Résumé :
Laurence Cohen, sénatrice présente ici le rapport sénatorial qu’elle écrit sur la pénurie de médicaments en France. C’est un phénomène d’ampleur et exponentiel. La France n’est plus aujourd’hui une puissance pharmaceutique. Elle propose des solutions à cette crise. En fait, elle considère que le gouvernement plie devant le chantage de Big Pharma.
Abstract :
Laurence Cohen, senator, presents here the senatorial report she is writing on the shortage of medicines in France. It is a large and exponential phenomenon. France is no longer a pharmaceutical power today. She offers solutions to this crisis. In fact, she considers that the government is bowing to the blackmail of Big Pharma.
Un phénomène d’ampleur et exponentiel
Les pénuries de médicaments font tristement partie de notre quotidien, régulièrement dénoncées par des associations, des collectifs, des usagers, des élus. C’est désormais un phénomène reconnu qu’il n’est plus possible de nier, même pour les pouvoirs publics.
Cela fait des années qu’en tant que communistes, nous dénonçons cette situation, que nous alertons sur le danger de confier exclusivement la production de médicaments à la sphère privée. Dès mon élection en tant que Sénatrice en 2011, nous avons multiplié les initiatives législatives dans la continuité du travail mené par François Autain et Guy Fischer. Sortir le domaine de la santé, en particulier les médicaments, des griffes du secteur marchand est une proposition que le PCF porte depuis plus de 20 ans et qui, aujourd’hui, va bien au-delà de nos rangs. Je pense notamment au travail mené par l’Observatoire de la Transparence dans les politiques du médicament (OTMeds) sous la houlette de Pauline Londeix et Jérôme Martin.
Malheureusement, avec la COVID 19, la situation a eu tendance à s’aggraver sans que nos propositions ne trouvent davantage d’écho favorable. Nous avons alors décidé, avec mon groupe, le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste (CRCE), de demander la création d’une commission d’enquête au Sénat, qui a vu le jour en janvier 2023 et dont j’ai été nommée rapporteure, aux côtés d’une présidente centriste.
Cette commission d’enquête, qui a duré 5 mois durant lesquels nous avons procédé à 54 auditions, entendu 119 personnalités, effectué de nombreux déplacements en France et en Europe, élaboré 36 recommandations, a rendu un rapport sévère, adopté à l’unanimité, pointant la faillite gouvernementale et la responsabilité des grands labos.
Ce vote était loin d’être gagné puisque la gauche y était largement minoritaire avec 5 sénatrices et sénateurs sur un total de 19. Ce résultat était d’autant moins évident que le 9 décembre 2020, en pleine pandémie, la proposition de loi que je présentais, avec mon groupe, intitulée : « Un pôle public du médicament et des dispositifs médicaux » était rejetée par le sénat.
Mais près de 3 ans après, les consciences commencent à évoluer et je suis très fière d’avoir obtenu ce consensus. Le rapport que j’ai produit porte bien évidemment la marque du pluralisme de notre commission mais est sans concession. Il fait le constat d’une aggravation des pénuries de médicaments, à des niveaux inédits, depuis le 1er quinquennat d’Emmanuel Macron : 3700 déclarations et risques de ruptures en 2022.
Si toutes les classes thérapeutiques sont touchées, les médicaments anciens sont les principales cibles de ces pénuries puisque 70% d’entre eux sont concernés, sur l’ensemble du territoire comme dans de nombreux autres pays. C’est le signe d’un dysfonctionnement profond, structurel de l’approvisionnement des systèmes sanitaires européens. Ce sont autant de pertes de chances pour les patientes et les patients notamment atteints de maladies chroniques qui ne peuvent plus poursuivre leurs traitements. Dans les cas les plus graves, nous avons révélé la mise en place de contingentements, voire d’interdiction de lancement de nouveaux protocoles de traitement.
Lors d’une audition, nous avons eu également connaissance d’une étude, portant sur 402 personnes soignées pour un cancer de la vessie entre 2011 et 2016 à l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon, qui a montré une augmentation des récidives durant une pénurie et qui conduit à une augmentation de la mortalité à cinq ans. Très concrètement, cela signifie que l’accès aux soins, en France, n’est plus garanti aujourd’hui pour toutes et tous.
Ce sont les choix politiques des différents gouvernements qui nous ont conduits aujourd’hui à cette situation. Depuis 30 ans, pour maximiser leurs profits, les laboratoires pharmaceutiques ont délocalisé la production de médicaments dans des pays à moindres exigences sociales et environnementales. Aujourd’hui, 80% des principes actifs sont produits en Asie – Chine et Inde principalement. Cette concentration de la production rend difficile la substitution en cas de rupture. De plus, la substitution de traitement n’est pas toujours possible, et chaque médicament peut avoir des effets secondaires difficiles à supporter.
La France n’est plus aujourd’hui une puissance pharmaceutique.
Nous avons mis en évidence son lent déclin au cours des années. Son rang parmi les producteurs européens et mondiaux de médicaments recule. Elle est aujourd’hui le cinquième producteur de produits pharmaceutiques en Europe (derrière la Suisse, l’Italie, l’Allemagne et le Royaume-Uni), alors qu’elle était leader de 1995 à 2008, et troisième en 2018. Ce décrochage témoigne de la désindustrialisation et des délocalisations qui ont marqué le pays au cours des trente dernières années. Le nombre d’établissements du secteur pharmaceutique français a nettement diminué et l’emploi a fortement chuté entre 2007 et 2013, avec la perte d’environ 10 000 emplois. Même les laboratoires qui sont encore implantés et qui produisent en France se tournent vers l’export, qui représente la moitié de leur chiffre d’affaires contre seulement un cinquième en 1990.
Cette recherche de rentabilité à tout prix, de la financiarisation et de la désindustrialisation du secteur va de pair avec une stratégie de lente éviction des médicaments matures au profit des médicaments innovants dont les prix connaissent une augmentation vertigineuse. Prenons l’exemple du Zolgensma, mis au point grâce au Téléthon mais développé par Novartis, permettant de sauver des enfants atteints d’amyotrophie spinale, son prix a atteint la somme de 1,9 millions d’euros !
Il faut bien se rendre compte que le médicament est avant tout considéré comme un bien marchand à rentabiliser et que sa gouvernance, elle-même, est biaisée : les négociations entre grands laboratoires et pouvoirs publics sont structurellement déséquilibrées, les marges de manœuvre de ces derniers étant très faibles. Le Comité économique des produits de santé (CEPS) est pris en otage, face à la menace d’arrêt de commercialisation des produits, de déremboursement ou de déni d’accès précoce. La Cour des comptes observait, en 2017, le changement de doctrine des entreprises pharmaceutiques, dans la fixation des prix, qui prennent en compte « la capacité à payer des acheteurs publics » et non plus un retour sur investissement. Aussi faudrait-il donner plus de moyens au CEPS, élargir sa composition et exiger la transparence des prix. Cette dernière proposition bute sur la différence importante entre le prix facial du médicament, sorte de prix officiel, et le prix réel soit le prix obtenu après remises. Ce secret jalousement gardé est pour moi une façon de se priver de soutiens qui permettraient de modifier les rapports de force et d’obtenir des prix plus en adéquation avec l’intérêt thérapeutique plutôt qu’économique !
Ces stratégies commerciales et industrielles des laboratoires, entrainent une augmentation des dépenses de santé, mais conduisent également à l’arrêt progressif de l’approvisionnement en médicaments anciens. Autant de médicaments indispensables et accessibles au plus grand nombre, victimes des désidérata des laboratoires. Malheureusement, aucun enseignement n’est tiré de ces choix stratégiques désastreux pour la santé de toutes et tous. Durant notre commission d’enquête, nous avons appris que ces mêmes industriels français envisageaient d’abandonner la production de 700 médicaments, incluant des Médicaments d’Intérêt Thérapeutique Majeur (MITM). Le fait que nous le dénoncions dans le rapport nous a valu un communiqué de presse très agressif du LEEM (lobby des labos), me prenant pour cible. La réponse cinglante, faite au nom du Sénat et pas seulement de la présidente et de la rapporteure, a permis de réaffirmer que ce n’était pas un parti pris de ma part mais des faits dévoilés lors de l’audition des représentants des labos donc en présence du LEEM.
Face à cette toute puissance des labos qui possèdent la pleine propriété des médicaments, via les brevets, comment agir ?
En fait, le gouvernement pourrait non seulement activer les dispositifs existants, tels la licence d’office ou la réquisition des labos en cas de crise de production, mais encore d’autres dispositions permettant à la France de retrouver sa souveraineté en matière de politique du médicament.
Or, les quelques mesures prises ne sont pas de nature à endiguer les pénuries. Ainsi, l’ANSM a des pouvoirs de sanctions largement insuffisants : entre 2018 et 2022, seulement 8 sanctions financières ont été prises pour un total de 922 000 euros ! Face aux profits colossaux de ces Big Pharma côtés en bourse, c’est une goutte d’eau !
Les contrôles s’avèrent très lacunaires et n’interviennent que lorsque la tension est signalée. Les plans de gestion des pénuries (PGP) sont très inégaux et ce ne sont pas les petits labos qui sont les plus mauvais élèves. Ainsi, le PGP du Sabril (antiépileptique souvent en tension) ne compte aucune analyse de la part de Sanofi sur les risques de rupture alors que c’est un médicament essentiel !
Le gouvernement s’est certes intéressé aux travaux de notre commission et a multiplié les annonces, au fure et à mesure des auditions, semblant vouloir démontrer à toute force sa volonté d’agir. Quel que soit le ministre de la santé en place, la communication est toujours la même : déclarations brouillonnes, contradictoires donc anxiogènes. Même quand le ministère sort en juin sa liste des 454 médicaments essentiels, ce qui était fort attendu, il déclenche des réactions dubitatives voire hostiles du fait d’un manque de travail collectif et d’une absence de vigilance quant aux potentiels conflits d’intérêt au sein de la structure en charge de l’établissement de cette liste.
Par contre, les membres du gouvernement n’abordent jamais le versement des aides publiques sans contrôle ni contrepartie, au secteur pharmaceutique ! Prenons l’exemple des relocalisations, on assiste là encore à une communication accrocheuse, mais la réalité est tout autre. On aide aujourd’hui des entreprises qui ont délocalisé à tour de bras pour augmenter le pécule des actionnaires ! Mais quelles garanties quant à la pérennité de leur réinstallation? Sur la centaine de projets financés dans le Plan de relance et le plan France 2030, 18 concernaient une réelle relocalisation donc 5 seulement portant sur un médicament ou un principe actif stratégique. Et si l’on veut relocaliser, ce qui est nécessaire, il faut parallèlement, empêcher la fermeture d’unités de production. Ainsi Sanofi, particulièrement favorisé par le gouvernement, annonçait en avril dernier 135 suppressions de postes d’ici 2025 sur les sites d’Aramon et Sisteron, soit l’équivalent d’une perte de production de 50 tonnes de principes actifs selon la CGT. Et il a fallu que notre commission d’enquête convoque la Direction à 2 reprises pour en avoir la confirmation et obtenir une justification bien peu convaincante ! Cette stratégie de Sanofi qui occupe, dans le secteur de la santé, le troisième rang mondial selon le chiffre d’affaires, est à interroger. Il est pour le moins paradoxal de constater qu’au pays de Pasteur, ce grand laboratoire ait été dans l’incapacité de sortir un vaccin anti-COVID !
En fait, le gouvernement plie devant le chantage de Big Pharma.
La mission Borne, qui vient enfin de rendre ses conclusions, recommande notamment une augmentation des prix de certains médicaments, dont l’amoxicilline, sous condition. Notre rapport a pourtant démontré que des pays qui pratiquaient des prix plus élevés que la France, la Suisse notamment, connaissaient des pénuries tout aussi importantes ! Et de l’aveu des intéressés eux-mêmes, notre pays est très attractif pour le secteur pharmaceutique qui est l’un des principaux bénéficiaires d’incitations fiscales et d’aides publiques en France, et notamment le second bénéficiaire du CIR (10% du montant total soit 710 millions d’euros). Montants que nous sommes allés chercher à Bercy et que nous avons obtenus difficilement après des démarches persévérantes et opiniâtres !
D’un côté de l’argent public distribué avec générosité, de l’autre un service rendu qui n’est pas à la hauteur, d’où l’urgence de réorienter les aides publiques vers la production de médicaments essentiels, de systématiser les conditionnalités et de pratiquer la transparence sur leur utilisation comme le préconise notre rapport. Cette exigence de transparence dans la fabrication et la distribution des médicaments est d’autant plus justifiée que les aides publiques accordées à l’effort de recherche fondamentale et appliquée sont importantes.
Pour arrêter cette spirale infernale, l’une des pistes serait de mettre en place un pôle public du médicament. Si les conclusions de notre commission d’enquête ne vont pas jusque-là, cette idée chemine et le rapport donne à voir quelques exemples des nombreuses expériences qui existent de par le monde : Brésil, Égypte, Inde, Suisse, États Unis, tous singuliers car respectueux de l’histoire de chaque pays.
Ainsi au Brésil, la Fondation Oswaldo Cruz ( Fiocruz) a été créée en 1976 et dispose d’une capacité de production de plus de 2,5 milliards d’unités de médicaments par an. Malgré l’attitude antivax de l’ancien président Jair Bolsonaro, cette fondation a pu jouer un rôle positif dans la lutte contre le COVID, dans ce pays-continent de 215 millions d’habitantes et d’habitants.
Notre rapport démontre en tout cas qu’il est possible d’asseoir une production publique de médicaments critiques en France, en s’appuyant sur l’établissement pharmaceutique ( EP) de l’Agence Générale des Équipements et Produits de Santé (AGEPS) de l’AP-HP. En effet, durant la pandémie, l’EP a produit 400 000 unités de Cisatracurium pour faire face à la pénurie de curare. Malheureusement, son directeur nous annonçait la suppression progressive de 40 à 50 ETP sur un effectif de 120 personnes, alors que la moitié de la production a été externalisée depuis 2018. Cette décision prise par l’ancien directeur de l’APHP, Martin Hirsch, est lourde de conséquences, puisqu’elle a fait perdre une partie des missions et des compétences de l’AGEPS au profit du privé. Ce sont, ainsi, près de 80 millions d’euros par an qui sont accaparés par l’industrie pharmaceutique française sur la base des produits de l’AP-HP qui ne reçoit en échange qu’une redevance de 15 millions d’euros (soit un manque à gagner de 65 millions). Autant de raisons pour lesquelles nous recommandons l’arrêt immédiat du démantèlement de l’AGEPS.
En résumé, notre rapport a démontré combien il était impératif de refonder la politique du médicament et d’assurer un pilotage politique, ce qui passe notamment par la création d’un secrétariat général du médicament sous l’autorité de la ou du Premier Ministre.
Il a également démontré la nécessité d’une intervention publique face aux pénuries et aux choix des industriels pharmaceutiques, ainsi que d’une indispensable coopération et coordination européennes. La reconstruction de capacités de production en France et la sécurisation de l’approvisionnement en médicaments sont un enjeu réel de souveraineté sanitaire, en lien direct avec l’accès au soin des Françaises et des Français et la pérennité du système de protection sociale.
Le médicament, bien commun de l’Humanité doit être sorti de la loi du marché. Cette commission d’enquête pluraliste est un point d’appui, un tremplin pour faire avancer des propositions en rupture avec les choix passés et actuels