L’auteur évoque ici la souffrance des migrants dont l’absence de domicile et d’identité est absente. Il fait alors le lien avec les troubles psychiques qu’ils peuvent avoir et il dénonce le manque de moyens pour leur prise en charge.
Abstract :
The author evokes here the suffering of migrants whose absence of home and identity is absent. He then makes the link with the mental disorders they may have and he denounces the lack of means for their care.
Les phénomènes migratoires ne sont pas seulement des questions de « flux ». Ils doivent aussi être abordés comme autant de problèmes vécus par les personnes concernées. Rupture irréversible dans la biographie individuelle, le déracinement est porteur de risques majeurs, psychiques et comportementaux. Seule une volonté politique et humaine de prise en charge individualisée, assortie des moyens nécessaires, peut permettre les reconstructions indispensables.
Être, c’est avoir le nom et le domicile
Au romantisme un peu naïf qui, à la suite notamment de Jean-Jacques Rousseau, valorise la flânerie voire le vagabondage, il y a lieu d’opposer la réalité des faits. L’errance, ce n’est pas le voyage, le décloisonnement, la découverte des autres, la liberté. C’est même tout le contraire : la réduction au « chacun pour soi », la confrontation à des interdictions et à des restrictions de tous ordres, l’incompréhension, voire la stigmatisation et le rejet.
Le traumatisme initial subi dans le pays d’origine est souvent considérable : misère, oppression patriarcale, violence de l’islam intégriste, mariages forcés, tribalisme, guerres, sécheresses dues au dérèglement climatique… Traumatisme initial souvent aggravé par les désorganisations qu’il entraîne dans les structures familiales et sociales traditionnelles. Autre aggravation : le voyage lui-même, forcément dépersonnalisant, car il ne s’agit pas du libre achat d’un service, mais de se confier « corps et biens », comme une marchandise ou comme un objet qu’on transporte, à un « passeur » qui impose unilatéralement ses conditions. Le parcours migratoire est souvent l’occasion de violences et notamment de violences sexuelles subies par des femmes déjà très vulnérables et fragilisées. Cela est vrai tout particulièrement de femmes originaires de l’Afrique subsahariennes ayant transité par la Lybie.
A ces conditions dramatiques s’ajoute, pour les nombreux migrants déboutés du droit d’asile au nom des accords dits « de Dublin », une errance forcée entre divers pays d’Europe et une attente obligée de plusieurs mois, voire davantage, avant que leur demande soit examinée en France. Un vide administratif qui finit par engendrer un processus de dépersonnalisation. Pour le philosophe matérialiste, l’exil est une contre-épreuve : « Ne rien avoir, c’est ne rien être », disait Feuerbach. Ne pas avoir de papiers, de statut, de domicile, c’est ne rien avoir du tout. Ne pas avoir de papiers d’identité, c’est ne pas avoir d’identité.
Vivre, ce n’est pas survivre. Vivre, c’est être autre chose qu’un numéro. Toute existence humaine est un cas particulier. Vivre, c’est se situer par rapport à des lieux, à des dates, c’est avoir un nom, un âge, une mémoire, un domicile. Trop souvent, et de manière toute extérieure, certains dénoncent les « fichages » voire les « flicages », ces réseaux serrés dans lesquels nous serions pris et repérables par les diverses administrations étatiques. Mais à ce compte, autant dénoncer le droit, qui donne à tous les moments et lieux de la vie une qualification juridique, favorisant par là-même le vivre ensemble. Car ce qui menace les migrants et leur santé, physique et mentale, c’est justement le non-droit. On a à juste titre employé des mots forts tels que « jungle » pour qualifier ces endroits d’où la République et ses services se sont retirés. Des « zones d’indistinction » (étymologiquement, une zone, c’est la ceinture floue d’une cité, ce qui l’entoure voire l’enserre, mais sans en faire partie). Pour exister, il faut être reconnu, distinct, et distinguable, identifié et identifiable, localisé enfin.
Une prise en charge inefficace faute de moyens
Contrairement à d’autres pays de l’Union Européenne, la France a acquis depuis une vingtaine d’années une certaine expérience dans la prise en charge de la santé des migrants. Mais l’afflux constant et l’accroissement du nombre des urgences ne fait que souligner, de façon cruelle, le manque de moyens dont dispose la psychiatrie dans notre pays. Le professionnalisme et le dévouement des personnels soignants n’est pas en cause. Mais le fait est qu’au-delà des cas les plus graves et les plus spectaculaires (dont la prise en charge effective se heurte au manque de lits d’hospitalisation), la souffrance psychique et psychologique n’est pas toujours facile à discerner. Elle est souvent intériorisée, notamment chez les femmes, et la maladie mentale avance à bas bruit. A quoi s’ajoute, dans la grande majorité des cas, l’obstacle de la langue. Peu de structures disposent d’interprètes. Les migrants en situation régulière peuvent s’ils le souhaitent bénéficier d’un autotest de santé mentale rédigé en 36 langues : de quoi repérer quelques cas, tout au plus.
Surtout, comme le notent nombre de soignants, il est très difficile d’engager une thérapie avec des patients en précarité économique, administrative, affective, en attente d’une stabilisation personnelle et professionnelle. L’urgence du quotidien l’emporte sur toutes les autres : il faut se nourrir, trouver un logement, un travail… Certes, la simple disponibilité, l’écoute bienveillante, l’empathie sont en elles-mêmes une aide considérable et absolument nécessaire. Mais il faut construire sur le long terme.
De fait, à Paris, le centre Primo Levi par exemple reçoit chaque année plusieurs centaines de demandeurs d’asile en recherche de soutiens juridiques et psychologiques, les deux dimensions étant étroitement imbriquées. Une demande qu’il n’a pas les moyens de gérer sans des délais qui peuvent être considérables.
Il n’est pas dès lors surprenant qu’un grand nombre de migrants déboutés du droit d’asile ou en précarité administrative aillent grossir le nombre des SDF, dont 30% environ, selon les statistiques officielles, souffraient de troubles psychiques sévères, souvent aggravés par l’alcoolisme et autres addictions.
Il apparaît en définitive que les problèmes posés par la prise en charge de la santé mentale des migrants sont le révélateur des carences globales de nos politiques publiques en matière de santé. Les méthodes de prise en charge sont pour l’essentiel connues et efficaces pour peu qu’on donne aux personnels de santé les structures et les financements permettant de les appliquer dans la continuité d’un réel parcours de soins, et cela d’autant mieux que, très majoritairement, les personnes concernées sont en demande de prise en charge et d’écoute. Ce sont les moyens qui manquent : personnels formés, structures d’accueil adaptées, perspectives de scolarisation, d’emploi et de logement. Un coût certes, mais aussi un devoir et un investissement.