Résumé :
L’auteur présente ici une analyse synthétique de l’évolution des systèmes de retraites en France comme en Europe sous l’effet des politiques néolibérales. Il trace une perspective d’ensemble susceptible de sortir de ce marasme.
Abstract :
The author presents here a synthetic analysis of the evolution of pension systems in France and in Europe under the effect of neoliberal policies. It outlines an overall perspective likely to emerge from this slump.
Les réformes des retraites en Europe illustrent parfaitement les grandes évolutions des sociétés occidentales dans la crise. Loin de répondre à des objectifs strictement nationaux, ces réformes opèrent des changements structurels en profondeur dans chaque pays visant à refonder institutionnellement le cadre des politiques sociales dans un modèle européen standard répondant aux seuls objectifs de valorisation du capital et cherchant à tuer dans l’œuf la possibilité d’une alternative politique à la visée qu’il porte. La bataille contre un tel projet ne peut être que globale.
La réforme du système de retraite a touché tous les pays de l’UE
Tous les pays de l’Union européenne ont, depuis presque 30 ans maintenant, à intervalles plus ou moins réguliers, subi une série de réformes de leur système de retraite. Qu’elles aient été des réformes structurelles, transformant en profondeur la nature du système de retraite, ou qu’elles aient été des réformes paramétriques repoussant ou bien l’âge légal de départ, ou bien la durée de cotisation pour une pension maximale, ou bien encore le niveau de la pension versée, ou bien les trois en même temps, chaque pays de l’Union européenne a réformé son système de retraite avec l’objectif de refonder la logique historique qui a prévalu à leur constitution et de tendre à l’uniformisation des systèmes à l’échelle européenne.
Historiquement, deux systèmes principaux ont prévalu en Europe. Le système dit bismarckien, qui repose sur un principe de contributivité des travailleurs à leur future pension dont le montant est proportionnel à cette contribution ; c’est un système à forte connotation assurantielle. Le système dit beveridgien, qui repose sur un principe de redistributivité assuré par la puissance publique et qui se finance par l’impôt ; il renvoie à une approche plutôt assistancielle de lutte contre l’indigence. Créé à la fin du XIXe siècle en Allemagne pour le premier, il s’est particulièrement développé dans le sud de l’Europe. Créé au début du XXe en Angleterre pour le second, il s’est quand à lui largement développé dans le nord de l’Europe.
Avec le temps, et surtout dans le cadre de choix de politiques publiques, les deux systèmes se sont hybridés dans presque tous les pays pour articuler volet contributif et volet redistributif étatisé, et constituer un système dit à multi-piliers. Les systèmes à dominante assurantielle (bismarckiens) ont introduit des minimas vieillesse universels en complément de leurs systèmes de base et se sont ouverts aux systèmes de retraite complémentaires obligatoires et facultatifs. Quant aux systèmes à dominante universelle (beveridgiens) assis sur un système public de retraite de base, ils ont renforcé le recours aux retraites complémentaires obligatoires et facultatives avec recours aux financements privés collectifs et individualisés.
Mais les réformes ont aussi introduit des modifications institutionnelles importantes. Si la majeure partie des régimes de base en UE restent assis sur un calcul de la durée d’activité et du niveau de la pension basé sur les annuités de cotisation, l’introduction des systèmes de retraite à points ou à comptes notionnels pour la retraite de base ou pour la retraite complémentaire ont profondément modifié la nature du système de retraite. Si le principe des annuités pour le calcul de la pension mobilise à la fois le salaire de référence du travailleur, la durée de cotisation et le taux de liquidation, avec la retraite à points ce qui est mobilisé est la part des cotisations versées durant la carrière du travailleur converties en points dont la valeur unitaire varie selon une décision politique (voir l’histoire de la valeur du point AGIRC ou ARRCO en France), et avec la retraite par comptes notionnels, ce qui est mobilisé c’est l’accumulation de cotisations dans un compte individuel visant à constituer un capital qui pourra être converti au moment de la retraite en capital ou en pension et dont le taux de conversion variera lui aussi selon l’âge effectif de départ en retraite, l’espérance de vie de la génération du travailleur, et du taux de revalorisation du capital constitué. En bref, ces modifications institutionnelles ont transformé les logiques sociales des systèmes de retraites ; dans chaque pays, le système est devenu moins solidaire et public, plus individualiste et privé.
Le cas suédois est typique de cette évolution. Avant sa grande réforme de 1998, le système de retraite suédois comportait déjà 3 niveaux : un niveau universel qui assurait une retraite de base après 30 ans de cotisations, un deuxième niveau contributif financé par répartition et calculé sur les 15 meilleures années d’activité, un troisième niveau regroupant les retraites d’entreprises financées par capitalisation. Avec la réforme, le premier niveau est devenu un minimum vieillesse accessible sous condition de ressources, le deuxième est devenu un système à compte notionnel individuel et le troisième, non touché par la réforme de 1998, constitue une part de la pension pour 90% des actifs avec des taux de cotisation de 2% à 5%… Les effets ont été hyper-régressifs pour le niveau de vie des bénéficiaires. En bref, le cycle de réformes des systèmes de retraite nationaux en Europe a tenté d’unifier des systèmes différents en un seul généralisable (à trois piliers : retraite de base, retraite complémentaires obligatoire, retraite facultative privée) qui remet en cause en profondeur les logiques instituée dans chaque pays jusque-là.
Et tous ont subi une même logique de réforme
La caractéristique commune principale de ces réformes dans chaque pays, malgré un système différent à chaque fois, est la recherche d’un plafonnement de la dépense sociale dédiée aux pensions. La part des richesses consacrée au financement des pensions de retraite dans l’UE des 27 est en moyenne de 11,3% en 2020, avec des différences selon les pays (14,4% en France, 10,9% en Allemagne, 10,6% en Espagne, 15,% en Autriche, 7,4% aux Pays-Bas …). Au nom de l’idée fausse mais très répandue qu’en bon père de famille, un État ne pourrait vivre au-dessus de ses moyens sans peser sur son futur ou sur les moyens de sa croissance, la volonté de réforme s’est arc-boutée sur l’idée de limiter la dépense de retraite à ce plafond.
En réalité, l’argument relève d’une autre approche. Au cœur de cette démarche commune, on trouve deux objectifs :
- La baisse du coût du travail : c’est le fils rouge des grandes réformes européennes des années 90 à 2000.
- Face à sa crise d’efficacité qu’il ne parvient pas à surmonter, le capital veut peser sur la répartition de la richesse produite dans l’entreprise afin de restaurer le taux de profit global de l’économie dont la croissance ne cesse de ralentir depuis la fin des années 60. Et pour cela, il remet en cause les cadres sociaux et financiers de la production de ces richesses. D’un côté, il met en place une politique de précarité salariale dans et hors de l’entreprise, où la flexibilité de l’emploi et des salaires devient le leitmotiv de gestion des entreprises. De l’autre, il récupère les avancées de la révolution informationnelle pour refonder l’organisation interne de l’entreprise, accentuer la compétition interne des travailleurs et unités de production, et accroître la productivité du travail à des niveaux records. Et il ouvre pour cela la boite de Pandore des financements en faisant appel aux marchés financiers, avec des conséquences extrêmement coûteuses pour l’entreprise, son mode de gestion et ses objectifs industriels. Dans les deux cas, il appelle à remettre en cause les acquis sociaux et le droit du travail qui assuraient la cohérence du modèle social français.
- Ainsi dans chaque pays européen, ce credo et la remise en cause de la norme d’emploi et de salaire qui s’est imposée au sortir de la guerre ont impacté lourdement la dynamique de financement des système de protection sociale, et implicitement des systèmes de retraite. La financiarisation de l’économie et des gestions d’entreprise qui en a résulté, privilégiant la rémunération du capital au développement des investissements productifs et de recherche et à l’emploi, a fait voler en éclats les cadres sociaux d’après-guerre, dont font partie les systèmes de retraite de chaque pays européen. Qui sont devenus des freins à la valorisation du capital à faire disparaître.
- C’est typiquement le rôle qu’ont eu en France les exonérations de cotisations patronales et le transfert vers les ménages de leur prise en charge (que ce soit pas compensation fiscale ou par substitution fiscale). Ou encore le rôle des complémentaires d’entreprise qui ont rendu aux employeurs le pouvoir sur la négociation des compléments de revenus salariaux, et donc implicitement des salaires, que la sécurité sociale leur avait enlevé…
- La réduction des dépenses publiques et sociales utiles : volet complémentaire de la baisse du coût du travail, c’est la mise en place d’une politique d’austérité budgétaire et sociale à l’échelle européenne répondant aux exigences du Traité de Maastricht et de Lisbonne afin de réorienter la dépense publique et sociale vers la rémunération du capital plutôt que vers la réponse aux besoins sociaux.
- Pour répondre aux critères budgétaires imposés par les traités (3% de déficit annuel et 60% du PIB de dette publique) supposés assurer la stabilité de la monnaie unique en rassurant les marchés sur les priorités des politiques publiques de chaque pays européen, le Pacte de stabilité et de croissance a imposé pour l’UE des politiques nationales de réduction des déficits et des dettes publics qui ont eu un impact sur l’évolution des systèmes de retraite nationaux. Avec l’argument, fondé en partie, du vieillissement démographique et d’un ratio de dépendance (nombre de plus de 65 ans / nombre de 15 à 65 ans) qui se détériore (32,5% en 2021 en Europe : +4,2 points en 7 ans), quand bien même les situations sont différentes selon les pays (37% pour l’Italie, 34,2% pour l’Allemagne, 33,6% pour la France, 27,2% pour l’Espagne, 22,1% en Islande, …), les systèmes de retraite sont devenus des cibles privilégiées pour les gouvernements nationaux. Ils ont cherché à restreindre la part des dépenses publiques dans le financement des retraites cantonnée à un minimum et à transférer le besoin de son financement sur les ménages eux-mêmes aux moyens de complémentaires par points ou à comptes notionnels d’une part, et de la capitalisation ou de l’épargne individuelle, d’autre part. Ainsi, dans le même temps que l’allongement de l’âge de départ à la retraite à taux plein (avec une pension complète) était porté à 67 ans en Europe (avec des rythmes de mise en œuvre différents selon les pays mais actant 67 ans pour tous en 2030), et l’âge légal de départ reculé de 60 à 62 ou 63 ans dans tous les pays entraînant des pertes de pension temporaires, le niveau des pensions stagnait, voire commençait à reculer, ralentissant dans le même mouvement la dynamique de croissance de leurs besoins de financement.
Un schéma général émerge de cette orientation globale des systèmes de retraite qui a touché tous les pays européens depuis plus de 40 ans maintenant. C’est celui préconisé par la Banque mondiale en 1994 et complété en 2005. Dans son rapport de 1994, la Banque mondiale a donné les grandes lignes sur lesquelles se sont appuyés les gouvernements occidentaux (dont les européens) pour refonder leurs systèmes de retraite sur la base d’un système à 3 piliers : retraite de base obligatoire et non contributive, retraite complémentaires obligatoire et contributive, retraite par capitalisation volontaire.
Dans son rapport4 de 2005, la Banque mondiale a précisé son modèle en ajoutant deux piliers supplémentaires, qui se sont articulés de plus en plus ouvertement avec les réformes des politiques sociales enclenchées en parallèle : un pilier de base visant à agir plus explicitement contre la pauvreté (lien avec la création d’un revenu universel de base, RSA ou autre et une réforme des minimas sociaux) et un pilier non financier pour inclure le contexte plus large de politique sociale, telles que l’aide à la famille, l’accès aux soins de santé et au logement (lien avec les réformes du grand âge et de la fin de vie).
En fait, toutes les réformes engagées en Europe visant les systèmes de retraite nationaux ne répondent pas tant aux problèmes techniques posés par la démographie ou l’état financier des comptes des systèmes, qu’à la volonté de refonder en profondeur, structurellement et institutionnellement, les systèmes afin de les mettre en adéquation avec les exigences de valorisation capitaliste imposées par la crise systémique actuelle. Il ne s’agit pas d’ajuster aux besoins des systèmes, mais bien de refonder le cadre des politiques publiques du troisième et quatrième âge, au même titre que sont refondées l’ensemble des politiques publiques et sociales dans chaque pays et à l’échelle européenne.
Tous ont constaté une trajectoire de paupérisation de leurs retraités et un grignotage idéologique de l’idée même de retraite dans les têtes des actifs
Cette évolution des systèmes de retraite en Europe n’est bien évidemment pas sans conséquences sur la situation des retraités et des futurs retraités européens. D’un côté, en jouant sur les leviers paramétriques ou de manière plus structurelle en changeant la nature du système, ces réformes ont engagé l’ensemble des pays européens dans un vaste processus de paupérisation de leurs populations âgées. D’un autre, elles ont progressivement travaillé les mentalités pour anéantir les fondements idéologiques, philosophiques et politiques, de la retraite comme moment de liberté dégagé des contraintes de l’activité salariale.
Globalement, depuis la succession des réformes, les taux de remplacement moyens en Europe ne permettent plus de garantir les niveaux de vie. D’abord, la désindexation des pensions des salaires puis de l’inflation afin d’en limiter la croissance a eu en Europe un impact important sur leur dynamique de croissance. Ensuite, si les retraités restent encore moins pauvres dans l’ensemble que les actifs et les jeunes surtout, le maintien du niveau de retraite n’est plus garanti dans de nombreux pays. Le développement des systèmes par points ou à compte notionnel a renforcé l’incertitude sur le niveau des prestations versées. En passant d’un système de calcul par annuités où le niveau de prestation est défini à la cotisation, à un système de calcul où le niveau de prestation en sortie est indéfini puisque les critères de calcul ne dépendent pas de la cotisation mais de l’objectif d’équilibre des comptes des caisses de retraite, le niveau de la prestation évoluant en fonction, le niveau des pensions a considérablement chuté. Si l’on prend l’exemple des deux pays européens qui ont appliqué cette réforme du calcul des pensions avec le plus de zèle : l’Allemagne et la Suède, on peut constater une détérioration importante du niveau de vie des retraités. Alors que le taux de remplacement moyen en Europe de la pension est de 54% du salaire brut, en Allemagne, le taux de remplacement des pensions de base est de 48%. Il était de 53% en 2000, et si rien ne change, il devrait baisser encore de 13% d’ici 20 ans. Conséquence, le taux de pauvreté des retraités a explosé dans la première économie d’Europe. Ils sont désormais 18,7% à être pauvres, avec un niveau de pension moyen après 35 ans d’activité pour les hommes de 1520 € bruts et pour les femmes de 1106 € bruts. Quant à la Suède, le taux de remplacement est passé en 20 ans de 60% du dernier salaire à 53,4% aujourd’hui. Et le taux de pauvreté des plus de 65 ans est de 14,6%. En fait, en Suède comme en Allemagne, non seulement le taux de pauvreté des personnes âgées s’est accru, mais on constate aussi une baisse du revenu global des retraités par rapport aux actifs. Si l’on prend maintenant le cas italien, qui a mis en place un système à compte notionnel dès 1997, mais avec une montée en charge du dispositif sur un temps extrêmement long (40 ans), ainsi qu’un recul à 67 ans de l’âge légal de départ à taux plein aujourd’hui (69 et 9 mois en 2050 !), le constat est sans appel. Avec le nouveau système, le taux de remplacement a chuté de 23% pour un assuré désirant prendre sa retraite à 60 ans avec 40 annuités cotisées. Et aujourd’hui, sur 16 millions de retraités, 32% vivent avec moins de 1 000 € par mois de pension !
Les systèmes par annuités ne sont pas restés en reste. Eux aussi ont subi des modifications qui ont impactés les niveaux de pension de leurs retraités. Le recul de l’âge légal et de l’âge de retraite à taux plein, l’augmentation du nombre d’années de référence pour le calcul de la pension, cela combiné à un marché de l’emploi de plus en plus précaire et une stratégie de gestion des entreprises qui rejette les travailleurs âgés (50% des + de 60 ans est au chômage), toutes ces refontes paramétriques se sont traduites par un affaiblissement du niveau des pensions. Mais lorsque s’y est ajoutée la mise en place d’un principe de modification paramétrique permanente en fonction de l’Etat des comptes des régimes de retraite, les systèmes par annuités ont rejoint les logiques d’ajustements permanents du niveau des pensions des systèmes par points ou notionnels. Et si les effets sont moins brutaux, ils sont tout aussi violents sur le niveau de vie des retraités.
Si on prend le cas de la France, où le niveau des pensions reste un des plus élevés d’Europe, le niveau médian des pensions n’y dépasse pas les 1930 € pour les hommes et 1150 € our les femmes. Car pour avoir une retraite complète, il faut avoir travaillé à temps plein au moins 42 ans désormais ! Ce qui handicape fortement les femmes, qui connaissent plus souvent le temps partiel et les années sabbatiques. Une situation que l’on retrouve aussi chez les salariés rémunérés jusqu’à 1,5 SMIC qui ont des carrières plus hachées qui débouchent sur des niveau de pensions plus faibles. Les effets de la précarisation de l’emploi sont démultipliés au moment de la retraite. Tout particulièrement chez les ouvriers, qui restent avec une espérance de vie de 7 ans inférieure à celle des cadres… Mais cet effet de paupérisation n’est pas le seul effet sur le système de retraite. En réduisant très concrètement la situation concrète des retraités, ces réformes ont touché le principe d’une retraite vécue comme un moment d’épanouissement hors travail salarié parmi les travailleurs. Ces réformes ont affaiblie la portée libératrice de l’idée de retraite, de non travail et de baisse du temps de travail.
Posée à l’origine comme le moyen d’assurer la subsistance aux travailleurs n’ayant plus la possibilité de se procurer leurs moyens de subsistance par le travail, la retraite est devenue au fil de son développement le moment d’une prise légitime sur la richesse produite par les travailleurs pour répondre à leur aspiration de liberté et de vie hors travail. Elle est devenue l’incarnation de la possibilité d’une vie épanouie, sans souci du lendemain, en dehors du cadre du salariat et de l’exploitation capitaliste. Enjeu majeur de la lutte de classes, elle a montré que la vie d’un individu ne se résumait pas à sa vie de travail. Elle a donné corps au règne de la liberté invoqué par Marx.
Avec son recul dans les faits, et la reprise de la richesse qui devrait lui être dédiée par les capitalistes, c’est l’idée même d’une vie hors travail socialement assumée qui tend à s’effacer des têtes. Il n’est pas rare d’entendre, en particulier dans la jeunesse, que la retraite n’est pas pour eux et qu’il va falloir commencer à y penser en épargnant ou carrément oublier l’idée et s’assurer de pouvoir vivre autrement ses moments de liberté, par exemple en assumant la précarité imposée par les marchés et en essayant autant que possible de la récupérer à son avantage. Cette approche socialement mortifère, qui renonce au combat collectif contre le capital pour reprendre la part de richesses créées utile à l’épanouissement de tous (on retrouve le même travers pour la bataille pour l’emploi), alimente les réponses individuelles à la précarité des situations au détriment des combats collectifs et de fait affaiblit le salariat en le divisant et en ruinant les bases potentielles d’un rapport de forces puissant. Chacun privilégiant sa réponse à une réponse commune et collective à la situation.
Instruments de récupération de la richesse créée dans l’entreprise au bénéfice du capital, les réformes de retraite sont aussi des outils de la bataille idéologique menée par le capital pour renforcer son pouvoir politique sur les travailleurs et vider de sa substance la possibilité des rapports de forces et du combat de classes. En l’absence d’un possible alternatif tangible, la lutte quotidienne est plus difficile.
Ce qui n’a sûrement pas été étranger à l’échec de la dernière grande bataille des retraites en France, pourtant très unitaire et populaire. L’incapacité à concevoir, y compris dans le monde syndical, un système de retraite qui ne s’inscrive pas dans les modèles existants conjuguée à l’impossibilité à faire vivre le principe idéologique d’un temps libre non subordonné, a handicapé l’émergence et le partage d’une conception d’un système de retraite alternatif et émancipateur. Le combat est resté un combat contre une réforme et non pour un projet nouveau.
Quelle logique alternative proposer pour l’Europe ?
Que faire face à ce mouvement de régression parfaitement orchestré et appliqué ? Il faut pouvoir tenir les deux bouts. Il faut enclencher une bataille à la fois sur les alternatives concrètes à ces réformes à l’œuvre, en démontrant leur perversité pour les travailleurs et en affirmant que l’on peut matériellement faire autrement, et sur les perspectives idéologiques qui sous-tendent la possibilité concrète de cette alternative.
La perversité des réformes est connue. Faute de place ici, il n’y a pas besoin de s’y étendre. Les littératures syndicale ou même simplement technique l’ont démontré. Les réformes s’appliquent depuis maintenant presque 40 ans dans toute l’Europe, et nul part les objectifs affichés -stabilisation des dépenses et résorption des déficits- n’ont été atteints. Au contraire, les situations ont empiré. La méthode qui consiste à réduire le niveau des pensions, tout comme celle qui promeut la réduction des dépenses publiques pour réduire la dette publique, est totalement inefficace. En revanche, elle dégrade significativement la vie des retraités.
Les moyens d’une réforme alternative progressiste de notre système de retraite sont en revanche moins partagés, quand bien même ils sont largement diffusés. Le principe est connu : le problème du système de retraite ne vient pas d’un excès de dépenses qu’il faudrait contenir, mais bien d’une insuffisance de recettes qui peuvent financer les besoins de pensions, mais aussi l’ensemble des dépenses afférentes à la vie de retraité. Or le financement de pensions de haut niveau quel que soit le système de retraite de référence impose qu’une part importante des richesses créées lui soit consacrée ; que cette part vienne des salaires versés, et donc des emplois qui les génèrent, ou qu’elle vienne des moyens financiers de la puissance publique via l’impôt ; ou encore des cotisations sociales comme en France. Ce qui implique, d’une part, que la part siphonnée dans l’entreprise qui rémunère aujourd’hui le capital et les marchés au détriment de l’emploi, des salaires et de la dépense sociale et publique, soit réorientée vers la réponse aux besoins sociaux, dont les retraites, et d’autre part, que la mobilisation des moyens financiers et institutionnels qui permettent de développer la richesse créée dans l’entreprise permettent de développer une richesse socialement utile et non une richesse financière. Et pour cela, deux leviers sont indispensables :
- il faut sécuriser l’emploi et les salaires tout au long de la vie des travailleurs, au moyen d’une sécurité d’emploi ou de formation qui facilite la mobilité choisie des travailleur autant que l’évolution positive de leur rémunération tout au long de leur vie à l’aide d’un dispositif de formation accessible à tous sans limite qui permette la mobilité entre les emplois là où aujourd’hui existe le chômage ; c’est le moyen de maintenir une forte dynamique de développement des ressources des systèmes de protection sociale, dont celle des retraites ;
- il faut créer les conditions d’une émancipation des entreprises des marchés financiers en baissant le coût du capital qu’elles subissent, par un financement de leurs investissements matériels et de recherche qui développe leur emploi, qualifié notamment, et renforce leur développement économiquement et socialement utiles plutôt qu’il alimente les marchés et la rémunération du capital.
Évidemment, ces solutions imposent aussi de créer les conditions d’un financement de la dépense publique et sociale qui ne subissent pas l’emprise des marchés financiers. A l’échelle européenne, le Fonds de développement des services publics et des biens communs directement financé par la BCE à taux zéro peut jouer ce rôle immédiatement, les Traités de Maastricht et de Lisbonne le permettent.
Tout aussi essentiel, ces leviers nécessitent des conditions démocratiques nouvelles à la fois dans les entreprises et dans la société en général. La capacité d’intervention des travailleurs sur les décisions de gestion des entreprises est indispensable pour en réorienter ses objectifs vers la création de richesses utiles et non plus vers la rémunération du capital. La question des droits et des pouvoirs d’intervention est clairement posée pour rendre crédible la possibilité de réorienter les critères de gestion des entreprises. De même, la capacité à définir les contenus des décisions relatives au développement d’un territoire local ou d’un espace géographique plus large et de leur mise en œuvre par les citoyens est indispensable pour orienter en même temps l’argent public et privé et le développement économique et social vers des objectifs sociaux utiles à tous. Ce qui implique une refonte des institutions à dessein.
D’où l’enjeu d’une bataille idéologique sur les objectifs visés au travers de ces leviers. Car il ne s’agit pas seulement de répondre aux besoins des populations afin d’améliorer leur situation immédiate, il s’agit aussi et peut-être surtout d’ouvrir la voie à une société nouvelle à l’instar de ce qu’ont proposé les ministres communistes en 1945 en mettant en place les moyens d’une politique nationale à la fois économique et sociale où l’économique nourrit le social et réciproquement dans l’intérêt du développement de tous et que tous peuvent reconnaître. C’est cet esprit de 1945 qu’il faut aujourd’hui réactiver, y compris dans la bataille idéologique. En matière de retraite, il ne s’agit pas seulement de donner les moyens aux retraités d’éviter l’indigence ou de conserver leur niveau de vie d’activité, il s’agit de montrer que pour réaliser cet objectif on ne peut s’affranchir d’une refonte globale de la régulation économique et sociale du pays, voire de l’Europe si l’ambition est de construire un système européen, que cette refonte ne peut se réaliser sans l’unification des travailleurs dans un rapport de forces solide, et que ce rapport des forces ne peut se mettre en place sans une volonté partagée de tendre collectivement vers cet objectif. Et il faut bien reconnaître que si la démarche paraît difficile à mettre en œuvre, il n’en reste pas moins que tout autour de nous (crise économique et sociale, insécurité mondiale et risque de guerre, renoncement écologique,…) laisse à voir que non seulement la situation l’impose, mais que nous n’avons pas le choix.
En guise de conclusion provisoire
Voilà pourquoi la question des retraites, au même titre que celle de l’ensemble de nos politiques sociales et publiques, doit pouvoir être au cœur du débat public, au même titre que la question du chômage et de la pauvreté, de la production industrielle ou encore de l’écologie. Parce que comme les autres, mais peut-être de manière plus visible que les autres, cette problématique pose la question de la création de la richesse, des modalités de sa production et de son utilisation. Implicitement, la question des retraites soulève celle de la nature politique de son sujet : s’agit-il de trouver la solution technique à un problème d’équilibrage entre financement et dépense du système ou sommes nous face à des choix collectifs à faire quant aux modalités de la création de richesses et à leur utilisation ? Il ne peut y avoir de solution sérieuse à la question des retraites sans réponse à cette question préalable. Le besoin d’enclencher le débat public en Europe avec les forces progressistes sur le sujet, et d’autres relevant de la même logique, est crucial pour ouvrir des pistes de construction d’un rapport des forces politiques gagnant. A l’heure où l’orientation générale est plutôt à la fermeture ultraréactionnaire et conservatrice…