L’article des « 8 psychiatres communistes »[1] publié en juin 1949 dans le n°7 de La Nouvelle Critique qui est au cœur de ce dossier a été commenté dans le n°48 daté de mars 2024 des Cahiers de Santé Publique et de Protection Sociale par le Dr Martine Garrigou, médecin psychiatre et psychanalyste, membre du comité de rédaction. Ces commentaires apportent beaucoup d’informations[2].
Les commentaires qui concernent la genèse et les conditions de rédaction de l’article de 1949 proviennent pour l’essentiel d’une thèse soutenue en 2017 par Madame Danielle Papiau. C’est un travail remarquable disponible sur internet[3]. Le lecteur y trouvera plein d’informations nouvelles recueillies à la source, sur la place de cette catégorie d’intellectuels dans le Parti Communiste Français sur une longue période de soixante ans. Nous n’y reviendrons pas ou peu, renvoyant ici à la passionnante lecture de cette thèse.
D’autres éléments du commentaire du Dr Garrigou sont tirés de l’histoire de la psychanalyse en France[4] de madame Elisabeth Roudinesco qui fut dans la décennie 1970, membre du PCF. Cet ouvrage, comme son auteur, est très médiatisé depuis plus de quarante ans. Il illustre et valorise l’école freudienne de Paris, fondée par Jacques Lacan. Nous n’y reviendrons pas non plus.
Enfin est mentionné au travers de la biographie écrite par Gérard Streiff[5], le rôle jugé néfaste de Jean Kanapa, directeur de la Nouvelle Critique, dont il est évoqué les « rares moments de confidence », ce qui entretient la légende de diplomate rouge et d’éminence grise du PCF mais aussi d’aristocrate rouge de celui qui était avant tout un brillant intellectuel, normalien, philosophe, et surtout, ainsi que l’écrivit Louis Aragon, celui qui « a sacrifié un immense talent de romancier au parti ». Danielle Papiau, dans sa thèse, parle à propos de cet article de 1949 d’une « trahison des psychiatres communistes » et d’une « tache » sur la belle image de leur Résistance et de la psychiatrie humanisée et moderne qu’ils inventèrent à la Libération : les mots sont forts. Pour sa part, le Dr Garrigou fait sienne la caricature « humoristique » qu’en a donnée Elisabeth Roudinesco dans son ouvrage précité et parle d’un « véritable brûlot » : les mots sont tout aussi forts.
Dans les deux cas, ils me paraissent bien exagérés et fallacieux mais il est vrai que les psychanalystes et leurs différentes écoles ont l’habitude des empoignades verbales. Mais au-delà parler d’une « tache » est un jugement a posteriori qui ne fait que reprendre celui qu’exploitent depuis des décennies des cohortes d’anti-communistes viscéraux, un peu comme les mêmes accusent encore ces jours passés l’Humanité et le PCF d’avoir été au service de l’Allemagne nazie au moment de la collaboration[6]. Quant à « la trahison des psychiatres communistes » l’expression rejoint celle du « brûlot » et est à mon sens injuste. Si on lit attentivement leurs propos, on devrait plutôt dire qu’il s’agit là, peut-être pas d’une démonstration incontestable mais en tous cas d’un texte où, avec honnêteté, rigueur et précision dans la rédaction, les auteurs tentent comme ils l’écrivent dans leur introduction, de mettre au point « la question de la psychanalyse ». Lisons les bien attentivement sans avoir l’esprit pollué par ce qu’on a pu dire de ce texte au risque de tomber dans le piège tendu par certains.
Pour comprendre ce qu’ils disent, il faut replacer leurs propos dans trois registres de contexte.
Quatre des auteurs sont psychiatres, dont deux sont psychanalystes et deux sont psychologues et psychanalystes. Sur les quatre auteurs psychiatres, un seul, Sven Follin, est nettement opposé à la psychanalyse. Ce sont des hommes et femmes de l’art. Ils sont concernés par le sujet, ils le connaissent ainsi que la littérature scientifique le concernant. Il faut donc replacer ce qu’ils disent dans le contexte scientifique de la psychanalyse à la Libération.
Les huit sont communistes et s’expriment en tant que tels. Ils font aussi partie de ceux que l’on appelle les « intellectuels » au sein du parti. Ils y sont alors très nombreux et leur position au sein du grand parti ouvrier n’est pas facile. Ils sont l’objet de demandes destinées à éclairer la lutte politique des « ouvriers » et de la direction du PCF mais ils sont aussi soumis aux orientations politiques décidées en « haut lieu », c’est-à-dire au sein de la direction nationale, du Kominform et du PCUS. Quel est le contexte interne au parti qui s’impose aux « 8 psychiatres communistes en 1947-1949 ?
Les huit sont communistes mais aussi citoyens et sont forcément concernés par le contexte extérieur de ces années de l’immédiate après-guerre, contexte de tensions, de menaces et de violences physiques et psychologiques dont nous sommes probablement incapables de percevoir ce qu’il fut vraiment. C’est ce contexte extérieur au PCF mais qui le vise qu’il nous faut avoir bien en tête. Face aux attaques et à la haine, de la droite pétainiste qui relève la tête, des gaullistes, des catholiques et des socialistes de la SFIO, il n’est pas facile d’être communiste dans ces années où ceux-là remettent en doute le rôle primordial dans la Résistance et où la violence d’Etat contre les communistes se poursuit avec le soutien des USA[7].
I – Le contexte scientifique : la psychanalyse au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
L’article des « huit psychiatres communistes », prolonge au lendemain de la Seconde Guerre mondiale une position affirmée depuis les années 20 par de la plupart des psychiatres français en dehors de Paris. On reconnaît endéans les passages concernés, la plume de ces grands psychiatres réputés, qui publient beaucoup et participent à de nombreux comités éditoriaux, comme Lucien Bonnafé et Sven Follin et plus encore celle de Louis le Guillant, (voir leurs notices dans le Maitron). Louis le Guillant a été l’élève de Georges Heuyer, le fondateur de la pédopsychiatrie qui, avec Rodiet en 1931, consacrait un chapitre entier aux « théories de Freud et la psychanalyse » dans leur ouvrage intitulé la Folie en France au XXe siècle[8]. Rodiet et Heuyer faisaient preuve ici d’une attitude prudente, scientifique, sans a priori, qui les honore et qui a assuré le très grand succès pendant longtemps à leur ouvrage. Cet ouvrage, publié dans le cours des études de nos « huit psychiatres communistes » constitue pour eux une référence capitale qui a contribué très largement à leurs conceptions des lendemains de la guerre. Citons-en ici le début et la fin, en soulignant quelques phrases clefs :
« En France, le psychanalyse n’a que difficilement droit de cité. La plupart des psychiatres ne reconnaissent aux théories de Freud aucune originalité ou les combattent [… La psychanalyse] forme un système cohérent et coordonné qui, fondé sur la base de l’association affective des idées, constitue toute une psychologie normale et pathologique. Freud a appliqué la psychanalyse à l’étude des névroses, des psychonévroses et de toutes les maladies mentales […] il importe que le spécialiste de la psychanalyse soit un médecin, qu’il comprenne la valeur d’un diagnostic médical et qu’il ne court pas le risque par son attitude, ses questions, ses propos d’aggraver l’état du malade qu’on lui confie. Même quand on n’a pas pratiqué soi-même la psychanalyse, il est possible de savoir si celle-ci peut rendre des services à un double point de vue :
1° Si la psychanalyse peut nous renseigner sur le déterminisme profond de certains actes bizarres, anormaux, de certaines psychonévroses.
2° Si la thérapeutique psychanalytique permet d’obtenir des guérisons de névropathes. »
Convenons qu’il s’agit là d’une introduction honnête au point de vue de la démarche scientifique. Au terme d’une longue étude conduite sans a priori, les auteurs concluent ainsi en quelques points avérés :
- « C’est dans les cas d’impuissance masculine que la psychanalyse a les plus beaux résultats. En règle générale, cette impuissance est une manifestation de l’anxiété. Or les états anxieux qui à notre avis, sont presque tous à contenu sexuel, paraissent ressortir à la psychanalyse. Quant aux succès que la psychanalyse prétend obtenir dans la mélancolie, ils sont plus douteux. La crise de mélancolie intermittente guérit presque toujours. Vouloir la traiter par la psychanalyse c’est enfoncer une porte ouverte. La mélancolie est certainement terminée depuis longtemps quand finit la cure de conversation psychanalytique au bout de 5 à 6 mois.
- En résumé, la psychanalyse entre dans le domaine de la psychiatrie :
- 1° Pour permettre de pénétrer plus profondément dans le mécanisme affectif des diverses névroses ou psychoses.
- 2° Pour traiter les états psychopathiques à base d’anxiété.
- Quant à croire qu’elle va révolutionner la science psychiatrique, guérir la démence et la paranoïa, c’est montrer peu d’esprit critique car, les maladies mentales, comme les maladies viscérales sont des affections organiques dont aucune ne guérit par un simple traitement psychothérapique, psychanalytique ou non.
- Nous n’avons jamais vu guérir par la psychanalyse des perversions instinctives, des démences précoces ou des psychoses hallucinatoires chroniques.
Il n’en est pas moins vrai que, dans un certain nombre de cas, la psychanalyse apporte à la psychiatrie clinique une aide à l’observation et la description plus minutieuse des symptômes. En pénétrant plus profondément dans le mécanisme des syndromes psychopathiques, elle permet de mieux les comprendre et de mieux les traiter.
De plus, certains malades, judicieusement choisis, peuvent tirer un bénéfice de l’emploi de la psychanalyse. »
Si ce bénéfice est réel, il l’est aussi, et de fait les auteurs le suggèrent, pour les psychanalystes qui traitent les malades moyennant paiement évoquant que ceux-ci doivent les honorer ( c’est à dire payer de leur poche) pour guérir. Pour autant l’accueil réservé à la psychanalyse par les psychiatres des hôpitaux publics n’est au départ pas dédaigneux. Ils considèrent qu’elle est une aide nouvelle dans leur arsenal diagnostique et thérapeutique. C’est ce qu’écrit Louis Le Guillant lui-même en 1941 : « De son côté, la psychanalyse était venue jeter un pont entre le « normal » et le pathologique, nous révéler chez l’homme normal comme chez le névrosé ou l’aliéné, les mêmes situations et la même histoire affective, des mécanismes psychologiques identiques[9] ». Pas d’opposition de principe donc mais la reconnaissance d’un apport limité de la psychanalyse à la science psychiatrique. Une place limitée donc ou plus exactement subordonnée mais pas d’hostilité de principe.
Cependant en 1947-1949, la psychanalyse peut, à juste titre, être questionnée par ces « huit psychiatres communistes comme part tous à nouveaux frais. Plusieurs éléments y contribuent. Tout d’abord la révélation des crimes du nazisme fut précoce pour la plupart de ces psychiatres qui ont connu dans les asiles départementaux où ils exerçaient « l’hécatombe des fous » qu’ils dénonçaient comme ils pouvaient[10]. Ils savaient très bien que ce qui relevait de la responsabilité du gouvernement de Vichy s’était accompagné de la bienveillance allemande qui, à la même époque, conduisait en Allemagne la sinistre Aktion T4 visant à l’extermination des malades mentaux. Or, les huit psychiatres communistes savaient bien que Freud, réfugié en Angleterre en 1938 avait comme beaucoup de membres de la grande bourgeoisie austro-allemande sous-estimé le mal du régime nazi, voyant comme base psychologique au communisme la volonté de persécution de la bourgeoisie. Ils savaient aussi que les nazis et les fascistes italiens avaient mis la psychanalyse de Freud à leur sauce, qu’ils l’avaient travestie certes mais ne l’avait pas répudiée. Ils savaient aussi que des membres éminents de la psychanalyse française animée par la Société Psychanalytique de Paris (SPP), branche française de l’International Psychoanalytical Association fondée par Freud en 1910, n’avaient pas été sans être au moins en esprit du côté de la collaboration, signe que la psychanalyse avait pour objectif de conforter l’ordre bourgeois. Même si certains comme Sacha Nacht avaient été résistants beaucoup avait été maréchalistes sinon collaborationnistes, maurassiens en tous cas comme Édouard Pichon et d’autres issus de la même grande bourgeoisie. Ils savaient aussi que René Laforgue, le premier président de la SPP, dans le but de rouvrir cette association fermée en 1940, s’était rapproché de l’Institut Goering de Berlin pour y chercher, c’est le cas de le dire, une collaboration. Ils savaient qu’il avait été poursuivi par les Commissions d’Épuration après la guerre, acquitté mais non blanchi.
C’est pourquoi, nos « huit psychiatres communistes » peuvent écrire dans leur article que « La psychanalyse est née à Vienne, à une époque et dans le cadre d’une société témoignant de façon exemplaire de la décadence de la famille paternaliste bourgeoise où le « tabou sexuel » allait de pair avec une crise de la morale sexuelle. Ainsi, dès l’origine, Freud reprend et développe le thème de la libération sexuelle, exigence d’une partie importante de la bourgeoisie de l’époque. En ce sens, la naissance de la psychanalyse est bien spécifiquement liée aux besoins d’une classe sociale » ce qui explique que« le conservatisme social y trouve une arme idéologique ».
Ils savent aussi que le centre de gravité de la psychanalyse situé à Vienne et à Paris avant la guerre s’est déplacé pendant celle-ci aux Etats-Unis où elle a été utilisée comme instrument de contrôle des masses et de défense de l’ordre social ou à l’inverse comme un outil de justification de la violence des individus lorsqu’il s’agit par exemple de partir en Corée où la guerre menace depuis septembre 1945 et ne tardera pas à éclater en juin 1950. Ils savent enfin combien la répression sauvage des grandes grèves de 1947-1949 trouvent dans l’utilisation américaine de la psychanalyse une justification puissante. En effet, « Actuellement, aux États-Unis, les psychanalystes insistent beaucoup sur de prétendus « instincts d’agressivité » qui seraient à l’origine du comportement des individus. Ainsi, si certains ne trouvent, pas parfaite la République de M. Truman, ni l’idéologie de la libre entreprise, ils sont considérés comme des « rouges », des oppositionnels, contre lesquels on ne manque pas d’utiliser les gaz lacrymogènes, mais en même temps, comme des malades, qui n’ont pas suffisamment liquidé leurs instincts d’agressivité » Les journaux français bourgeois de 1947-1949 sont pleins de théories de ce genre de même qu’ils le sont encore pour commenter ou interpréter par un discours pseudo-savant les manifestations des Gilets Jaunes, des Blacks-Blocs, de l’ultra-gauche, du groupe de Tarnac et, pour faire bonne mesure, des manifestations de la CGT ou du NFP, malgré ou à cause de leurs services d’ordre dont les membres canalisent peut-être la violence des foules mais aussi l’exprimerait, « vous ne saviez pas, je vais vous expliquer ! »
Il faut nous souvenir aussi que les tickets de rationnement en France ne disparaissent que le 1er décembre 1949. Nos « huit psychiatres communistes » le savent qui savent aussi la grande misère de la psychiatrie française en ces années-là. (comme aujourd’hui encore). Eux, qui tous travaillent dans les hôpitaux publics dont ils sont pour plusieurs médecins-chefs, constatent qu’en France, la psychanalyse se pratique essentiellement dans le secteur privé encore peu développé et situé presqu’exclusivement dans les beaux-quartiers (comme c’est encore largement le cas à Paris, Lyon ou Marseille et dans toutes les grandes villes de France). C’est ainsi qu’une « minorité infime de malades peuvent bénéficier de cures techniquement sérieuses. Cette minorité est sélectionnée par ses possibilités financières. L’argent, le sacrifice pécuniaire, sont constamment présentés comme le moteur nécessaire de la cure, aggravant encore le caractère de classe de la technique elle-même. Celui-ci devient véritablement scandaleux quand on sait les conditions réelles, lamentables au sens le plus strict du mot, dans lesquelles sont actuellement traités les malades mentaux d’origine prolétarienne ».
C’est dans ce contexte intellectuel que nous devons comprendre l’article de juin 1949 en remarquant qu’il tempère et explicite les accusations portées quelques mois plus tôt par Guy Leclercq dans l’article paru dans l’Humanité du 29 janvier 1949 qui s’ornait du titre choc « La psychanalyse, idéologie de basse police et d’espionnage[11] ». Nous devons nous souvenir aussi que cet article de l’Humanité n’était pas une attaque mais une réponse à un article paru dans Le Monde du 22 janvier signé du Dr Logre, médecin psychiatre privé traitant une clientèle souvent célèbre ou fortunée et collaborateur régulier du Monde. Cet article, intitulé « l’anneau de Polycrate » conduit après des détours psychanalytiques sur le complexe de culpabilité à partir du mythe grec à une analyse de ce complexe devenue ambivalent, mêlé de bien et de mal, chez le héros de guerre, qui est tour à tour meurtrier et victime, et qui charge les autres de toutes ses turpitudes et les accuse de persécution. Il vaut la peine de le citer ici pour bien comprendre l’utilisation dévoyée et perverse de la psychanalyse par des forces anticommunistes qui font croire à la bourgeoisie qu’avec les clefs qu’elle leur donne elle peut raisonner au haut niveau qui par définition est le sien.
« Dans l’ordre collectif et international la tendance profonde et tenace de l’être humain à payer le bonheur par un malheur, surtout lorsqu’on n’a pas la conscience tranquille, peut déterminer, de façon plus ou moins directe, une agressivité qui mène à la guerre. Tel chef révolutionnaire, qui se reproche inconsciemment d’avoir renversé par la violence et le crime l’ordre établi, cherche pour se disculper à convaincre de perversité ou de trahison ses adversaires ou même ses amis, qu’il inculpe et condamne sans mesure ; il est suivi d’ordinaire par un peuple qui lui ressemble ; et la guerre civile se prolonge naturellement par la guerre étrangère, où l’on emploie le même héroïsme à massacrer les peuples voisins, dont on proclame avec horreur la culpabilité, les mauvais desseins d’encerclement et d’impérialisme. La guerre, sous toutes ses formes, offre, hélas ! une immense issue, une sorte de cure et de sublimation aussi délectables que catastrophiques, au sentiment intime de culpabilité »[12]
Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour y voir la haine de Staline, de l’URSS, des partis communistes dans leur ensemble et de chaque individu « rouge » en particulier.
II – Le contexte interne du PCF : La place et le rôle des intellectuels
On voit bien que cette dernière citation justifie qu’on se soit ici d’abord intéressé au contexte scientifique mais qu’elle nous oblige aussi à contextualiser encore davantage. Les « huit psychiatres communistes » publient leur article dans la Nouvelle Critique, six mois seulement après son premier numéro en décembre 1948 et dans une rubrique intitulée autocritique[13].
La revue a été lancée à la suite de la conférence des partis communistes européens à Szklarska Poręba, en Pologne, du 22 au 27 septembre 1947 durant laquelle Andreï Jdanov secrétaire du PCUS a exposé ce que devait être la nouvelle doctrine à adopter face aux menaces de guerre contre le camp de la paix venues de Washington qui dirige le camp de la guerre. L’intervention de Jdanov est ensuite très largement diffusée sous forme de livret au sein des militants et dirigeants du PCF[14]. Au cours de cette conférence, le PCF et le PCI sont vivement critiqués et invités à faire leur autocritique. Il s’agit d’abandonner tous les efforts d’unité nationale, de participation gouvernementale, de socialisme à la française[15]. L’autocritique est initialement présentée en octobre 1947 par Maurice Thorez au comité central du Parti. Elle se poursuit toute l’année 1948. La création de la Nouvelle Critique est chargée de fournir des munitions argumentaires à la « bataille de la ligne », intellectuelles mais aussi artistiques.
Le cadre d’expression est clair. Il est parfaitement résumé dans Le Parti Rouge : « le PCF s’emploie à défendre l’URSS « patrie du socialisme » contre « l’impérialisme américain et ses alliés en France », en particulier les dirigeants socialistes qui ont accepté le plan Marshall »[16]. Ce qui conduit à revenir largement sur les espoirs d’avant-guerre, ceux forgés dans la résistance et les rêves des « lendemains qui chantent ».
La Nouvelle Critique contient ainsi une rubrique intitulée Autocritique. Écrire dans la Nouvelle Critique est un acte militant pour les intellectuels qui y interviennent. La psychanalyse devenue très américaine et demeurée bourgeoise est un sujet de choix dont le traitement est attribué par la rédaction aux psychiatres communistes. Ils écrivent ainsi dans un cadre imposé et contrôlé qui ne leur plait pas forcément mais qu’ils suivent volontairement ou bon gré malgré par esprit de parti et respect du rôle assigné aux intellectuels dans plusieurs documents importants[17].
Le mot d’ordre est donc à l’autocritique mais aussi à la dénonciation sans concession des entreprises des forces réactionnaires. Il serait trop facile – et anachronique – plus de 70 ans après de dire qu’il n’est pas exclu qu’on puisse vouloir en rajouter un peu dans cette dénonciation d’autant que beaucoup qui s’y livrèrent comme les « 8 psychiatres communistes » signataires de cet article étaient loin d’être des staliniens aveugles. C’est cependant à cette lumière qu’il nous faut comprendre leurs prises de position.
Pour autant, ils surent conserver leur liberté. J’en donnerai ici un exemple oublié de beaucoup. L’article de juin 1949 en précède un autre de la même revue et des mêmes auteurs paru dans le n°15 d’avril 1950 et intitulé « Esprit jette le masque ». Il s’agit ici de la revue Esprit, revue d’inspiration chrétienne, progressiste et sociale fondée en 1932 par Emmanuel Mounier. Ils y dénoncent avec Roger Garaudy l’utilisation qu’a fait Esprit de leur contribution à une enquête lancée par cette revue. Ceci n’empêchera pas Louis le Guillant et Lucien Bonnafé de donner à cette même revue Esprit l’un de leurs plus beaux textes communs pour le n°12 de 1952, intitulé « Misère de la psychiatrie ». Louis Le Guillant et Lucien Bonnafé. Ce sont les mêmes que ceux qui ont écrit l’article de 1949 dans la nouvelle critique. Ils n’ont pas changé et à cette date sont toujours très actifs au sein du PCF et en dépit des critiques qui leurs sont faites pour l’article de 1949 écrivent, pour Esprit, cet article qui dit toute leur grandeur d’âme et qui est proprement révolutionnaire. L’article commence ainsi : « Il existe des dizaines de milliers de malades placés dans une situation sans rapport avec les connaissances et les possibilités existant dans ce domaine de la médecine et d’une inhumanité souvent intolérable. Ils souffrent et sont humiliés de cent façons, ils ne peuvent guérir – ni souvent même être soignés, si ce n’est sommairement. Ils se dégradent lentement dans la monotonie bruyante ou silencieuse de la vie asilaire ; ils « passent à la chronicité », c’est-à-dire qu’ils meurent progressivement en tant qu’êtres humains. La mort d’une intelligence est aussi dramatique – combien plus, parfois ! – qu’une mort plus « matérielle », où le sang coule, où la fièvre brûle ; et elle peut – elle doit – aussi être écartée. Il est possible – il est prouvé qu’il est possible de transformer cette situation, de guérir la plupart de ces malades, d’éviter cette déchéance qui équivaut à la mort. Sinon chacun, du moins beaucoup le savent et notamment les responsables, aux différents échelons, de la santé du pays. Bien mieux, ils ont fixé des règles : « des conditions minima » – et l’on n’a pas prévu trop largement les choses – que requiert le traitement des malades mentaux. Cependant, ces conditions ne sont nulle part respectées. » […] « Tout chef de service qui a su éveiller et utiliser, pour la réforme d’un service de malades mentaux, l’admirable richesse de sensibilité et de dévouement, de bon sens et d’initiative – de fraternité – qui existe dans les milieux populaires lorsque la collaboration à une œuvre commune peut réellement s’établir, considère comme une des conséquences les plus navrantes de la situation actuelle la régression qu’elle impose aux éléments les plus évolués du personnel soignant, peu à peu débordés et découragés par l’impossibilité d’exercer humainement leur métier. »[…]
Et de conclure leur étude par la dénonciation des rapports de domination à l’œuvre dans notre société : « Si [les malades mentaux] sont plus durement traités que les autres malades (les insuffisances dans le domaine· de la protection maternelle et infantile ou de la tuberculose, par exemple, sont sans commune mesure avec celles de l’assistance psychiatrique) c’est en définitive parce qu’il s’agit de malades sans défense, sans voix et sans droits ».
« Les aliénés sont (aux yeux de la classe dominante) les noirs, les indigènes, les juifs, les prolétaires des autres malades. Comme eux, ils sont victimes d’un certain nombre de préjugés et d’injustices. Mais ces préjugés et ces injustices ne concernent nullement la nature de la folie. Ce sont ceux qui frappent de multiples minorités et groupes humains asservis dont il est commode de considérer les membres comme marqués d’infériorités sinon de tares spécifiques et permanentes, « incurables », légitimant la condition qui leur est imposée ».
« Bien entendu, des possibilités matérielles accrues, la multiplication des services dotés de moyens étendus ou des organismes de prophylaxie et de cure libre ne vont pas effacer demain les problèmes posés par les maladies mentales. Celles-ci ne sont malheureusement pas un mythe mais une réalité complexe et douloureuse. Seule une pratique nouvelle nous montrera jusqu’où l’on peut aller dans la transformation de l’assistance psychiatrique, de la condition du malade mental dans la société, quelles formes elles prendront. Cela importe peu. La voie ouverte par· nos devanciers est déjà tracée pour toute une génération. Ici, comme ailleurs, il ne s’agit plus d’un problème technique mais du parti que chacun doit prendre : celui de la complicité ou celui de la vérité et de l’action ».
Ces différents extraits pourront paraître un peu longs mais ils sont indispensables pour bien contextualiser l’article de juin 1949. Ils disent la violence mais aussi l’évolution rapide et la complexité de l’expression de la pensée en cette période du début de la guerre froide qui sonne pour beaucoup le glas des espoirs de la Libération. Il faut dire qu’en juillet 1941, un mois après l’invasion de l’URSS par les Allemands et leurs alliés, Emmanuel Mounier écrivait dans Esprit[18] un article éditorial sous le titre « Fin de l’Homme Bourgeois », « Voici venir l’épreuve de force […] le conflit qui s’étend de mois en mois garde dans cette nouvelle phase son caractère plus titanesque qu’idéologique […] Il n’est personne qui ne soit prêt à saluer la chute du sombre régime stalinien, le jour où elle se produira, comme une délivrance pour l’Europe, si elle ne s’accompagne pas de conséquences équivalentes dans le mal […] Le sang, et plus loin que le sang, le désespoir de milliers de victimes, proches ou lointaines, clame contre ce vampire [Staline] d’une grand espérance humaine. » Même si la suite de l’article est une dénonciation claire et efficace du rôle néfaste de la bourgeoisie dans sa lutte de classe contre les classes populaires, il n’en reste pas moins qu’entre deux maux, Mounier – oui, Mounier aussi l’un des catholiques les plus progressistes pourtant – choisi son camp dans l’espoir que l’hitlérisme, après tout, sera moins nocif que le communisme ou pas pire.
Il faut ici souligner le contraste saisissant de ces deux extraits : d’un côté, la noirceur désillusionnée de la pensée d’Emmanuel Mounier sous couvert de peser le pour et le contre au moyen d’un relativisme intellectuel propre à la bourgeoisie occidentale (le « en même temps » contemporain) et de l’autre côté l’espoir d’un monde meilleur, lié à la constance de l’action, qui continue jusqu’à leur mort d’animer des hommes comme Louis le Guillant[19] et son grand ami Lucien Bonnafé.
III – le contexte externe des années 1947- juin 1949
Nous avons peine aujourd’hui à imaginer ce que furent ces années-là. Elles furent terribles, terribles au sens propre du mot. Tout inspirait la terreur, la terreur de la misère dont on ne sort pas, la terreur de la violence policière, celle du retour de la guerre qui cette fois serait nucléaire, la terreur.
De très nombreux ouvrages ont été écrits sur ces années-là et notamment sur l’année 1947[20]. La liste est longue des événements qui se bousculèrent. On peut retenir quelques jalons. Ils peuvent paraître d’inégale importance mais à différentes échelles, d’intensité variable, ils vinrent bousculer la vie de chacun. Sur chacun de ces évènements il sera aisé de recueillir de nombreux détails.
- 16 juillet 1945 : Explosion à Fort Alamo de la première bombe atomique américaine.
- 6 et 9 août 1945 : Lancement de deux bombes sur Hiroshima et Nagasaki.
- Mai 1945-janvier1949 appui américain aux troupes nationalistes de Tchang Kaï-Chek contre l’avancée des communistes soutenus par l’Union soviétique jusqu’à sa démission.
- 1er juillet 1946 : Première explosion expérimentale à Bikini.
- Décembre 1946 Début de la guerre de libération de l’Indochine contre la puissance coloniale française.
- 12 mars 1947 Le président des États-Unis, Truman présente devant le Congrès américain sa doctrine du containment ou endiguement qui vise à fournir une aide financière et militaire aux pays menacés par l’expansion soviétique
- 5 mai 1947 : exclusion, par décret de Paul Ramadier, des quatre ministres communistes du gouvernement de la République de Maurice Thorez, François Billoux, Ambroise Croizat et Charles Tillon auxquels s’ajoute le lendemain Georges Maranne, démissionnaire qui ne pouvait être destitué par décret.
- 1947 : publication en français de j’ai choisi la liberté de Victor Kravchenko.
- 5 juin 1947 Discours à Cambridge du général Marshall proposant à tous les pays d’Europe une assistance économique et financière en échange d’une coopération plus étroite
- mi-septembre 1947 – début de la grève des Dockers à Marseille qui s’étend et bientôt concerne le bassin minier du Nord Pas de Calais.
- 22 au 28 septembre 1947 conférence des partis communistes européens à Szklarska Poręba, en Pologne,
- 5 octobre 1947 naissance du Kominform
- Décembre 1947 à 1949 Soutien des Britanniques et des Américains aux troupes régulières et royalistes grecques. Menace d’affrontement direct avec les soviétiques qui soutiennent les communistes grecs.
- 17 Février 1948 coup d’État de Prague. Les communistes prennent le pouvoir en Tchécoslovaquie
- 17 mars 1948 La grande Bretagne, la France et les trois pays du Benelux signent à Bruxelles le traité instituant l’Union occidentale qui n’est plus uniquement tourné contre l’Allemagne mais qui vise à prévenir toute agression soviétique en Europe.
- Avril 1948 Scission de la GGT et création de la CGT F.O. soutenue par des fonds venus de la CIA.
- 1948-1949 Débats sur le réarmement de l’Allemagne
- 1er Avril 1948 Lancement effectif du Plan Marshall en France
- Printemps 1948 : Seconde série d’expériences américaines à Eniwetock.
- Juin 1948 : dénonciation du titisme et exclusion du PC Yougoslave du Kominform
- 24 juin 1948 au 12 mai 1949 Blocus de Berlin par les Occidentaux
- Juillet 1948 condamnation du titisme au CC du PCF
- A partir de septembre 1948 défense du Lyssenkisme par le PCF ( Cogniot, Thorez, Baissette, Daix)
- 23 septembre 1948 – Journée de mobilisation de la CGT en France avec 12 millions de travailleurs
- Mi novembre 1948 – Terrible répression policière dans le bassin minier du NPdC
- Janvier 1949 En réponse au plan Marshall, annonce soviétique du lancement d’une coopération économique avec les pays du bloc soviétique dans le cadre du Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou Comecon).
- 24 janvier 1949 Ouverture à Paris du procès en diffamation des Lettres Françaises dans l’affaire Kravchenko
- 4 avril 1949 Condamnation des Lettres Françaises
- 4 avril 1949 Signature à Washington par 12 pays occidentaux du traité instituant l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Aux Cinq de l’Union occidentale s’ajoutent les États-Unis, le Canada, le Danemark, l’Islande, l’Italie, la Norvège et le Portugal.
- 10 avril 1949 Adresse de Maurice Thorez à Emmanuel Mounier à Montreuil « nous ne vous demandons pas de penser comme nous, de renoncer à vos croyances, à vos opinions, Nous vous demandons de nous entendre pour lutter contre une politique que vous-mêmes condamnez ». Cet appel, à un programme commun d’union de la gauche pour la paix, ne reçut pas de réponse.
- Mai 1949 exclusion de Suzanne Heck-Coste, puis de Jean-Coste et de Marie-Jeanne Bauer
- 23 août 1949 Entrée en vigueur du Traité d’Alliance Atlantique
- 29 août 1949 Explosion de la première bombe atomique soviétique
- 27 et 28 novembre 1er Congrès à Paris du Mouvement de la Paix 1949 signature du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)
- 1950 Appel de Stockholm contre la bombe atomique et pour la Paix
- 14 Février 1950 Conclusion d’un pacte d’amitié et d’alliance entre la République populaire de Chine et l’Union soviétique
- Avril 1950 XIIe Congrès du PCF – Condamnation du titisme et des menées fractionnaires titistes en France. Éviction de Marcel Prenant, Jean Chaintron et Mounette Dutilleul mise à l’écart d’Auguste Havez
- 28 juin 1950 début de la guerre de Corée à laquelle la France participe aux côtés des américains. Risque d’une guerre nucléaire souhaitée par Mc Arthur.
- 17-19 octobre 1950 Procès de Henri Martin à Toulon
- 1er février, octobre et novembre 1951 : Expériences en série dans le Nevada.
- Automne 1952 : Explosion à Eniwetok de la première bombe H.
- 3 octobre 1952 : Explosion dans les îles Montebello de la première bombe A anglaise.
- Août 1953 : Première bombe H soviétique.
Conclusion
Ainsi peut-être comprendra t’on mieux, par ce texte de commentaires, la démarche des « huit psychiatres communistes », son bien-fondé même, et son honnêteté foncière. Ce texte compte de nombreuses citations et appelle à lire beaucoup de livres…
Pour finir, je terminerai – sans esprit de provocation ni second degré – en citant Maurice Thorez, ce qu’on ne fait plus guère de nos jours « Ayez toujours un livre avec vous. Étudiez, cela formera votre esprit. Cela vous permettra de voir plus loin »[21]. Il n’est sans doute pas le seul mais on n’oubliera pas que c’est l’une des plus grandes richesses du PCF que d’avoir toujours veillé par de très nombreuses publications, financièrement accessibles, au progrès intellectuel de tous.