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Le discours de Pierre Laroque pour les 40 ans de la Sécurité sociale

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Avant-propos de M. Pierre Laroque, Président de Section honoraire du Conseil d’Etat, premier Directeur général de la Sécurité sociale (septembre  1944 – octobre l 951), paru dans le numéro spécial de juillet-septembre 1985 de la Revue Française des Affaires sociales Ministère des Affaires sociales et de la Solidarité Nationale.

Quarante ans ont passé depuis que, dans l’élan de la libération, a été élaboré le plan français de Sécurité sociale. Quarante ans, c’est une courte période dans l’histoire d’un pays com me le nôtre. Mais les quarante années qui viennent de s’écouler ont été marquées par une accélération du cours de l’histoire. Au lendemain d’une guerre dont la France est sortie meurtrie et appauvrie s’est ouverte une phase de profondes transformations dans tous les domaines, affectant à la fois l’existence de chacun et celle du pays entier. Ce sont de multiples progrès techniques qui ont rénové les conditions de la production, de la distribution, des communications. C’est une croissance économique presque sans précédent. C’est un cours nouveau de l’évolution de la population, aboutissant chez nous, comme dans la plupart des pays industrialisés, à un ralentissement sinon même parfois à un arrêt de la croissance démographique, contrastant avec l’expansion des deux siècles précédents comme avec la croissance accélérée des populations d’autres parties du monde, un vieillissement chez nous contrastant avec la jeunesse d’autres continents. Ce sont des progrès dans le domaine des sciences de la vie et de la santé ouvrant des perspectives sans cesse nouvelles dans la suite des générations. C’est la disparition presque totale des empires coloniaux et la multiplication des Etats indépendants dans la communauté internationale. C’est, par suite, une modification, qui se poursuit, de l’équilibre démographique, économique et politique du m onde.

Ces évolutions ne pouvaient pas ne pas affecter !es institutions mises en place en 1945, et parmi elles notre Sécurité sociale.

La population française, comme celle de tous les pays éprouvés par la guerre, ressentait un besoin profond de sécurité pour chacun et pour tous. Ce n’est pas un hasard si le conseil national de la Résistance avait inscrit dans son programme d’avenir l’élaboration d’un plan français de Sécurité sociale, si le Royaume-Uni, sur la base du plan Beveridge, organisait alors un service national de Santé et mettait en place une organisation nouvelle des Assurances nationales et de l’Assistance nationale, si un peu partout à travers le monde, l’on assistait, dans la foulée des résolutions adoptées par l’Organisation internationale du Travail à Philadelphie dès 1944, à une floraison de plans nationaux d e Sécurité sociale. Partout se manifestait la volonté de donner à chacun la garantie qu’il disposera en toutes circonstances d’un revenu suffisant pour assurer à lui-même et à sa famille u ne existence décente, chaque pays certes organisant son plan en fonction de ses données propres, de ses caractères historiques, économiques et sociaux.

L’effort accompli en France s’est traduit par une série de textes législatifs et réglementaires dont le point de départ s’est trouvé dans l’ordonnance du 4 octobre 1945 et qui, pour l’essentiel, sont entrés en vigueur le 1er juillet 1946.

Ces textes s’inscrivaient dans deux préoccupations fondamentales. La première était celle de libérer les travailleurs de la hantise du lendemain, base de la distinction des classes sociales entre les possédants sûrs de leur avenir, et les non-possédants, constamment sous la menace de la misère. La législation de la Sécurité sociale est un élément dans un ensemble législatif plus vaste ayant le même objet. La garantie du lendemain devait viser toutes les familles. Mais il s’agissait avant tout d’assurer la sécurité des travailleurs, des familles tirant leur revenu du travail d’un ou plusieurs de leurs membres. Elle impliquait donc que fut fourni à tous les hommes et à toutes les femmes en état de travailler un emploi rémunérateur. Elle commandait l’élimination du chômage. Si, en 1945, la protection contre le chômage n’apparaissait pas de première urgence, les nécessités de la reconstruction laissant prévoir une pénurie plus qu’une insuffisance de main-d’œuvre, et si par suite la couverture du chômage n’a pas été inscrite dans les ordonnances de l945, chacun était cependant conscient de la nécessité d’opérer une réorganisation de l’économie en vue d’éviter le retour des crises qui avaient créé tant de misères dans le passé. La Sécurité sociale appelait ainsi une politique de la main-d’œuvre, une politique d’orientation professionnelle, de formation, de placement , une organisation des mouvements de main-d’œuvre nationaux et internationaux, à laquelle s’attachait délibérément le Gouvernement, en même temps qu’à une politique des salaires et des prestations familiales en vue d e garantir aux travailleurs des ressources suffisantes pour leur permettre de vivre et de faire vivre leurs familles dans des conditions décentes.

En même temps, il fallait donner aux travailleurs la sécurité de l’emploi en les protégeant contre l’arbitraire patronal. Ce n’est pas un hasard si, à la même époque, était organisé un contrôle des embauchages et des congédiements, essayant de concilier l’autorité nécessaire du chef d’entreprise et la garantie des travailleurs contre l’abus possible du patron.

La sécurité de l’emploi impliquait aussi la protection de la capacité de travail par la prévention de la maladie et de l’invalidité comme par les remèdes apportés à celles-ci, lorsqu’elles n’avaient pu être évitées. C’est pourquoi la Sécurité sociale comporte nécessairement l’aménagement d’une organisation sanitaire permettant d’atteindre ce résultat. Ce fut là un souci primordial des pouvoirs publics. Ce n’est pas le fait du hasard si la législation nouvelle des accidents du travail et des maladies professionnelles consacre son premier chapitre à la prévention.

Mais, quels que fussent les efforts accomplis, l’on ne pouvait espérer garantir à tous les travailleurs la permanence constante d’une activité rémunératrice. La politique de la main-d’œuvre la plus évoluée ne saurait supprimer totalement le chômage, pas plus qu’une politique de santé publique ne saurait supprimer la maladie, l’accident ni les effets de l’âge. Les interruptions de travail entrainant perte de gain pouvaient avoir d’ailleurs des causes heureuses comme la maternité ou des causes inévitables comme la vieillesse ou le décès d’un soutien de famille. Il convenait donc de prévoir dans toutes les hypothèses de cet ordre l’attribution d’un revenu de remplacement ou d’un revenu de complément, ce qui était l’objet principal des assurances sociales et des prestations familiales.

Pour la première fois en 1945, le problème de la Sécurité sociale s’était ainsi trouvé posé dans toute son ampleur.

Certes, depuis longtemps, divers aspects du problème avaient été abordés et plus ou moins complètement résolus, par la prévoyance libre à travers !es caisses d’épargne etsurtout la mutualité, par le jeu de la responsabilité patronale en matière d’accident du travail etde maladie professionnelle, enfin et surtout par les multiples régimes d’assurances sociales qui avaient été institués pour certaines catégories de salariés, d’abord, pour l’ensemble des travailleurs salariés aux revenus modestes depuis 1930. Mais les efforts accomplis apparaissaient insuffisamment efficaces parce qu’ils étaient incomplets, fragmentaires et dispersés. Le problème était donc d’intégrer les législations et institutions préexistantes dans un plan général, dans un ensemble comblant les lacunes, harmonisant les mécanismes, éliminant les inégalités.

Sans doute le premier effort a-t-il été accompli au profit des travailleurs salariés. Mais la France comptait, plus encore en 1945 qu’aujourd’hui, une proportion importante d’artisans, de petits commerçants, d’exploitants agricoles, de praticiens des diverses professions libérales. Un système de Sécurité sociale qui n’aurait pas tenu compte de ces catégories de travailleurs serait demeuré imparfait et inadapté. Le principe a donc été posé que la Sécurité sociale devait être générale et s’appliquer, au moins progressivement à toute la population. Sans doute le régime ne devait-il pas être nécessairement le même pour tous. Il pouvait comporter des adaptations aux conditions propres des diverses activités telles que l’agriculture, la marine marchande, le travail de la mine, mais encore fallait-il que tous les systèmes fussent coordonnés en un régime d’ensemble.

Ceci apparaissait d’autant plus nécessaire que la Sécurité sociale, pour être efficace et juste, devait reposer sur une solidarité nationale, condition d’une équitable répartition des charges, et d’une égalité suffisante des avantages. C’est dire qu’elle appelait un système généralisé de prévoyance obligatoire, seul en mesure d’atteindre le résultat cherché.

Si la satisfaction du besoin de sécurité contre les menaces de la vie économique et sociale a été l’objectif essentiel du plan français de Sécurité sociale, celui-ci a obéi, cependant, à un deuxième ordre de préoccupations, à la volonté de confier aux bénéficiaires eux-mêmes la gestion des institutions destinées à leur garantir cette sécurité. D’une part. le risque existait qu’une sécurité généralisée conduisit à développer chez les travailleurs un optimisme égoïste, à courte vue, une tendance à se laisser vivre, à s’endormir dans la satisfaction d’une médiocrité permanente, au moment même où les exigence de la reconstruction, du redressement du pays, appelaient un effort particulièrement important. Il fallait donc aménager notre système de Sécurité sociale de manière qu’au contraire la sécurité obtenue, en libérant le travailleur du souci du lendemain, l’incitât à développer pleinement sa personnalité, à s’affirmer, à se dépasser, à s’élever intellectuellement et socialement, et orienter l’application du système non pas dans le sens de la paresse et de la stagnation, mais de la vigueur et de la jeunesse. D’autre part, une vaste organisation s’étendant à toute la population et à tous les risques présentait le danger de voir s’édifier une administration énorme, au personnel bureaucratique et paperassier. L’organisation de la Sécurité sociale devait être faite d’institutions vivantes, se renouvelant par une création continue par l’effort des intéressés eux-mêmes et de leurs représentants en assurant la gestion en leur nom.

D’ailleurs aucune organisation de la Sécurité sociale n’est viable si elle ne répond pas aux traditions nationales, à la psychologie des populations intéressées. Or la tradition française dans le domaine de la Sécurité sociale n’était pas une tradition d’étatisme bureaucratique, mais une tradition d’entraide volontaire, la tradition d’un effort généreux et désintéressé d’assistance mutuelle : c’était la tradition de la mutualité, la tradition du syndicalisme, la tradition du vieux socialisme français, des Fourier, des Louis Blanc, des Proudhon, la tradition de la fraternité. C’est pourquoi la législation de 1945 prévoyait que les organismes de Sécurité sociale seraient régis par le statut de la mutualité et seraient gérés par des conseils d’administration composés en majorité de représentants des bénéficiaires. L’on comptait ainsi sur les responsables des organismes pour faire l’éducation de ces bénéficiaires, pour les inciter à prendre effectivement une part active à la gestion de leurs organismes, et pour animer celle-ci de cet esprit de générosité et de désintéressement sans lequel aucun effort social ne peut être totalement efficace.

Au total, l’édification du système français de Sécurité sociale a donc répondu à la volonté de réaliser une double transformation sociale, d’une part de supprimer ou de réduire considérablement l’inégalité existant entre catégories sociales au regard de la sécurité du lendemain, d’autre part de donner aux bénéficiaires eux-mêmes la responsabilité des institutions destinées à garantir cette sécurité en créant chez eux un sens conscient de leur solidarité collective. Il s’agissait en un mot de développer notre démocratie politique en une démocratie sociale.

L’opinion ne s’y est pas trompée. L’effort entrepris a reçu très largement l’appui de la masse de la population, des organisations ouvrières, des milieux attachés au progrès social. Les résistances rencontrées sont venues d’une part et surtout des privilégiés de la veille et, d’autre part, et ceci est compréhensible, de ceux qui se voyaient dépossédés des institutions sociales dont ils avaient eu dans le passé l’initiative et le mérite au profit de certains groupes de la population, mais dans un esprit de paternalisme élitiste. A l’inverse, chez tous ceux qui ont été appelés contribuer à la construction de l’organisation nouvelle, que ce soient les rédacteurs de la législation, les collaborateurs des administrations régionales et locales, les administrateurs et les agents, à tous les niveaux, des organismes en gestation, s’est manifesté un large élan de solidarité, un dynamisme fervent, chacun ne ménageant ni son temps ni sa peine, conscient de participer à un vaste effort de transformation de la société, à une grande réforme sociale de notre temps. Grâce à eux tous, il a été possible non seulement d’élaborer et de faire adopter un ensemble législatif et réglementaire considérable, mais aussi d’édifier en quelques mois une organisation en mesure de commencer à fonctionner à ta date prévue, le 1er juillet  1946. Ce n’est que justice de leur en rend re hommage.

Qu’est-il advenu des réformes entreprises et mises en oeuvre en l945 ? Dans quelle mesure les préoccupations qui ont inspiré ces réformes se sont-elles inscrites dans les faits ? Telle est la question à laquelle, à l’occasion du 40e anniversaire des textes de 1945, il faut tenter de répondre.

Le bénéfice de la Sécurité sociale a été progressivement étendu à la quasi totalité de la population. Dès l’origine, les prestations familiales ont été appliquées à toutes les familles résidant en France. En 1975, a même été supprimée toute condition d’exercice d’une activité professionnelle pour être bénéficiaire de ces prestations.

De même la législation des accidents du travail et des maladies professionnelles s’est appliquée à l’ensemble des salariés; une loi de 1972 a fait application aux salariés de l’agriculture d’un régime pratiquement identique à celui des salariés des professions non agricoles. Bien plus, une loi de 1966 a institué au profit des exploitants agricoles un régime obligatoire d’assurance contre les accidents tant d’origine professionnelle que de la vie privée, alors que rien de semblable n’existe pour les travailleurs indépendants des professions non agricoles.

La généralisation des assurances sociales a traversé plus de vicissitudes. En ce qui concerne les salariés, les cadres non couverts avant 1945 montrèrent à l’origine quelque réticence à être intégrés dans le nouveau régime et ne se laissèrent convaincre que grâce â l’aménagement, par une convention collective nationale, d ‘un régime complémentaire de retraites et la prise en compte pour leurs droits à pension des activités exercées de 1930 à 1945 moyennant un rachat à des conditions très avantageuses des cotisations qu’ils n’avaient pas eu à verser pour cette période. Mais l’extension aux éléments non salariés de la population souleva plus de difficultés. Dès la fin de l’année 1945, des parlementaires de tous les horizons politiques insistèrent pour que ces catégories sociales ne fussent pas exclues de l’effort social accompli au profit des salariés. Une loi du 22 mai 1946, votée unanimement par la première Assemblée nationale constituante, consacrait l’intégration de l’ensemble des travailleurs indépendants à la Sécurité sociale sous réserve d’un échelonnement dans le temps des mesures d’application. Quelques mois plus tard, anticipant sur les délais prévus, la deuxième Assemblée nationale constituante, par une loi du 13 septembre 1946, décidait la mise en oeuvre du régime ainsi défini, en ce qui concerne le risque vieillesse, à compter du ler janvier l947. Mais l’application de ces textes souleva une vive résistance de la part des catégories intéressées et le Gouvernement fut contraint de renoncer à en poursuivre la mise en oeuvre. Et c’est seulement une loi du 17 janvier 1948 qui a créé, pour les travailleurs indépendants, un régime d’allocations de vieillesse, beaucoup moins favorable, au profit des industriels et commerçants, des artisans et des professions libérales. Les exploitants agricoles durent attendre une loi du 10 juillet 1952 pour se voir étendre un régime analogue comportant pour eux une contribution financière de l’Etat. Quant à l’assurance maladie et maternité, elle ne fut organisée au profit des exploitants agricoles qu’en 196l, et pour les travailleurs indépendants non agricoles qu’en 1966. Entre temps de multiples groupes sociaux se sont vu étendre le bénéfice de l’assurance contre ces risques sous des modalités variables : étudiants, militaires, écrivains et artistes, grands invalides de guerre, veuves et orphelins de guerre, ministres des cultes et même Français vivant hors de France. Aujourd’hui l’on estime que la population de la France est couverte par cette assurance, à proportion de 98,5 %.

Le chômage est, lui, demeuré étranger aux prévisions de la législation pendant de nombreuses années. C’est une convention collective nationale de 1958 qui a organisé un régime obligatoire d’assurance contre ce risque, mais en dehors des mécanismes de Sécurité sociale, dans le cadre d’associations à gestion paritaire, les Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce (Assedic groupées en une Union nationale (Unedic), dont la compétence a été étendue progressivement à toute la population salariée – et même au-delà – par des avenants successifs et par le législateur.

Parallèlement  à l’extension constante du champ d’application de la législation, les règles régissant l’étendue de la garantie quant à l’importance et aux modalités des prestations servies n’ont cessé d’être améliorées. L’évolution des textes applicables dans les différents secteurs est retracée dans les études publiées par la présente revue. Nous n’en signalons ici que deux traies essentiels, communs à l’ensemble des régimes.

C’est d’abord l’effort accompli pour assurer une adaptation constante de l’importance des prestations à l’évolution économique générale. La France a traversé en effet une longue période de fluctuations monétaires se traduisant par une diminution souvent importante de la valeur d e la monnaie. La sécurité résultant des prestations servies aurait été illusoire si le taux de ces prestations n’avait pas évolué pour tenir compte de cette diminution. Des mécanismes ont donc été prévus pour assurer l’adaptation automatique des prestations en espèces, et plus spécialement des pensions de vieillesse ou d’invalidité et des rentes d’accidents du travail, à l’évolution des revenus professionnels, et surtout des salaires, bases de calcul des cotisations versées pour le financement des régimes. Ceci a permis non seulement le maintien du pouvoir d’achat – et peut-être même son augmentation parallèlement à l’augmentation du pouvoir d’achat des salaires, donc le maintien aux prestataires d’un niveau de vie correspondant à celui dont ils auraient joui s’ils n’avaient pas été atteints par le risque couvert.

D’autre part l’ensemble des régimes et organismes de la Sécurité sociale française ont développé une importante «action sanitaire et sociale». Celle-ci s’exprime dans le fait que sur la masse des cotisations collectées une fraction est à la disposition des organismes gestionnaires, indépendante des sommes destinées à la couverture des prestations normales, pour contribuer, soit sur le plan sanitaire, soit sur le plan social, à un effort propre laissé largement à l’initiative des conseils d’administration, s’exprimant soit par des prestations supplémentaires, soit par des réalisations diverses, qu’il s’agisse d’investissements, d ‘équipements ou de services au profit de leurs ressortissants. Ainsi a-t-il été possible d’adapter l’effort social aux besoins propres de chaque circonscription, de chaque groupe socio-professionnel, voire de chaque famille, d’atténuer la rigidité des règles qui, au nom de l’égalité devant la loi, devraient être partout les mêmes, et d’harmoniser le jeu des institutions. Les organismes de Sécurité sociale des divers niveaux ont utilisé largement les possibilités qui leur ont été consenties, et ont eu le mérite de lancer des expériences, de prendre des initiatives, suivies ensuite par les collectivités publiques ou les entreprises privées, et de faire évoluer l’équipement sanitaire e t social du pays comme de garantir aux individus et aux familles une aide mieux adaptée aux besoins de chacun.

Au total il n’est pas douteux que le climat social s’est trouvé, au bout de peu d’années, complètement transformé. La population dans sa masse a acquis un sentiment nouveau de sécurité. Chacun sait qu’il pourra obtenir les soins médicaux dont il a besoin, quelles que soient ses ressources, que la maladie ne pourra pas affecter profondément l’équilibre de son revenu, bien plus qu’il aura accès aux techniques médicales les plus modernes, quel qu’en soit le prix, et bénéficiera des progrès scientifiques réalisés au cours de la dernière période dans le domaine de la santé. Or chacun sait que la naissance d’un enfant apportera un complément de ressources. Chacun sait aussi que s’il perd sa capacité de travail par le fait d’un accident ou d’une maladie, si l’âge l’amène à cesser son activité professionnelle, il verra, par le jeu combiné des régimes de base et des régimes complémentaires, non seulement sa subsistance et celle des siens assurée mais aussi son niveau de vie maintenu et pourra continuer à vivre et à faire vivre les siens dans des conditions voisines de celles qu’il connaissait durant sa période active. La Sécurité sociale, par ses prestations comme par son action sanitaire et sociale, a contribué au développement de la santé, à la protection maternelle et infantile, à la prévention de la maladie et des accidents comme à la sécurité de la vieillesse. La maladie, l’invalidité, la vieillesse ont cessé d’être synonymes de pauvreté. Les inégalités de revenus n’ont pas été supprimées, mais leurs effets ont été atténués dans la mesure où elles résultaient de la maladie, de la maternité, de l’invalidité, de la vieillesse, des charges de famille, voire même, pour partie du chômage, le travailleur est ainsi pour une grande part libéré de l’obsession du lendemain. A cet égard l’objectif poursuivi dans la mise en oeuvre du plan de Sécurité sociale a été atteint.

Ce n’est pas à dire que tout soit parfait. Il demeure des lacunes, des insuffisances, parfois importantes. La plus sensible sans doute concerne l’invalidité. Tout d’abord les progrès médicaux ont permis de faire vivre et survivre des enfants qui autrefois ne seraient pas nés ou auraient disparu dans leur jeunesse, du fait de malformations, d’infirmités ou de maladies soit d’origine génétique, soit dues aux conditions de la grossesse ou de l’accouchement, et dont ils étaient atteints dès leur naissance. Ces enfants handicapés vont devoir vivre avec leur infirmité, leur maladie, jusque dans l’âge adulte. La Sécurité sociale a largement contribué à l’effort qui a été entrepris pour l’accueil et la protection de ces enfants bénéficiant des prestations garanties à leurs parents. Il n’en demeure pas moins que, par eux­mêmes, ils n’ont pas de droit à la Sécurité sociale, et que, devenus adultes, ils ne peuvent compter que sur l’aide des collectivités publiques, c’est-à-dire de l’assistance, s’ils n’ont pas de ressources propres. A coup sûr le législateur est intervenu pour pourvoir à leur situation, et le service de l’allocation aux adultes handicapés a même été confié aux caisses d’Allocations familiales bien que cette allocation ne constitue pas une prestation familiale. Mais une telle allocation, subordonnée à des conditions de ressources, est, par nature, une allocation d’aide sociale et n’est pas intégrée dans l’assurance invalidité. D’autre part, les conditions de la vie moderne créent de nouveaux facteurs d’invalidité, dont les accidents du travail, et surtout les accidents de la circulation ou même ceux de la vie domestique, sont responsables. Les progrès de la médecine, ici encore, maintiennent en vie des malades définitivement invalides. Et surtout l’allongement de la durée moyenne de la vie entraîne un accroissement constant de la population âgée, dans laquelle les grands vieillards souffrent souvent de handicaps plus ou moins importants. Or l’assurance invalidité cesse le plus souvent de jouer lorsque vient l’âge d’ouverture du droit à pension de vieillesse. La pension d’invalidité est remplacée par la pension de vieillesse, et celle-ci ne tient aucun compte des handicaps qui peuvent affecter la personne âgée. C’est ainsi qu’une personne âgée entièrement dépendante de tiers, parce qu’elle souffre de handicaps physiques ou mentaux lui ayant fait perdre son autonomie, aura la même pension que celles qui auront conservé leur validité. Et, si elle n’a pas d’autres ressources, elle ne pourra espérer d’aide que de l’assistance.

Bien plus, nos législations de l’invalidité aboutissent à des inégalités considérables  entre  les situations des handicapés suivant l’origine du handicap. La victime d’un accident imputable à un tiers pourra obtenir l’indemnisation totale du préjudice matériel et moral qu’elle subit par le jeu de la responsabilité de ce tiers ou par l’assurance qui couvre cette responsabilité. La victime d’un accident du travail recevra de la Sécurité sociale des prestations calculées forfaitairement et qui couvrent une large part des conséquences de l’invalidité. Il en va de même pour les personnes atteintes d’invalidités dues à la guerre ou à une activité militaire. En revanche, la victime d’un accident de la circulation d’origine extra-professionnelle excluant  toute responsabilité d’u n  tiers ou d’un accident de la vie domestique ne bénéficiera d’une pension d’invalidité que si son incapacité entraine une réduction de 2/3 au moins de sa capacité de gain. Or, dans tous les cas, les conséquences de l’accident, quel que soit son origine, sont les mêmes. Certains pays, rares il est vrai, ont institué un régime unique couvrant de manière uniforme !es conséquences des invalidités de toutes origines. Un tel régime n’a jam ais été envisagé en France et serait à coup sûr très onéreux. A tout le moins pourrait-on atténuer les inégalités constatées et, en particulier, porter davantage d’attention aux invalidités affectant les personnes âgées.

Un autre aspect des imperfections qui se sont révélées dans le jeu de notre Sécurité sociale tient aux inégalités qui ont subsisté ou sont apparues au regard de la couverture de la vieillesse. En premier lieu et surtout, l’élan de solidarité fraternelle qui avait marqué la fin de la guerre et qui avait inspiré l’unité essentielle du régime de Sécurité sociale a tendu très vite à s’affaiblir alors que !es particularismes des catégories professionnelles et sociales prenaient une force nouvelle. La solidarité nationale, fondement du régime nouveau, a eu de plus en plus de mal à se réaliser bien qu’elle n’ait pas été directement mise en cause. Les textes de 1945 et 1946 avaient prévu que les régimes spéciaux de salariés qui préexistaient seraient provisoirement maintenus mais disparaitraient progressivement pour permettre l’intégration de leurs bénéficiaires dans le régime général, les avantages supplémentaires antérieurs étant conservés au moyen de régimes complémentaires. Or les principaux régimes spéciaux subsistent et furent même renforcés. Bien plus, alors que ces régimes intéressaient des catégories de salariés, dans l’ensemble privilégiés, et leur garantissaient des avantages parfois largement supérieurs a ceux du régime général, ils bénéficiaient, de la part de l’Etat, de concours financiers substantiels refusés au régime général. Les régimes d’assurance vieillesse de non-salariés mis en place progressivement par la suite ont été souvent à l’inverse, plutôt moins avantageux que le régime général mais différents d’une catégorie professionnelle à l’autre, avec ici encore des inégalités souvent difficiles à justifier tant entre ces régimes eux-mêmes qu’avec les régimes de salariés.

Pour remédier à ces inégalités, des mécanismes de compensation ont été mis en place, basés sur la situation démographique des divers régimes, c’est-à-dire le rapport entre l’effectif des actifs cotisants et celui des retraites. Mais ces mécanismes eux-mêmes, si légitimes qu’ils peuvent paraître au premier abord pour affirmer la solidarité de toutes les catégories professionnelles et sociales devant la vieillesse, ont négligé de tenir compte des différences importantes d’espérance de vie existant entre ces diverses catégories, les catégories financièrement ou socialement privilégiées ayant une espérance de survie après l’âge de la retraite sensiblement plus élevée que les catégories modestes. De ce fait, la compensation démographique a joué au détriment du régime général, auquel appartiennent en majorité les éléments modestes de la population, au bénéfice des catégories les plus aisées. L’on a abouti à faire payer les pauvres pour les riches! Cette tendance a encore été accentuée par le jeu des régimes complémentaires qui se sont développés très largement au profit notamment des cadres, multipliant l’effet des inégalités, au point que les inégalités de revenus entre retraités se sont révélées dans l’ensemble plus fortes parfois que les inégalités de revenus entre travailleurs actifs. C’est là, à coup sûr, un des échecs les plus notables rencontrés par l’application  des principes  fondant  le régime de Sécurité sociale institué en  1945.

Si l’on établit le bilan économique de l’application du plan de Sécurité sociale de l945, dans la mesure où il est possible d’isoler l’impact de cette application de l’ensemble des autres facteurs qui ont dominé l’économie française au cours des quarante années écoulées, certains éléments apparaissent avec une particulière clarté.

C’est, en premier lieu, le redressement démographique de la France, fortement marqué pour la période de 1946 à 1964. Sans doute une tendance analogue a-t-elle été constatée dans les autres pays industrialisés, qui n’ont pas toujours accompli un effort comparable à celui de la France pour encourager la natalité. Mais dans ces autres pays l’amélioration de la fécondité n’a été ni aussi importante, ni aussi durable. La place donnée aux facteurs démographiques dans le plan français de Sécurité sociale a certainement contribué à créer un climat favorable à cette évolution, comme d’ailleurs le sentiment nouveau de sécurité qui a été l’effet essentiel de l’application de ce plan.

En second lieu, la période de 1946 à 1960 a été caractérisée en France par un essor économique dont la rapidité et l’ampleur ont été tout à fait exceptionnelles au regard de notre histoire passée. A tout le moins cette coïncidence a-t-elle démenti les vues pessimistes exprimées par certains qui voyaient dans l’effort social ainsi entrepris un obstacle au redressement économique du pays, les charges corrélatives supportées par les entreprises et les collectivités ne pouvant qu’entraver l’effort de reconstruction. Mais il est permis d’aller plus loin et de se demander si cet effort social n’a pas été un facteur positif, un stimulant du redressement économique. L’on est en droit de penser que l’ardeur au travail, l’action soutenue de toute la population active, qui ont été la condition d’une reconstruction et d’un redressement économique rapides comme de l’expansion constatée, n’ont pas été, au moins pour partie, la conséquence du sentiment créé dans la masse des travailleurs qu’ils trouvaient dans la libération de l’incertitude du lendemain, la contrepartie, la récompense de leur effort. Depuis longtemps l’on n’avait constaté des journées de travail aussi longues, une contribution aussi soutenue de tous à la production, à la réorganisation de la vie économique. Bien loin de détourner les hommes et les femmes de travailler, comme certains l’avaient prédit, la Sécurité sociale s’est accompagnée d’un dynamisme exceptionnel qui ne s’est jamais démenti.

Le coût économique et financier en a-t-il été trop élevé ? Certes le poids financier de la Sécurité sociale a été important. Le montant des· cotisations réclamées aux employeurs comme aux travailleurs n’a cessé de s’élever. Mais d’une part l’on oublie trop souvent que les sommes prélevées étaient immédiatement redistribuées, qu’elles ne sortaient pas de l’économie française et favorisaient la consommation des éléments les plus modestes de la population, fournissant ainsi un stimulant à l’économie. Bien plus, et contrairement ici encore, à bien des prévisions, l’application de la Sécurité sociale n’a nullement détourné les bénéficiaires de la prévoyance libre et de l’épargne. La mutualité a connu au cours de la même période un essor remarquable. Les dépôts dans les caisses d’épargne n’ont jamais été aussi élevés,  comme si la sécurité acquise donnait aux travailleurs le désir d’atteindre, par leur effort libre, une sécurité encore accrue. Les investissements nécessaires à la croissance économique, loin d’être entravés, ont été ainsi stimulés et développés. A ce point de vue encore la Sécurité sociale a été un facteur de progrès économique.

Il reste à se demander si l’objectif essentiel de transformation sociale que s’étaient proposé les promoteurs du plan de Sécurité sociale a été atteint. Ici la réponse doit être plus nuancée.

A coup sûr, la population, dans sa masse, et surtout la population laborieuse a acquis une sécurité du lendemain qu’elle ne connaissait pas et elle en a eu conscience. Certes aussi elle a vu son niveau de vie s’élever très sensiblement et les différences sociales se réduire. Mais cela n’a été vrai que dans une mesure limitée. Les inégalités, caractéristiques de la structure sociale française, sont demeurées importantes et se sont d’ailleurs reflétées dans les modalités d’organisation et de fonctionnement de la Sécurité sociale elle-même, notamment du fait de régimes multiples, différents et inégaux suivant les catégories sociales, les solidarités de groupes professionnels ou sociaux tendant à l’emporter sur la solidarité nationale. A cet égard la mise en oeuvre du plan a connu au moins un demi-échec.

L’échec a. été plus sensible encore au regard de l’effort de démocratisation de la gestion de l’institution. La représentation des bénéficiaires dans les conseils d’administration des organismes de gestion, assurée d’abord par les organisations syndicales, puis, dès 1947, par la voie d’élections auxquelles l’ensemble des bénéficiaires étaient appelés à participer, a été rendue aux organisations syndicales en l 967, alors qu’au même moment à une formule donnant aux bénéficiaires la majorité des sièges était substitué un système paritaire comportant un nombre égal de représentants des employeurs  et de représentants des salariés. Un tel système, du fait du pluralisme syndical que nous connaissons en France, aboutissait nécessairement à donner un rôle principal au patronat qui pouvait facilement trouver des alliés dans une fraction des organisations ouvrières pour s’assurer une position prépondérante. Il fallut attendre 1982 pour que l’on revienne à une représentation majoritaire des bénéficiaires désignés par voie d’élection.

Mais ce qui est plus grave c’est que l’on n’a pas pu ou su créer dans la masse des bénéficiaires le sens de leur responsabilité à l’égard de l’institution. Quel que fût d’ailleurs le mode de représentation des bénéficiaires, les représentants soit élus, soit désignés par les organisations syndicales, absorbés sans doute par leurs tâches de gestion, n’ont pas fait l’éducation de leurs mandants. A aucun moment les bénéficiaires n’ont acquis le sentiment que les organismes chargés de la Sécurité sociale étaient leur chose, qu’ils yétaient chez eux, qu’ils en avaient la responsabilité. Qui aujourd’hui connaît les noms des administrateurs des caisses dont il dépend ? Qui considère les fonds de la Sécurité sociale comme les siens propres et détermine son attitude en conséquence ?

Chacun attend de ses caisses des services qui lui sont dus mais ne s’en sent pas responsable. L’on ne fait guère de différence entre une banque ou un bureau de poste et une caisse d’Assurance maladie ou d’Allocations familiales. De cette situation est résultée naturellement une évolution dans l’esprit même du personnel des organismes, qui a perdu progressivement l’ardeur, la foi qui l’animait dans la période d’élaboration de la Sécurité sociale, pour se distinguer de moins en moins du personnel d’une banque ou d’une compagnie d’assurance. C’est là encore un échec certain, un lourd échec, de l’effort de démocratie entrepris en 1945.

Compte tenu des considérations qui précèdent comme des évolutions retracées dans les multiples aspects de la Sécurité sociale, les perspectives que présente l’avenir de la Sécurité sociale française apparaissent au moment présent, commandées par les facteurs financiers. La croissance économique exceptionnelle qu’a connue la France durant les trente années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale a permis, sans difficulté majeure, d’assurer le financement des charges entrainées par l’application et le développement du Plan de 1945. Il n’en va plus de même durant la période de crise que nous traversons depuis 1974. Que peut-on et que doit-on prévoir pour les années prochaines, et plus encore, pour le début du XXIe siècle ?

La situation actuelle est dominée par le chômage important qui sévit chez nous comme dans l’ensemble des pays industrialisés et n’a cessé de s’aggraver au cours des dix dernières années. Ce chômage est la source principale, même si elle n’est pas exclusive, des difficultés financières que traversent actuellement les régimes de Sécurité sociale. D’une part, ce chômage entraîne le versement d’une masse importante d’allocations aux travailleurs involontairement sans emploi pour compenser en partie la perte des gains professionnels. D’autre part, les ressources des divers régimes de Sécurité sociale, provenant pou r l’essentiel, de cotisations assises sur les revenus professionnels et avant tout sur les salaires, se trouvent réduites dans une mesure importante par l’inactivité, donc l’absence de gains des chômeurs, alors que ceux-ci continuent à être couverts à l’égard de la maladie, de la maternité, de l’invalidité, que le temps de chômage entre en compte au même titre que le temps de travail pour l’ouverture du droit aux pensions de vieillesse et pour le calcul de ces pensions, et que les chômeurs bénéficient comme les travailleurs actifs des prestations familiales. Normalement les pertes de ressources des organismes de Sécurité sociale devraient avoir pour conséquence une augmentation des taux des cotisations, mais cette augmentation alourdirait les charges pesant sur les entreprises, accroissant les difficultés rencontrées par celles-ci et conduirait donc à des licenciements supplémentaires qui augmenteraient encore le nombre des chômeurs.

La question est de savoir si ce chômage est lié à une crise temporaire dont les effets disparaitront dans un délai de quelques mois ou de quelques années, ou s’il traduit une situation durable appelée à prendre un caractère permanent. L’expérience des crises antérieures permettrait d’espérer que la crise actuelle et le chômage qui en résulte seront temporaires. Mais il n’est guère douteux que si le chômage que nous connaissons a pour partie des causes conjoncturelles, il traduit pour une autre part des changements structurels dont la portée n’est pas encore entièrement perçue. Nous assistons en effet à des mutations technologiques profondes donc l’on a pu dire qu’elles traduisent une nouvelle révolution industrielle. Les nouvelles techniques, liées en grande partie à l’électronique, conduisent, comme tous les progrès techniques d’ailleurs, à une diminution du temps de travail nécessaire pour une même production de biens ou de services, donc à une réduction de l’emploi. Elles entraînent ainsi du chômage en même temps qu’elles permettent cette réduction progressive de la durée du travail qui est un des traits essentiels de l’évolution de la condition des salariés depuis le milieu du siècle dernier. Mais les mutations corrélatives du passé ont toujours provoqué, avec un certain décalage dans le temps, l’apparition de nouvelles activités, de nouveaux types d’emplois. Un nombre croissant de travailleurs sont passés de l’agriculture à l’industrie, puis de l’industrie aux activités de service. Il est permis de penser qu’il en sera de même dans les années qui viennent.

Les techniques nouvellement mises en oeuvre appellent nécessairement la création d’emplois. Leur complexité exigera aussi une formation plus poussée, donc un allongement de la scolarité, et des formateurs en nombre croissant. Bien plus la rapidité des mutations amènera un effectif de plus en plus important de travailleurs à changer de type d’activité au cours de leur vie professionnelle, et pour cela des recyclages exigeant eux aussi des formateurs. L’éducation permanente, encore aujourd’hui dans l’enfance, est appelée à prendre une place grandissante dans la vie des professions. D’autre part, les techniques nouvelles liées à l’électronique, l’informatique, la robotique, vont bouleverser les conditions de vie de l’individu, de la famille, de la collectivité entière. Les mutations qui en résulteront entraîneront, à coup sûr, le développement d’une organisation nouvelle de l’existence individuelle et collective, laquelle, par la force des choses, se traduira par des emplois nouveaux. De plus, si les progrès techniques, comme il est normal, se traduisent par une diminution globale du temps de travail nécessaire pour satisfaire un même besoin, l’on verra se développer des activités de loisirs, à l’organisation et au fonctionnement desquelles devront se consacrer un nombre croissant de travailleurs. L’on peu t envisager aussi, dans une vie active, des alternances de périodes de travail et de périodes de formation ou de loisirs,  comparables  aux années sabbatiques que connaissent  les universités d ‘Outre-Atlantique. Tous ces facteurs, à terme plus ou moins éloigné, devraient contribuer à rétablir globalement des conditions d’emploi meilleures et à la reprise d’une croissance économique permettant le financement des institutions de Sécurité sociale. Si, sans doute, l’augmentation considérable et durable du nombre des femmes se consacrant à une activité rémunératrice, qui marque la période contemporaine, peut aussi développer les demandes d’emplois, elle devrait également avoir un impact favorable sur J’équilibre financier de la Sécurité sociale, beaucoup de ménages qui, dans le passé, ne disposaient que d’un revenu professionnel en ayant désormais deux, donnant lieu l’un et l’autre au versement de cotisations, alors que le volume des prestations servies n’augmente pas dans la même proportion.

En définitive, l’évolution des prochaines années, au moins à moyen terme, pour autant qu’elle soit prévisible, ne doit pas à cet égard conduire à des conclusions exagérément pessimistes, pour l’avenir de la Sécurité sociale .

En même temps, le besoin de sécurité est appelé, lui aussi, a évoluer.

Les formes d’insécurité auxquelles tend actuellement à parer la Sécurité sociale vont elles-mêmes devoir s’adapter aux changements économiques et sociaux. Le développement des connaissances médicales, les progrès des sciences de la vie, vont faire apparaitre de nouvelles techniques de soins comme de nouvelles possibilités de prévention des maladies. Le coût de la mise en oeuvre de ces techniques et de cette prévention sera à coup sûr de plus en plus élevé, en raison du recours à des moyens de plus en plus complexes et sophistiqués, comme à des personnels multiples de plus en plus spécialisés. Sans doute les efforts entrepris dans la plupart des pays développés pour assurer une meilleure maitrise des coûts des soins médicaux commencent-ils déjà à porter leurs fruits, et l’on peut espérer que la croissance globale des dépenses médicales se ralentira, mais encore faudra-t-il en contrepartie faire entrer en compte l’effet inévitable de l’évolution scientifique. Il en ira d’autant plus ainsi que, d’une part, les populations dont le niveau de vie s’élève sont de plus en plus portées à réclamer le bénéfice des techniques les plus modernes, des soins des spécialistes les plus qualifiés; d’autre part, l’attrait des aspects nouveaux de la médecine attirera, de plus en plus nombreux, les éléments des jeunes générations par la nouveauté même des techniques mises en oeuvre. Facteurs scientifiques et facteurs sociaux se conjuguent pour entrainer une élévation constante du coût de la médecine. De plus, la place de plus en plus importante occupée dans la population par les personnes âgées jouera nécessairement dans le même sens. D’ores et déjà le coût des soins des personnes âgées de plus de 60 ans est quatre ou cinq fois supérieur au coût moyen des soins donnés aux adultes d’âges plus bas. La multiplication rapide de l’effectif des personnes âgées contribuera inévitablement à l’accroissement global des dépenses de santé.

Le vieillissement général de la population, dû principalement à la diminution de la natalité, accessoirement à l’allongement de la durée de la vie humaine grâce au progrès des sciences de la santé, conduit directement à un coût croissant des pensions de vieillesse, dont les bénéficiaires seront de plus en plus nombreux, et jouiront de leurs pensions de plus en plus longtemps. Dès aujourd’hui la charge des pensions et allocations de vieillesse représente 40 % des dépenses de prestations de la Sécurité sociale. Tout laisse penser que ce pourcentage ne pourra qu’augmenter. Comme par ailleurs les personnes âgées comportent une proportion de plus en plus élevée de grands vieillards, invalides, ou même ayant perdu entièrement leur autonomie, l’aide à leur apporter devra être accrue et comporter des formes nouvelles peut-être plus efficaces.

On peut toutefois se demander si les progrès de la médecine permettant aux personnes vieillissantes de conserver plus longtemps l’essentiel de leurs aptitudes physiques et intellectuelles, il ne serait pas possible et raisonnable, pour alléger le poids des charges de la vieillesse pour la collectivité, d’inciter les personnes avançant en âge à conserver des activités plus longtemps, alors surtout que l’évolution technique tend à assurer par des moyens mécaniques les tâches entraînant autrefois pour les travailleurs une usure rapide de l’organisme. Une telle orientation, amorcée déjà dans plusieurs pays, aurait aussi l’avantage de retarder le processus de vieillissement que la cessation de toute activité contribue toujours à accélérer. Il y a là, sans doute, un élément de solution des problèmes financiers de la Sécurité sociale, dont la mise en oeuvre devrait être rendue possible ou plus facile lorsque le chômage actuel diminuera ou disparaîtra.

Indépendamment de ces facteurs d’accroissement du coût de la satisfaction des besoins déjà connus de sécurité de la population – on ne doit pas oublier qu’ensemble la couverture des dépenses de santé et la charge des pensions et allocations de vieillesse représentent 70 % du budget de la Sécurité sociale – l’on va voir apparaitre des formes nouvelles, encore imprécises, du besoin de sécurité, liées aux transformations de la vie économique et sociale. La rapidité des changements techniques et, par suite, des transformations des conditions économiques et sociales d’existence l’a créer dans la masse des populations un sentiment nouveau d’insécurité auquel il faudra parer par des mesures appropriées. La perspective de changements d’emploi, de type de travail, de lieu de séjour, de conditions d’existence, est par elle-même génératrice d’insécurité, donc de malaise social. Des garanties devront être données, sous des formes à déterminer, qu’il n’en résultera pas de diminution du niveau de vie, d’aggravation des conditions d’existence. Des allocations d’un type nouveau devront être trouvées, renouvelant les mécanismes anciens, souvent imparfaits, de l’aide aux travailleurs involontairement sans emploi ou en cours de mutation. De même, l’allongement de la durée de la scolarité appellera, sans doute, une assurance des charges qu’impose aux parents l’éducation des enfants. Dans tout les domaines, la Sécurité sociale. pour atteindre son but fondamental, devra trouver des formules nouvelles, s’adapter aux besoins créés ou développés par les changements techniques, économiques et sociaux.

Or, au moment même où au milieu des difficultés financières nées de la crise, se dessinent les perspectives de charges nouvelles, certains tendent à remettre en cause les principes qui sont à la base de notre plan de Sécurité sociale comme des plans analogues mis en oeuvre dans la plupart des pays industrialisés. L’on fait valoir que l’élévation générale du niveau de vie des trente ou quarante dernières années devrait permettre aux individus et aux familles de supporter une plus large part des dépenses qu’exige la garantie de leur sécurité. Ainsi réduirait-on les contraintes qu’implique tout régime de Sécurité sociale comme le coût de ce régime pour la collectivité. La liberté individuelle, fondement de nos démocraties, devrait être assortie d’une responsabilité individuelle accrue, et la collectivité devrait limiter son intervention à une aide aux éléments les plus déshérités de la population, les autres pouvant à leur gré garantir leur sécurité par leurs moyens propres, en faisant appel aux mécanismes de leur choix aménagés suivant les lois du marché.

Si tentante que puisse paraître, au premier abord , une telle orientation, celle-ci ne parait ni réaliste, ni psychologiquement acceptable. Elle n’est pas réaliste parce que les personnes qui ne sont pas capables matériellement ou moralement de faire et de poursuivre pendant l’essentiel de leur existence l’effort volontaire de prélever sur leurs ressources les sommes nécessaires pour garantir de manière efficace leur sécurité et celle des membres de leur famille représentent la grande majorité de la population, et, si l’effort volontaire n’a pas été accompli, les intéressés retomberont inévitablement à la charge de la collectivité au moment de la survenance d’un risque les privant de ressources. Elle n’est pas psychologiquement acceptable car l’expérience montre que l’on parvient malaisément à inciter les éléments aisés de la population à faire l’effort de financer les personnes et familles moins favorisées, s’ils ne peuvent pas eux-mêmes espérer une contrepartie dans l’assurance de leur propre sécurité. Toutes les expériences faites, en quelque pays que ce soit, montrent qu’il n’y a pas de sécurité garantie sans aménagement d’un système de prévoyance obligatoire. Ceci est d’autant plus nécessaire au moment où la rapidité des changements techniques et économiques entraîne de plus en plus souvent des modifications profondes dans les situations individuelles et collectives, certaines activités déclinant ou même disparaissant alors que d’autres naissent ou se développent constamment. Ceci implique non seulement des systèmes obligatoires, mais aussi des régimes dont l’assiette soit aussi large que possible, pour permettre la compensation du déclin des uns par l’essor des autres.

Ce qui est vrai en revanche c’est que les mécanismes de financement des régimes de Sécurité sociale pourraient être mieux adaptés à l’élévation du niveau de vie comme à l’évolution économique en général. La France est un pays où ce financement repose le plus sur les entreprises et le moins sur les bénéficiaires comme sur la collectivité. Il serait raisonnable, comme l’on a d’ailleurs commencé à le faire, d’augmenter la contribution des bénéficiaires, et peut-être aussi celle de la collectivité, tout en réduisant celle des entreprises, de manière à ne pas placer artificiellement les entreprises françaises sur un pied d’inégalité dans la concurrence économique internationale avec celle des pays où le financement est assuré suivant d’autres formules, faisant un plus large appel soit aux bénéficiaires, soit aux ressources générales du budget.

Il reste que l’avenir de la Sécurité sociale est largement fonction du climat psychologique qui l’entoure. Or, à cet égard, deux éléments contradictoires s’opposent. C’est d’une part, l’attachement montré par la population à l’institution. C’est, d’autre part, l’insuffisance dans la population du sentiment de sa responsabilité à l’égard de celle-ci.

Tout un ensemble d’indices manifestent l’attachement profond, viscéral, de la population française à l’égard d e la Sécurité sociale. Les menaces qui se manifesteraient entraîneraient immédiatement de vives réactions. Les sondages d’opinion font ressortir que, lorsque l’on demande quels sont les droits fondamentaux dont l’on accepterait le plus difficilement d’être privés, la réponse est constamment le droit à la Sécurité sociale, toujours placé avant les autres droits de l’homme, tels la liberté de la presse, le droit de vote par exemple. Les populations des autres pays industrialisés montrent très généralement le même attachement. Il n’apparaît donc pas psychologiquement ni politiquement possible de porter aucune  atteinte aux  fondements de l’institution. C’est là une constatation majeure.

Mais nous avons constaté aussi combien les bénéficiaires eux-mêmes se sentaient peu responsables de cette même Sécurité sociale. Et ceci est peut-être plus vrai en France qu’ailleurs. C’est que toutes les générations qui se sont succédé depuis deux siècles ont été imprégnées d’une conception fondamentalement individualiste de la liberté. Tout le système éducatif a été orienté en ce sens. Si les hommes naissent libres et égaux entre eux, il appartient à chacun de déterminer lui-même son avenir. S’il échoue, il est responsable de cet échec : de là la conviction plus ou moins confuse de la culpabilité du pauvre, méprisé parce qu’il n’a pas été capable de se faire par son propre effort un sort meilleur. Chacun doit faire son salut tout seul. Il ne dépend que de lui et de lui seul de garantir sa sécurité. C’est la conception que l’on a vu resurgir chez ceux qui remettent en cause aujourd’hui la Sécurité sociale, oubliant que toute l’histoire économique et sociale des deux derniers siècles a été dominée par une réaction contre l’excès de l’individualisme, et par l’affirmation sans cesse plus marquée des solidarités collectives. Les groupements humains, condamnés par les hommes de la Révolution française au nom de la liberté individuelle, ont réapparu et ont pris sans cesse plus de force, exprimant la solidarité nécessaire des membres de chaque groupe en face des besoins de la vie économique et sociale. Mais si le sens de la solidarité est ressenti de manière très concrète et souvent profonde au niveau du groupe local, ou du groupe professionnel, entre hommes et femmes qui se connaissent de manière directe et partagent les mêmes préoccupations et les mêmes besoins, le sens de la solidarité s’affaiblit au fur et à mesure que s’élargit le cadre dans lequel s’organise cette solidarité, l’interdépendance entre des hommes et des femmes qui ne se connaissent pas concrètement n’étant ressentie que par un effort de réflexion, de raisonnement, que beaucoup ne font pas et peut-être se sont pas capables de faire . Or la Sécurité sociale, nous l’avons vu ne peut atteindre ses objectifs sa pleine efficacité, que si elle s’organise dans un cadre très général, que si elle repose sur une solidarité nationale. Comme le sens de cette solidarité n’est pas ressenti spontanément, sauf dans les périodes de grandes crises intérieures ou extérieures, la Sécurité sociale, dans son fonctionnement quotidien, manque trop souvent d e ce support psychologique essentiel. Elle apparaît aujourd’hui comme un acquis, comme un élément naturel de la vie quotidienne de chacun. L’on ne concevrait pas qu’elle pût ne pas exister. L’on ignore qu’au début du siècle toute maladie, tout accident, la vieillesse, étaient pour beaucoup synonymes de misère et de désespoir . L’on méconnait que, parce que la Sécurité sociale est la traduction d’une solidarité essentielle. Elle implique chez ses bénéficiaires d ‘autres devoirs que celui d e verser une cotisation , que chacun d’eux a sa part de responsabilité dans la vie de l’institution et que tous en sont collectivement responsables. Ainsi que le souligne le rapport du groupe de travail chargé par l’Organisation internationale d u Travail en 1983 et 1984 d’étudier la Sécurité sociale à l’Horizon 2000, « la transformation sociale que poursuit la Sécurité sociale ne peut atteindre pleinement son objectif si les populations en demeurent des bénéficiaires passifs. Il est essentiel que ces bénéficiaires soient les véritables acteurs de la transformation, participent volontairement à l’effort entrepris, et assument la responsabilité consciente de l’institution». Et comme la conscience de la solidarité qu’implique ce résultat n’existe pas spontanément, il importe de la créer et de l’entretenir par un effort d’éducation, condition fondamentale de la poursuite et de l’expansion de l’institution dans les années qui viennent.

Si le problème est ainsi d’abord l’organisation d’une solidarité nationale vivante et consciente à l’égard des menaces de la vie économique et sociale, le problème dépasse les limites des frontières, et prend, chaque jour davantage, une portée internationale. L’évolution du monde manifeste une interdépendance croissante de tous les peuples, sur le plan économique, politique et social, donc également au regard de la Sécurité sociale. Du fait à la fois de la concurrence économique et de la connaissance de plus en plus précise qu’à chaque population de la situation des autre, du fait également des mouvements de population par delà les frontières, les préoccupations de Sécurité sociale affectent chaque jour d’avantage les relations internationales. Bien plus, aucune population ne peut se sentir en complète sécurité si les populations voisines ne bénéficient pas d’une sécurité comparable. Ainsi s’esquisse, plus ou moins confusément, le sentiment d’une solidarité internationale qui s’exprime déjà entre pays industrialisés proches les uns des autres, par exemple à l’intérieur de la Communauté économique européenne. Mais ce sentiment devrait encore s’élargir progressivement, dans un avenir plus ou moins proche, pour atteindre les populations des pays en voie de développement, qui partagent et partageront de plus en plus le même besoin de sécurité. L’on parle beaucoup d’un nouvel ord re économique mondial. Pourquoi n’y aurait-il pas un nouvel ordre social mondial, dans lequel la Sécurité sociale serait un des principaux objectifs à atteindre?

La paix entre les peuples, l’harmonie des relations économiques, une plus grande justice dans les relations entre les hommes et entre les peuples, la sécurité politique, économique et sociale, pour tous.. n’est-ce pas la voie de l’avenir ?