Résumé :
L’auteur présente ici le rapport sur le bilan social de l’UE en 2023. Il analyse les crises qui menacent le tissu social de l’UE et contribue au débat entre décideurs politiques, acteurs sociaux et chercheurs, en apportant des informations pour l’action
Abstract :
The author presents here the report on the social balance sheet of the EU in 2023. It analyzes the crises which threaten the social fabric of the EU and contributes to the debate between political decision-makers, social actors and researchers, by providing information for the action
Un rapport sur le bilan social est publié annuellement dans le cadre de la Commission européenne en collaboration entre l’Observatoire social européen et l’Institut syndical européen avec aussi des chercheurs extérieurs. Il analyse les crises qui menacent le tissu social de l’UE et contribue au débat entre décideurs politiques, acteurs sociaux et chercheurs, en apportant des informations pour l’action[1].
Le pilotage des réformes sociales dans les États membres et dans l’UE
La Commission européenne (CE) suit les politiques et réformes des États- providence nationaux, dont celles d’un financement basé sur les « performances ». Les États membres doivent s’engager dans des plans de réformes concrets, c’est aussi un nouveau modèle de gouvernance des fonds de l’UE, avec notamment la proposition d’un Fonds social pour le climat. La CE propose que l’accès aux fonds des États membres soit conditionné à l’établissement de plans axés sur des résultats précis. On déclare « rationaliser » les processus d’élaboration des politiques et en garantir l’efficacité. Cela implique la rédaction et l’évaluation d’un Plan pour la reprise et la résilience (PRR). La gouvernance de la FRR (Facilité pour la reprise et la résilience) affiche offrir à la CE une marge de manœuvre pour une approche plus flexible et connaitre le résultat des politiques publiques. On peut dénoncer une subordination néolibérale de l’élaboration des politiques sociales des États, en exigeant des PRR des États-providence plus inclusifs et renforcés avec des principes d’investissement social notamment pour les États membres qui ont élaboré des plans plus ambitieux et peuvent recevoir davantage de fonds. Les dispositions de l’État-providence, en matière d’enseignement et d’accueil de l’enfance, de qualité et de quantité de main-d’œuvre, de participation des femmes au marché du travail pourraient être renforcées. Cependant des réformes structurelles radicales sont préconisées comme la liaison de l’âge de la retraite à l’espérance de vie. Des défis nouveaux s’annoncent avec l’évolution des règles budgétaires et la nouvelle gouvernance économique de l’UE.
Transition écologique et défis sociaux.
La CE depuis 2019 annonce l’importance d’une transition « socialement juste », la nécessité de poursuivre simultanément les objectifs écologiques et sociaux de la transition. L’EGD (European Green Deal) contient peu d’indications sur les actions concrètes à mettre en œuvre et le rôle que doivent jouer les États-providence au cours de la transition demeure flou. La FRR est censée constituer un instrument clé de poursuite de la transition écologique et de garantie d’une reprise socialement équitable après la crise de Covid-19. On cherche à identifier si les États membres ont proposé des politiques concrètes intégrant des objectifs sociaux et écologiques, une transition juste comme proposée dans l’EGD. Les PRR nationaux présentent certes une dimension socio-écologique et des mesures visant à intégrer des objectifs et politiques de transition sociale et écologique. Cependant ces mesures sont encore rares, la dimension socio-écologique des PRR reste limitée. Une analyse approfondie de six PRR prétend faire la lumière sur les mesures politiques spécifiques de la dimension socio-écologique des plans et sur les fonctions que les États-providence sont censées remplir au cours de la transition écologique. La plupart des mesures identifiées se rapportent aux fonctions de benchmarking (analysecomparative) des États-providence, tandis que les mesures liées aux fonctions de gestion des conflits, de recherche de consensus et d’amortisseur sont limitées. On note une prévalence de mesures liant la promotion de l’efficacité énergétique des bâtiments à des préoccupations sociales, des programmes et incitations pour les ménages les plus vulnérables ou la rénovation d’infrastructures sociales comme les logements sociaux ou les écoles, d’une manière écologiquement durable et réductrice de leur empreinte écologique. Des mesures visent à relier les politiques d’éducation, de formation et de développement des compétences aux besoins de la transition écologique dans les PRR ou à adapter les services de l’emploi. Lorsque les mesures de l’État-providence impliquent des modifications du système de prélèvements et de prestations, les augmentations des taxes environnementales prennent le pas sur les prélèvements sociaux et les subventions destinées à soutenir les groupes socialement plus vulnérables. C’est le cas en Espagne et au Danemark, qui augmentent les taxes environnementales avec prudence au vu des incertitudes sur les futures règles budgétaires de l’UE. Les PRR nationaux ont une dimension socio-écologique déséquilibrée, les mesures fournissant aux citoyens et aux travailleurs des amortisseurs contre les conséquences sociales potentiellement négatives de la transition écologique sont sous-développées, le rôle joué par le dialogue social dans le cadre de la transition reste limité. Pour assurer une transition « équitable », on poursuit simultanément les objectifs sociaux et écologiques vers la neutralité climatique. Mais on déclare que les systèmes de protection et d’inclusion sociale, liés à la fonction d’amortisseur de l’État-providence, devraient s’adapter aux besoins de la transition écologique : dans quel sens ? Après les défis posés par la pandémie, les implications sociales et économiques de la guerre en Ukraine, il s’agirait de garantir aux citoyens des amortisseurs « adéquats » et durables. De nouvelles solutions structurelles et équitables devraient figurer parmi les priorités des décideurs politiques. La dimension socio-écologique des PRR nationaux, impliquerait des mesures spécifiques mais cela reste exploratoire et devrait être approfondi. Le choix de pratiques ayant une dimension socio-écologique explicite pourrait entraîner l’exclusion d’autres mesures, alors qu’un pays offrant des allocations chômage ou un revenu minimum, peut agir comme amortisseur pour les citoyens et travailleurs concernés. Or les fonds de la FRR ne peuvent être utilisés que pour des dépenses en capital, alors que les allocations de chômage constituent des dépenses courantes, les États membres ne peuvent inclure dans leur PRR que des réformes n’impliquant pas de dépenses d’amortisseur. Néanmoins, ils ont inclus 13,4 milliards d’euros d’interventions de ce type, les orientations de la CE concernant la rédaction de leur PRR par les États membres permettent d’inclure certaines dépenses courantes si les mesures concernées produisent des effets à plus long terme conformes aux objectifs du PRR, avec un financement assuré de manière durable et un effet négatif sur le solde public seulement temporaire.
La liaison entre politiques sociales et environnementales viserait à classer les mesures concrètes dans l’une des fonctions de l’État-providence. Celles-ci devraient atteindre des « objectifs écologiques » tout en tenant compte de leurs implications sociales. Cependant la fonction d’amortisseur est sacrifiée. Certes plusieurs mesures du PRR font référence à des objectifs sociaux et écologiques, comme les incitations et subventions aux ménages à faibles revenus, mais on ne peut identifier clairement l’importance relative de chaque objectif. Les documents contiennent souvent des descriptions succinctes de réformes et investissements complexes. Concernant les mesures liées à la formation et au développement des compétences, les gouvernements nationaux mentionnent brièvement le fait que ces politiques devraient viser à faciliter la transition verte, en fournissant aux travailleurs les compétences nécessaires. Dans leurs PRR, les États membres doivent indiquer le montant des ressources financières pour chaque mesure ayant une dimension explicitement socio-écologique, mais la répartition de ces enveloppes entre les objectifs sociaux et écologiques ne peut être calculée. De nombreuses mesures des PRR prévoient des investissements pour améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments publics, notamment des infrastructures sociales. Cependant, il n’est généralement pas possible de déduire, quelle part de l’enveloppe financière totale est destinée aux infrastructures sociales et quelle part ira à d’autres types de bâtiments publics.
Amélioration des conditions de travail des travailleurs sur plateforme.
Le rapport vante le rôle d’entrepreneur politique et social de la Commission post-Juncker pour la situation sociale des travailleurs de plateforme exacerbée par la pandémie de Covid-19. Son rôle de constructeur de coalition avec le Parlement européen est souligné, afin de faire avancer la résolution du problème central du statut professionnel, notamment la « présomption d’emploi», au cœur de la proposition finale ». La Commission von der Leyen aurait porté à un niveau plus ambitieux la dynamique de politique sociale lancée par la Commission Junker. L’objectif affiché de la Commission est d’améliorer la coopération avec les autres institutions de l’UE et avec le Parlement, par l’adoption d’une approche plus inclusive et ouverte ainsi que le renforcement du rôle du Parlement comme « voix des citoyens ». Celui-ci permet de politiser la question, pour faire pression en faveur du choix d’une directive et de la « présomption d’emploi ». Cela a permis d’exercer une forte pression sur la CE lors de la consultation des partenaires sociaux. Le rôle du Parlement a été essentiel pour faire entendre la voix des travailleurs de plateforme au niveau européen. Le rapport Brunet approuvé par tous les groupes politiques à l’exception de l’extrême droite, doit aussi aux efforts des députés européens de centre-droit engagés socialement, il met en lumière la nécessité de renforcer la protection des travailleurs de plateforme, aggravée pat la pandémie. L’extrême droite s’est opposée à toute nouvelle ingérence de l’UE dans la politique sociale, qui, selon ces élus, aurait dû rester strictement entre les mains des gouvernements nationaux. Au contraire The Left, a constitué une force motrice de cette directive, touchant les travailleurs vulnérables et un ensemble d’entreprises de plateforme dont les activités ne sont pas réglementées. Un engagement en faveur de la politique sociale a été constaté lors du vote relatif au socle européen des droits sociaux. La mobilisation des partenaires sociaux et de nouveaux acteurs a été cruciale autour de la question du statut professionnel. Les syndicats traditionnels étaient alignés sur les représentants des travailleurs de plateforme à propos des principales dispositions de la Proposition. Celle-ci a été jugée satisfaisante par les syndicats et les organisations de travailleurs de plateforme, et inadéquate par les organisations d’employeurs et les plateformes. En outre, celles-ci ont accentué les contradictions liées à l’inadéquation entre les intérêts fondamentaux des partenaires sociaux traditionnels (c’est-à-dire l’emploi standard) et une structure du marché du travail de plus en plus segmentée. La nouvelle constellation d’acteurs engagés dans la négociation de la Proposition a représenté ces contradictions. Cette situation a montré que la réglementation du travail numérique est possible, mais a aussi souligné que les mécanismes du dialogue social doivent être réformés. Les coalitions politiques constituées au cours du processus de rédaction de la Proposition ont joué un rôle clé dans les négociations entre le Conseil et le Parlement européen. L’avenir du travail« plateformisé » a déclenché des actions politiques et stratégiques. Des coalitions se sont mobilisées, démontrant la progression des arguments en faveur de la réglementation de ce domaine. Le scandale lié aux Uber Files a certes influencé cette réglementation. La situation sociale des travailleurs de plateforme a déclenché un soutien à l’action en matière de travail et de protection sociale au sein de l’UE. Cela s’étend bien au-delà du travail de plateforme et concerne le droit du travail, l’expansion de diverses formes de travail atypique et la fragmentation des marchés du travail. Le processus de consultation en deux étapes de la CE concernant la directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail sur plateforme, (février -juin 2021), aboutit à un document de la première étape général et limité, la Commission a identifié la question du « statut professionnel » comme question clé. Cela a fait l’objet de discussions dans un contexte marqué par un nombre croissant d’affaires judiciaires au niveau national. Cela a permis de reclasser les travailleurs de plateforme comme salariés. D’autres questions ont été repérées, les conditions de travail, l’accès à la protection sociale, à la représentation collective, les compétences, la formation, l’évolution professionnelle, la dimension transfrontalière du travail de plateforme, les cotisations de sécurité sociale et la perception des impôts, etc. La question centrale du statut professionnel a été renforcée dans la deuxième phase, comme déterminant de l’accès des travailleurs des plateformes aux droits et à la protection du travail existants[2].
Les limites de l’approche de l’UE en matière d’égalité et d’intégration de la dimension de genre
Ces vingt dernières années ont été marquées par des opportunités et des déceptions énormes pour les défenseurs de l’égalité des genres. L’introduction du GM (Gender Marker) dans le traité d’Amsterdam offrait un espace pour assurer l’intégration du genre, de l’égalité et de la diversité dans tous les domaines y compris politiques. Mais les décideurs n’ont pas déployé les outils les plus basiques associés à cette approche (par exemple, les études d’impact sur le genre en temps de crise), ceci met en évidence les limites du GM et de l’UE. Cela aurait requis un véritable engagement politique pour être efficace. Or, on a vu les limites d’une approche de l’égalité fondée sur des raisonnements économiques étroits. Une logique fonctionnaliste sépare le principe d’égalité de celui de justice sociale et révèle la nature du principe de mainstreaming (intégration). Cette stratégie, en période de croissance, soutiendrait des politiques classiques, en s’inscrivant dans une logique qui reproduit les hiérarchies socio-économiques. On relève les limites d’une approche politique qui n’a pas encore adopté une perspective plurielle et traite le « genre » comme une catégorie homogène, d’autant que les principes du GM sont soumis à des résistances dans le contexte de crise. Le fait que le Livre blanc sur l’avenir de l’Europe (CE 2017) ne donne pas la priorité à l’égalité et au GM, constitue une preuve supplémentaire du défi qui s’annonce. La proclamation officielle du Socle européen des droits sociaux en 2017 est une reconnaissance du fait que dix années d’austérité ont eu un impact significatif sur la cohésion sociale dans l’UE. Certes l’engagement affiché en faveur de l’égalité, de l’égalité des chances et de l’égalité d’accès au marché du travail est réitéré. Les « Conditions de travail équitables », comprennent le principe de l’équilibre travail-vie personnelle pour les personnes assumant des responsabilités familiales. La « Protection et l’inclusion sociales », traitent de l’accès aux services de garde. Le Socle européen des droits sociaux représente une approche marchande de l’égalité. Le document / proclamation atteste d’une continuité de l’approche de l’UE en matière dite d’égalité des chances, centrée sur l’égalité par le marché, plutôt que la justice sociale. Cela limite la portée du principe d’égalité et les possibilités pour le GM de mener à un changement transformateur. Les limites de l’approche de l’UE en matière d’égalité et d’intégration des genres sont manifestes. L’adoption de l’égalité des genres par les institutions européennes pour des gains économiques illustre le biais implicite largement répandu au sein des organisations, ainsi que le fait que l’UE n’a pas été créée pour promouvoir les intérêts des groupes « sous-représentés ». Cela tend à limiter l’impact des politiques sur ces groupes comme le montre une analyse féministe approfondie des politiques d’austérité. Sans changement transformateur des structures sociales et économiques, l’égalité et l’inclusion n’auront qu’un impact limité sur les résultats. Le GM appelle à intégrer la question du genre pour contraindre à s’attaquer aux causes profondes des inégalités, à l’accès à la prise de décision, mais on ne traite pas les symptômes, comme les écarts de rémunération entre hommes et femmes. La non réponse à ces questions fondamentales est lourde de conséquence pour l’égalité des genres qui reste un objectif lointain pour l’UE.
Par ailleurs, c’est le recul de l’État de droit, y compris du point de vue de la politique sociale, en particulier dans certains États membres de l’UE (Hongrie, Pologne, etc.). Cela compromet le développement d’une UE progressiste. Pour contrer cette évolution, on pourrait conditionner certains mécanismes de l’UE en fonction de la réponse des États membres à ces questions.
La conclusion synthétise les apports des initiatives en matière de politique sociale.
Notamment la directive sur les salaires minimaux « adéquats », le nouveau cadre stratégique de l’UE sur la santé et la sécurité au travail ainsi que la mise en œuvre du plan d’action du socle européen des droits sociaux. La nouvelle gouvernance économique de l’UE inclut certes une procédure européenne relative aux déséquilibres sociaux, débouchant sur l’agenda de la politique sociale de l’UE de 2024 et sur l’« autonomie stratégique ouverte » de l’UE(ASO), prétendant soutenir les ambitions économiques, sociales et environnementales de l’UE à long terme. Cependant certaines décisions de la Cour de justice de l’UE, pourraient avoir pour conséquence d’affaiblir la position des partenaires sociaux dans les négociations institutionnelles ultérieures de l’UE.