencontrée a provoqué un nombre de mort exceptionnel.

Selon le rapport du Ministère polonais de santé[2], plus de 485 259 personnes sont décédées en Pologne en 2020, l’année clé du Covid19 – 67 112 de plus qu’en 2019 (418 147). La surmortalité intervient légèrement en aout et en septembre, mais devient exponentielle dès le début du mois d’octobre 2020. Pour un nombre total de naissances de 355 000 pendant cette même période, la population polonaise a donc diminué d’environ 130 000 habitants. Tous les rapports signalent que les décès excédentaires ne peuvent pas tous être attribués au virus, mais bien plus à des morts évitables qui auraient pu être empêchés dans un système de santé qui fonctionne mieux.

La Pologne a terminé 2020 avec le plus grand nombre de décès excédentaires depuis la Seconde Guerre mondiale. Selon le rapport du Bureau national de statistiques britannique, « de tous les pays analysés, la Pologne affichait la surmortalité cumulée la plus élevée (taux de mortalité relatifs cumulés standardisés selon l’âge au 18 décembre 2020, à 11,6 % au-dessus de la moyenne sur cinq ans »[3]. Les morts excédentaires sont dus non seulement au Covid19, mais à la réaction maladroite, qui mélangeait souvent le procéduralisme aveugle et le clientélisme ponctuel. On notait que les procédures extraordinaires d’isolement et de désinfection mises en place ont conduit à la négligence vis-à-vis du diagnostic et du traitement des patients. Souhaitant dans un excès de zèle stopper la transmission du virus, on l’a fait souvent à tout prix. Notons par exemple que 22 hôpitaux ont été transformés en hôpitaux mono-infectieux. Les patients non COVID-19 ont été transférés dans des établissements alternatifs à proximité – ce qui a provoqué une mobilisation excessive de services de transport hospitalier, et l’épuisement de ressources disponibles – tout comme des refus d’admission faute de chambres permettant l’isolement parfait des patients. Les conséquences de cela ont été néfastes : les hôpitaux refusaient tantôt des patients covid, tantôt non-covid, les soins ordinaires d’urgence ont souffert de façon majeure, et la Pologne, après la première vague quasiment inexistante, s’est retrouvée avec le double de décès excessifs habituels pendant plusieurs semaines entre novembre et décembre 2020.

Les libertés politiques

Depuis le printemps 2020, la Pologne a vécu quelques moments démocratiquement importants qui ont montré la fragilité de ses institutions – d’abord en ce qui concerne l’opacité organisationnelle des élections présidentielles, ensuite du point de vue de la séparation des pouvoirs, et notamment : de l’indépendance du pouvoir judiciaire

Elections présidentielles en juin 2020

Le maintien de l’élection présidentielle initialement prévue pour le 10 mai 2020, dans la situation de crise sanitaire actuelle paraissait incompréhensible pour beaucoup, surtout étant donné la radicalité de mesures prises lors du premier confinement. De nombreuses personnalités et institutions (notamment Amnesty International[4]) se sont exprimées en faveur du report, et la principale candidate d’opposition, la centriste Małgorzata Kidawa-Błońska, a annoncé la suspension de sa campagne mi-avril. Elle a été remplacée au dernier moment par Rafal Trzaskowski, le maire libéral et jeune de Varsovie[5]. Selon Jarosław Kaczyński, le chef du PiS et véritable homme fort du pays, les élections devaient être maintenues pour des raisons constitutionnelles, et ceux qui souhaitent le report n’étaient pas motivés par des raisons sanitaires mais par l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats si le scrutin est repoussé : la crise rendra alors les bons résultats du gouvernement actuel moins visibles. A travers un dialogue surprenant entre les deux chambres du parlement, on a décidé de maintenir les élections le 10 mai, mais de façon purement symbolique, sans ouvrir les bureaux de vote (sic !) – décision qui a suivi le constat de l’impréparation matérielle des autorités publiques. 70 000 000 zlotys (plus de 15 millions euros) ont été donc dépensés pour l’organisation des élections fictives, dénoncés depuis des mois par l’opposition.

Les véritables élections ont eu lieu le 28 juin 2020, en format hybride : en personne et par correspondance. Gagnés par le candidat sortant, Andrzej Duda, qui a obtenu 51,03% de suffrages, ces élections ont marqué la vitalité démocratique de la Pologne, avec la participation quasi-record de 68,18% au second tour (le 12 juillet 2020). Mais toute l’ambiance dans laquelle se jouaient ces événements était particulièrement toxique, marquée par des décisions arbitraires et par des intérêts partisans peu cachés. Les 70 millions de zlotys dépensés pour rien sont devenus un symbole du gouvernement capricieux, incapable d’un quelconque dialogue avec l’opposition et instrumentalisant le droit pour couvrir les incompétences pratiques majeures.

L’interdiction de l’avortement en octobre 2020

Le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais – récemment transformé de façon à inclure surtout les personnes très proches du parti au pouvoir – a déclaré que la loi du 7 janvier 1993, relative à la planification de la famille, la protection de l’embryon et les conditions de l’interruption de la grossesse, est contraire à la Constitution. La décision du Tribunal a provoqué une vague de grèves inédites dans l’histoire moderne de la Pologne, et une quasi-déclaration de guerre civile de la part de Jarosław Kaczyński. Prendre cette décision au milieu de la pandémie équivaut à se donner des outils pour soit interdire les manifestations, soit pour qualifier les manifestants des irresponsables qui risquent la santé et la vie des concitoyens.

Comment est-il possible qu’une loi de ce type (autorisant l’avortement dans le cas des grossesses issues d’un viol, des grossesses dangereuses pour la future mère et enfin dans le cas de fœtus lourdement malades) soit modifiée non pas par le parlement mais par une cour ? Les défauts dans sa formulation initiale – une formulation considérée comme un compromis imparfait mais satisfaisant – ont fait de cette loi une bombe à retardement. Et même si Kaczynski s’est toujours opposé à l’idée de briser l’équilibre instable de la loi de 1993 par la voie parlementaire, il a saisi l’occasion d’un passage par la voie juridique, en essayant de présenter cette décision comme un amendement quasi formel et évident.

L’article 4a 1 de la loi de 1993 dispose que l’interruption de la grossesse ne peut être réalisée que par un médecin et seulement lorsque la grossesse constitue un danger pour la vie ou la santé de la femme, quand les examens prénataux révèlent la probabilité d’un handicap lourd et non réversible du fœtus ou d’une maladie incurable qui menace sa vie. Ensuite, l’alinéa 4a 4 ajoute que « pour l’interruption de la grossesse, il est nécessaire d’avoir un consentement écrit de la femme ». Depuis des années, les cercles conservateurs dénonçaient le caractère prétendument eugénique de cette loi. Évidemment, l’eugénisme est classiquement compris, dans sa version nazie, comme un effort étatique d’empêcher la reproduction de certains individus contre leur volonté, voire leur extermination, et dans ce sens la loi de 1993 n’a rien d’eugénique. De façon générale, l’interruption volontaire de la grossesse n’a aucun lien, ni effectif ni conceptuel, avec l’eugénisme, car elle est faite à la demande de la femme et n’a aucun lien avec l’idée d’une amélioration de l’espèce. Mais la formulation malheureuse de la loi polonaise se prête à des détournements : c’est comme si l’État pouvait décider que le handicap lourd est une prémisse suffisante pour l’avorter. Certes, en s’assurant de l’accord de la femme, mais c’est bel et bien le fœtus imparfait qui se trouve au centre de l’attention.

Des amendements à cette loi ont été proposés à plusieurs reprises (en déclenchant un premier mouvement de grèves en 2016), mais le parlement a rejeté ces propositions, en vertu notamment du respect du compromis de 1993. Jarosław Kaczyński lui-même s’est engagé plusieurs fois à préserver le compromis en question. En d’autres termes, la voie parlementaire pour le durcissement de la loi a été fermée, définitivement semble-t-il. D’où le choc actuel du grand public devant le passage par la voie judiciaire, représentée par une cour constitutionnelle que Kaczyński a façonnée conformément à ses préférences depuis des années, notamment en poussant des réformes judiciaires très controversées. L’usage des forces de l’ordre exceptionnel a fait des manifestations un élément de confrontation radicale entre la société civile et le pouvoir – suite au mouvement social massif, le soutien pour le PiS a considérablement baissé dans les sondages, pour remonter depuis. Ainsi, en juillet 2021, le soutien pour les actions du gouvernement de Mateusz Morawiecki est au même niveau qu’avant les grèves (octobre 2020)[6]. Si les élections devaient avoir lieu en juillet 2021, PiS pourrait compter sur 34% d’électeurs, contre 23% pour le nouveau centre catholique de Szymon Holownia, et 14% pour les libéraux de la Coalition civique (qui comprend notamment la Plateforme civique dirigée par Donald Tusk et les Verts). La gauche ne pourrait espérer que 8% des voix.

La science du Covid-19

L’impréparation de l’État à la pandémie, se traduisant par l’inexistence de coordination, l’amateurisme des personnes occupant des positions clés pour des raisons autres que leurs compétences, les considérations électorales, s’est manifesté aussi dans la gestion des données Covid19. Pendant plusieurs mois, le principal travail a été faite de façon artisanale par un adolescent qui, en mettant ensemble plusieurs sources, a créé une base de données à partir de laquelle ont été faites de décisions aussi importantes que le confinement[7].

Comme probablement dans tous les pays touchés par la pandémie, des mouvements se voyant comme « de résistance » ont émergé naturellement dans différents lieux de l’Internet. Le fait que le gouvernement ait globalement suivi les recommandations européennes et internationales a provoqué une méfiance croissante au sein de l’électorat conservateur, qui avait le sentiment d’être « trahi » par le gouvernement qui insiste souvent sur la souveraineté idéologique du pays. Cette déception sans doute doit être prise en compte dans l’évaluation globale des actions gouvernementales, qui ne sera possible que dans quelque temps. Le gouvernement donne des gages idéologiques à l’aile la plus conservatrice, tout en tentant de mettre en place des mesures qui paraissent inacceptables à celui-ci.

Dans ces lieux de « résistance », parfois tout à fait artisanaux, mais parfois issus du milieu médical, on a vu se développer une conception d’une réalité alternative où le Covid19 n’est qu’une maladie banale, soignable avec un médicament facilement disponible, peu onéreux et indépendant des grandes entreprises pharmaceutiques. Ce médicament, l’amantadine – comme l’hydroxychloroquine en France – a été associé au nom d’un médecin particulier et très médiatique, qui aujourd’hui encore, en juillet 2021, maintient que s’il avait été écouté, il n’y aurait plus de pandémie[8]. L’amantadine est un antiviral contre la grippe inefficace pour cette prescription, mais utilisé encore dans la lutte contre certains symptômes de la maladie de Parkinson, probablement grâce à sa capacité à synthétiser et à libérer la dopamine. Le schéma de sa présence médiatique ressemble beaucoup à celle de l’hydroxychloroquine : la dénonciation de la prétendue omerta des médias et des institutions, et la présentation de celui qui prescrit le médicament comme un sauveur incompris. Pour sortir de la série de preuves anecdotiques, au moins trois centres ont commencé à examiner la drogue. Ainsi en 2021, plusieurs études cliniques sur l’efficacité de l’amantadine sur le Covid19 ont été inaugurés, en Pologne (NCT04952519 & NCT04854759) et en Danemark notamment (NCT04894617).

Vaccination

Dès le milieu de l’année 2020, la Pologne se trouvait parmi les pays qui, dans les sondages, déclaraient la plus grande hésitation quant aux vaccins. La revue Nature a publié, en octobre 2020, une étude examinant l’acceptation du potentiel vaccin qui soit « vaccin éprouvé, sûr et efficace » dans 19 pays du monde[9]. Les répondants polonais ont signalé la plus forte proportion de réponses négatives (27,3 %)[10] – la politisation du vaccin, l’association de celui-ci à des partis politiques, a fait que les électeurs plutôt conservateurs du parti Droit et justice (PiS, Prawo i Sprawiedliwosc), et surtout des partis encore plus à droite de la coalition Droite unie, ont souhaité pour une partie montrer leur opposition à ce qu’ils perçoivent comment tendances totalisatrices de l’Union Européenne en refusant la vaccination. Les formations politiques telles que l’Alliance de Jarosław Gowin (Porozumienie), Pologne solidaire de Zbigniew Ziobro, ou, hors la coalition, la partie ultra-conservatrice et néolibérale de l’opposition incarnée par Konfederacja, ont maintenu un discours ambigu sinon critique vis-à-vis les vaccins, sans toutefois proposer des solutions systémiques quelconques, mais en banalisant la maladie.

Il faut noter que l’attitude du président Andrzej Duda (PiS) à l’égard des vaccins a été ambiguë. Il n’en niait jamais frontalement la pertinence, mais les sous-entendus maitrisés lui permettent, encore en juin 2021, d’envoyer un message clair aux opposants aux vaccins : « je vous comprends ». Cette stratégie rhétorique est à la fois risquée mais aussi prometteuse. Elle permet de ne pas exclure les personnes qui hésitent de la communauté des gens qui méritent d’être écoutés – cette exclusion a été dénoncée comme contreproductive à plusieurs reprises[11]. Mais elle ouvre en même temps une brèche pour contester le sens de la vaccination.

Les raisons de l’hésitation vaccinale des Polonais peuvent être plus profondes aussi, et concerner la culture politique et la vision de l’État. L’expérience néolibérale en Europe de l’Est – la construction d’un individu supposé indépendant, n’a pas contribué à créer le sentiment de solidarité dans la réalité post-1989. Les sondages ont toutefois évolué de façon spectaculaire, pour des raisons assez circonstancielles. Tout comme en novembre 2020, seulement 43% de Polonais déclaraient la volonté de se faire vacciner, ils étaient déjà 68% en janvier 2021. Cette hausse peut partiellement être attribuée à la campagne d’information du gouvernement (qui s’attribue effectivement cette progression[12]). Toutefois, en décembre 2020, un petit scandale médiatique a eu un rôle encore plus motivant, semble-t-il. Suite à une série de maladresses et de mauvaises stratégies, quelques artistes célèbres ont pu profiter de la vaccination avant tout le monde.

Ce qui devait être un coup de publicité pour les vaccins, est devenu une raison de colère, où les artistes ont été vus comme ultimement privilégiés. Quels que soient les détails de cette série d’événements, elle a réussi à donner aux inoculations contre le SARS-Cov2 l’image de désirables, et donc a permis de modifier la dynamique dans les sondages. Toutefois, dès que la vaccination est devenue une réalité, l’enthousiasme a baissé. En avril[13], de 27,8% d’enquêtés ont maintenu leur opposition au vaccin. Le 27 juillet 2021, le pays a vacciné (avec au moins une dose) 47% de sa population, contre 59% en France et en Hongrie, 60% en Allemagne, 62% en Italie, 67% au Portugal, et 68% au Royaume Uni.

Les analyses politiques de l’Europe de l’Est font souvent état du rejet de l’aspect « libéral » de la démocratie libérale, en montrant toutefois que le « libéralisme » est compris ici non seulement comme libéralisme économique, mais aussi comme celui qui garantit les libertés et les droits individuels. La Pologne – on vient de le voir – est sans doute allée loin en se positionnant contre le libéralisme compris dans ce second sens. Mais à un moment, même si cela se faisait sans insistance, le premier ministre Morawiecki s’est prononcé plusieurs fois – à travers des tribunes dans la presse[14] et par des exposés lors des sommets internationaux, notamment lors du Conseil européen en février 2021 et au sommet social de Porto en mai 2021 – pour la levée des brevets sur les vaccins contre le Sars-Cov2. Il n’a pas été le premier à s’exprimer sur ces questions en Pologne : la discussion a été lancé par le jeune parti de gauche Razem (Ensemble), l’un des signataires polonais de la pétition citoyenne européenne « Pas de Profit sur la Pandémie ». Toutefois, parmi les dirigeants européens, il a été parmi les premiers à se prononcer contre les brevets. Sans succès, et aussi sans véritablement s’engager dans des négociations allant dans ce sens, cette prise de position reste remarquable.

Le système de santé et d’aide sociale structurellement fragile

Un constat partagé depuis longtemps fut celui des dépenses relativement faibles pour le système de santé, la pénurie de personnels médicaux, et la surcharge de travail qui en découle. En 2017, il y avait 2,4 médecins par 1 000 habitants, alors que la moyenne pour les pays de l’Union européenne est de 3,7 (3,3 en France, 4,2 en Allemagne, et 4,0 en Italie)[15]. A ce système sous-financé, les reformes à venir ont promis des nouvelles ressources, mais la fiabilité de ces promesses reste à prouver. Sur le terrain des promesses non tenues par le gouvernement actuel se trouve celle de soutenir réellement la famille, et notamment la natalité, face à l’augmentation des problèmes de fertilité en Occident. En supprimant le remboursement des procédures de fécondation in vitro et en finançant des techniques « naturelles » inefficaces, toute aide à la conception a été supprimée[16]. La natalité des Polonaises, après une petite augmentation attribuée à l’introduction du programme social 500+ du gouvernement PiS (qui donnait aux familles environ 120 euros par mois par enfant, en excluant toutefois les familles monoparentales), est en baisse depuis 2018. La natalité polonaise, malgré l’idéologie officiellement très pro-familiale, se trouve au niveau de 1,4 enfant per femme (France : 1,9 ; moyenne EU – 1,5, avec Espagne et Italie au plus bas, à 1,2 et 1,3 respectivement).

Si le niveau de vie a globalement augmenté par rapport à l’avant-1989, chez beaucoup de Polonais le sentiment d’exclusion s’est aggravé. Une proportion significative d’entre eux ont perdu leur emploi (usines et fermes géantes privatisées ou fermées, baisse d’activité des mines de charbon, etc.) et, de ce fait, ont vu leurs fragiles structures sociales s’effondrer. Dans un ouvrage dirigé par Maria Jarosz, Gagnants et perdants de la transformation polonaise, l’auteure notait déjà en 2005 que face à l’alternative suivante « 1. Soutenir les régions les plus prospères du pays ; 2. Niveler les écarts entre les régions les plus riches et les autres », c’est clairement l’option 1 qui a été mise en œuvre dès le début des années 1990 par les gouvernements libéraux-conservateurs dont est issue la Plateforme civique, le parti principal de l’opposition[17]. Ce choix a eu pour conséquence le creusement d’importantes inégalités en Pologne, ce qui a constitué un terrain fertile pour l’expansion du populisme nationaliste incarné par le PiS.

A cela s’ajoute la perte de foi en bien commun, associé à l’atomisation du corps social et la privatisation de la responsabilité. Ces phénomènes ne sont pas uniques à la Pologne – ils sont plutôt classiques au sein de certaines communautés occidentales où l’importance des structures familiales atomiques est considérablement plus grande que celle des structures sociales. Il a été décrit notamment en Italie des années 1950 par le sociologue Edward C. Banfield[18], et déjà en Pologne des années 1980 par l’anthropologue Janine Wedel[19]. Mais la transformation de 1989 n’a permis que partiellement de créer la notion désirable du bien commun, comme le montre une étude récente des politistes polonais[20]. Selon eux, la fragile construction des normes sociales extrafamiliales a été secouée par la pandémie, et s’ensuite le risque d’un retour à la situation des années 1990, avec une très basse confiance à l’égard des institutions publiques et le renforcement des relations fondées sur des relations informelles (traduites notamment par des places à l’hôpital obtenues grâce à des relations privées, des vaccins, etc.). Cela n’est pas sans rappeler la notion controversée de « familialisme amoral » de Banfield, même si les chercheurs n’emploient pas cette expression dans le rapport.

Le discours antilibéral du parti PiS n’est que très rarement associé à des politiques réellement protectrices (mais il l’est parfois). De ce fait, le système de santé a subi depuis l’arrivée du PiS une série de réformes qui se montrent plutôt très libérales au sens économique du terme (qui n’étaient pas en rupture avec les gouvernements précédents), et très conservatrices au sens politique. Le mélange surprenant de la rigidité de certaines mesures arbitraires, associé à une incapacité d’une gestion coordonnée et intelligente a laissé non seulement la population sans véritables repères, mais a aussi fait comprendre au personnel médical l’absence de reconnaissance qu’il subit depuis des années. Comme certains autres corps de métier, le personnel médical qui a été largement critique à l’égard du gouvernement PiS, a été érigé par les médias publics partisans de façon caricaturale en ennemi (une situation analogue eut lieu en même temps en France, où l’opposition se jouait toutefois sur le terrain plutôt économique et administratif qu’idéologique). Cette polarisation idéologique contribue de toute évidence à la baisse de confiance publique dans les institutions, et ne peut qu’empirer les conditions dans lequel les problèmes de la pandémie du Covid19 sont traités de façon plus ou moins maladroite.