© Mali Desha (unsplash)

Quand la mère providence supplée à l’Etat social.

Une perspective sur la GPA.

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La GPA (Gestation pour autrui) est une pratique qui met en danger la santé, la vie et les droits des femmes. Les risques qu’elle comporte sont succinctement énoncés dans les contrats que la plupart des femmes qui deviennent mères porteuses signent. Pour tenter de comprendre pourquoi des femmes acceptent de prendre de tels risques, il faut observer que cette pratique se développe surtout dans des pays où l’Etat social est structurellement et volontairement faible. L’absence de socialisation des risques sociaux et la privatisation des services (santé, éducation, logement etc.) conduisent à l’individualisation de la protection, qui peut mobiliser la sphère la plus intime. Ainsi, confrontées à la rudesse d’un Etat ultralibéral, et cherchant à protéger leurs enfants, des mères envisagent ce que le patriarcat leur a toujours inculqué, à savoir le sacrifice personnel. Cette fois-ci, sur l’autel vorace du marché de la GPA.

Abstract :

Surrogacy is a practice that endangers the health, life and rights of women. The risks involved are succinctly spelled out in the contracts that most women who become surrogates sign. To try to understand why women agree to take such risks, it should be noted that this practice develops especially in countries where the social state is structurally and voluntarily weak. The lack of socialization of social risks and the privatization of services (health, education, housing, etc.) lead to the individualization of protection, which can mobilize the most intimate sphere. Thus, faced with the harshness of an ultra-liberal state, and seeking to protect their children, mothers consider what the patriarchy has always instilled in them, namely personal sacrifice. This time, on the voracious altar of the surrogacy market.

Une question sociétale

La connaissance commune de la pratique dite de gestation pour autrui (GPA) est informée, généralement, par la presse, à travers des situations individuelles présentées sous forme de narratifs émouvants, centrés sur le bonheur d’être parents, difficilement obtenu grâce à la GPA. Cette centration quasi exclusive sur les bénéficiaires présente l’expérience comme un choix strictement privé, rendu possible par l’intervention providentielle de la mère « porteuse ». Celle-ci, pour être indispensable, n’en est pas moins figée dans une représentation stéréotypée, dépeinte sous les traits sexistes de la femme naturellement altruiste, généreuse, aimant faire don de soi pour le bonheur des autres (le plus souvent, des inconnus). La perspective subjective de l’expérience individuelle contient deux biais significatifs et complémentaires : (a) elle valorise et renforce la représentation patriarcale de la mère, d’autant plus que les histoires médiatiques ne parlent d’elle que pour mieux mettre en lumière ceux à qui elle permet de devenir parents ; (b) elle limite la portée du processus à la sphère privée, faisant primer l’émotion suscitée au bénéfice des nouveaux parents, au détriment de toute tentative de questionner la transgression des droits humains (en particulier ceux des femmes et des enfants).

Or, la GPA ne relève pas seulement de la sphère privée. Les choix individuels sont inscrits dans le champ des possibles construits et rendus (in)accessibles par la société et le projet politique qui la mobilise. Pour comprendre l’ampleur de la tectonique sociétale engagée par la GPA, il est nécessaire de procéder à une analyse politique, distancée. Et comme les mères sont les actrices indispensables pour que cette pratique sociale perdure, les seules (parmi tous les acteurs impliqués) qui y risquent leur santé et leur vie, c’est sur elles que cette analyse se centre[1]. Observer les conditions de vie dans lesquelles les mères porteuses prennent leurs décisions, leurs alternatives et les conséquences de cette expérience sur leur vie, suppose de les situer dans la réalité complexe de leur société ; comprendre le projet collectif que celle-ci vise à réaliser et se préoccuper de l’intérêt que l’Etat manifeste (ou non), à leur égard en tant que femmes et mères. C’est la dimension sociale de l’Etat, et de l’action publique au sens large, qu’il est important de regarder, afin d’appréhender la volonté politique de rendre réelle l’égalité, et plus particulièrement l’égalité entre les femmes et les hommes. L’absence d’un tel objectif, ou l’engagement factice des pouvoirs publics à le réaliser, favorisent la persistance des inégalités patriarcales et le maintien des femmes dans des situations où la maternité est l’une des seules expériences à travers lesquelles elles peuvent agir et s’affirmer comme sujet. Or, il est bien connu que « La maternité continue de sanctionner financièrement les femmes : où que ce soit dans le monde, celles qui ont des enfants font davantage l’objet d’inégalités »[2]. Identifier et prendre en compte l’ambition égalitaire et l’efficacité de l’Etat social est déterminant pour saisir les conditions réelles dans lesquelles les mères choisissent et vivent la maternité ; conditions qui amènent certaines d’entre elles à devenir aussi mères porteuses.

Des mères qui acceptent de se sacrifier

Aborder la GPA dans une perspective centrée sur les mères donne à voir qu’il s’agit d’une pratique basée sur la violence à l’égard des femmes. Une violence qui est structurellement et délibérément invisibilisée, à travers sa banalisation et l’organisation institutionnelle de sa négation[3] (on refuse de voir et de parler de la violence intrinsèque à cette pratique, en prétextant que les femmes y consentent). Dans son Avis 126 sur les demandes sociétales de recours à l’assistance médicale à la procréation, le Comité consultatif national d’éthique a statué, à l’unanimité, que la GPA représente un cumul de violences faites aux femmes[4] : des violences économiques, psychologiques, sociales. Une partie des actes médicaux effectués sur le corps de la mère porteuse sont des violences médicales et obstétricales.

C’est ce que l’on peut déduire aussi en parcourant un contrat dûment rédigé par des avocats américains[5] ; ce document mentionne les traitements hormonaux lourds, ainsi que les différents médicaments que les femmes doivent prendre pour favoriser l’insémination et la grossesse (dont l’Oestradiol). On peut parler de violences dans la mesure où ces actes sont souvent intrusifs et surtout non-nécessaires (comme des échographies vaginales effectuées à la demande des personnes commanditaires), qu’ils sont effectués sur une femme en bonne santé, et qu’ils lui infligent de la peine et des souffrances (« pain and suffering »). Les risques médicaux importants de la grossesse GPA sont mentionnés aussi par une mère porteuse américaine[6] qui évoque (de manière positive) son expérience, tout en mentionnant les précautions juridiques prises à travers le contrat et visant les risques encourus (par la mère) : perte d’utérus, perte d’une partie des organes, recours à un dispositif de maintien en vie, décès. En effet, le contrat énumère globalement ces risques, et prévoit même le forfait de dédommagement en cas de perte d’organes (aux États-Unis, pour la perte de l’utérus la femme peut recevoir 5000$, et pour une hystérectomie partielle, 2500$).

Les grossesses GPA exposent les mères à des risques plus importants pour leur santé que les grossesses normales. Une étude très récente menée aux États-Unis auprès de 96 femmes[7], qui compare leurs grossesses ordinaires avec celles qu’elles ont vécues comme mères porteuses, montre que celles-ci génèrent trois fois plus de risque de subir une césarienne, cinq fois plus de risque d’accoucher avant terme, et des risques significativement plus élevés de faire une dépression post-partum. Ces résultats confirment le constat d’une étude antérieure, menée auprès de 124 femmes américaines dans une même optique comparative (près de 500 grossesses au total), et qui montre que les accouchements GPA enregistrent plus de complications obstétricales, comme le diabète gestationnel, l’hypertension, l’amniocentèse, placenta prævia, l’administration d’antibiotiques pendant le travail et la césarienne[8].

Cependant, ces risques sont connus et mentionnés, même s’ils ne sont pas toujours pleinement compris, ni explicités, et selon leur niveau d’éducation, leur expérience de vie, le contexte dans lequel elles vivent, les femmes ne peuvent pas toujours formuler, ni même envisager, les questions à poser pour s’informer (qu’elles soient américaines ou indiennes ou ukrainiennes, de nombreuses mères affirment, a posteriori, ne pas avoir eu suffisamment d’informations claires et complètes sur les risques qu’elles ont pris). Mais, même dans ces conditions, elles acceptent de prendre ces risques. Dans les explications qu’elles donnent quant à leurs motivations, l’aspect central est le fait qu’elles ont des enfants.

Les femmes qui deviennent mères porteuses sont toutes mères. Elles ont, toutes, au moins un enfant, et souvent plusieurs. Ceci est d’ailleurs la première condition que l’on doit remplir pour devenir mère porteuse : avoir déjà mis au monde un enfant vivant, et avoir porté une grossesse naturelle et sans complications. C’est en raison de cette qualité de mère, présente dans la vie de ses enfants, soucieuse de leur santé et de leur avenir, que les femmes sont visées par l’industrie de GPA. La maternité est leur première caractéristique commune. A laquelle s’ajoute l’expérience des inégalités sociales et économiques (souvent, aussi, culturelles, raciales ou ethniques, administratives).

Les mères « porteuses » sont toujours en position d’infériorité sociale et économique par rapport aux personnes commanditaires, y compris dans les pays où la pratique est légale sous une forme considérée comme altruiste (formule censée exclure le risque d’exploitation). Deux exemples : en Australie[9], pays où la pratique commerciale est interdite et où les mères porteuses sont des sœurs, belles-sœurs, mères ou encore amies proches des futurs parents, elles sont aussi dans une relation d’infériorité par rapport à eux, quant à leur niveau d’étude, situation professionnelle, et quartier d’habitation ; en Grèce, les mères porteuses sont dans leur grande majorité des femmes immigrées, avec des statuts administratifs et professionnels précaires.

L’argument régulièrement invoqué en faveur de la GPA consiste à la présenter comme une manifestation de l’autonomie des femmes et comme une chance d’empowerment que leur permet(trait) le fait d’agir, de leur plein gré, comme mères porteuses, d’une part parce qu’elles exercent ainsi leur liberté d’action, et d’autre part parce qu’elles acquièrent ainsi des ressources financières.

Pour ce qui concerne la liberté d’action, elle dépend toujours de la nature des actions envisageables ; disposer de la possibilité d’agir, voire de choisir, ne signifie pas nécessairement être libre, lorsque les alternatives du choix sont en elles-mêmes une forme de sujétion. Par exemple, certaines femmes indiennes ont eu la possibilité de ne plus travailler dans l’industrie textile[10], dans des conditions néfastes pour leur santé et pour leur sécurité (les contremaîtres les agressaient, pour les décourager d’aller aux toilettes), tout en étant très mal payées. Elles ont pu choisir de devenir mères porteuses et gagner ainsi en un an l’équivalent de plusieurs années de salaire ; mais elles exposaient également leur santé, leur sécurité et leur vie[11].  Si l’on considère, avec les chercheuses Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen[12], que l’autonomie économique des femmes consiste en « leur capacité à pourvoir elles-mêmes à leurs besoins ainsi qu’à ceux des personnes dont elles ont la charge, et à décider de la meilleure façon d’y parvenir, que cela soit à travers le salariat, l’autosuffisance ou toute autre forme d’organisation individuelle ou collective. », et que l’empowerment est « le processus par lequel une personne ou une collectivité se libère, s’affranchit d’une situation de sujétion ou de dépendance, acquiert plus de pouvoir, notamment grâce à une évolution des conditions sociales, économiques, culturelles… », on observe que les femmes indiennes qui sont devenues mères porteuses ont pu obtenir, en le faisant, des moyens financiers, mais non changer les conditions qui les y ont conduites. Être mère porteuse permet de gagner plus d’argent qu’un emploi non qualifié mal payé, mais pas de s’émanciper d’une situation de sujétion, qui dépend fondamentalement – surtout pour les mères – des choix politiques de la société et, in fine, de l’action de l’Etat social.

Des systèmes de protection sociale déficients

Les femmes qui risquent leur santé et leur vie pour devenir mères porteuses vivent, dans leur très grande majorité, dans des pays où l’Etat social est, intentionnellement, faible voire indigent. La pratique a débuté et s’est beaucoup développée aux États-Unis, elle a été très intense en Inde pendant une décennie (où la législation est à présent plus restrictive), est toujours en expansion en Ukraine, en Russie, en Géorgie, en Grèce ; et commence à s’implanter dans des pays d’Afrique et d’Amérique latine[13]. Dans chacun de ces pays, la présence et l’intensité de l’action de l’Etat social sont faibles, voire factices, malgré des projets démocratiques historiques ou récents et fortement clamés.

L’Etat social est l’organisation politique apparue à la fin du XIXe siècle qui structure la solidarité sous forme de partage et redistribution des ressources, afin de permettre aux plus démunis de vivre dignement lorsqu’ils et elles n’ont pas accès à des revenus propres, obtenus par le travail. Christophe Ramaux propose de prendre en considération quatre piliers[14]qui, ensemble, le composent, à savoir : la protection sociale, les services publics, le droit du travail et les politiques macroéconomiques de soutien à l’emploi. Il apprécie que l’État social est présent dans quasiment tous les pays, mais que son champ d’intervention varie d’un pays à l’autre, selon les choix politiques et le projet politique collectif. Le fondement de l’État social est démocratique, et l’objectif de son action est de rendre possible l’égalité des citoyens qui sont, aussi, des acteurs du capitalisme et de ses marchés. La nécessaire articulation entre liberté et égalité constitue le curseur avec lequel on mesure l’action de l’État social. Et, comme le montrait Colette Bec[15], « La prise en compte des principes démocratiques dans la définition du projet collectif se traduit par la priorité donnée à l’égalité comme condition de la liberté. En effet, laisser jouer la liberté du marché sans se préoccuper des conditions réelles d’existence de la liberté des contractants les plus faibles, c’est permettre l’accroissement et l’exploitation des inégalités pouvant déboucher sur des situations d’asservissement […] ».

Les droits des femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes relèvent éminemment de l’action publique, donc, aussi, de la volonté de l’Etat d’intervenir pour les garantir. Les politiques sociales, les services publics (notamment l’éducation, la santé, le logement, les transports) ou encore le droit du travail sont essentiels pour créer des conditions politiques et matérielles d’égalité (même si les cultures liées à la maternité et à la famille, propres au pays et aux catégories sociales, voire raciales et ethniques, jouent aussi un rôle important). Les inégalités de salaire existent, partout dans le monde, aussi bien entre les femmes et les hommes, au détriment systématique des femmes, qu’entre les mères et les femmes sans enfants, au détriment des mères, comme le montrent des recherches récentes sur l’écart salarial en lien avec la maternité[16]. Pour les femmes qui ont des enfants, l’existence de politiques publiques favorisant l’harmonisation vie familiale – vie professionnelle est cruciale pour qu’elles puissent (re)travailler tout en ayant une vie de famille ; et lorsque ces politiques sont absentes, ou lorsque les services à destination des familles sont laissés délibérément au marché (notamment les services pour la petite enfance ou pour les soins et l’accompagnement des personnes dépendantes), celles qui en sont les plus touchées, sont les mères. Ce type de situation est présent dans les pays où la GPA est le plus pratiquée.

Aux États-Unis, l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas garantie par la constitution (à la différence du port d’armes, qui l’est). Le pays qui impose son modèle d’instrumentalisation des femmes au profit d’un marché qui ne cesse de se développer, est un pays qui ne garantit pas constitutionnellement l’égalité femmes-hommes. De manière générale, les politiques sociales et familiales sont peu développées aux États-Unis, tout comme en Inde et en Ukraine ; la conciliation travail-famille n’est pas une préoccupation politique des législateurs américains, comme le montre Caitlyn Collins dans une enquête ethnographique comparative très documentée[17] ; des traditions patriarcales fortes imprègnent les comportements des décideurs, qu’ils soient politiques, patrons ou responsables RH. L’absence d’État social en Ukraine relève du constat, surtout quand on connaît les mesures imposées par la Banque mondiale après les années 1990 aux pays ex-communistes. Pour les mères qui vivent dans ces pays, et qui choisissent de porter des grossesses GPA, la motivation par l’argent est transparente ; en très grande majorité, même si elles mettent en avant leur désir d’aider les autres, elles disent que l’argent ainsi gagné servira pour les études des enfants (études dont le coût ne cesse d’augmenter), pour payer des dettes familiales ou des soins vitaux à des proches, pour acheter un logement.

L’État social protège, et lorsqu’il met en place des actions volontaires en faveur de l’égalité femmes-hommes et des politiques favorables à l’articulation travail-famille, le marché GPA ne trouve pas de place, comme on le voit dans la majorité des pays européens, qui l’interdisent explicitement (France, Italie, Espagne, Allemagne, Autriche, Suède). La situation dans les pays qui pratiquent la GPA dite altruiste et où l’État social est présent, à savoir le Canada et la Grande-Bretagne, confirme que lorsqu’il y a un système de protection sociale, peu de femmes deviennent mères porteuses. Les deux pays cherchent actuellement à modifier leurs législations respectives afin de légaliser la GPA commerciale, constatant qu’il n’y a pas assez de femmes pour répondre à la demande. En même temps, des clients canadiens et britanniques se rendent en Ukraine (en temps de guerre !)[18], pour y trouver des femmes disposées à mettre au monde des enfants contre de l’argent. Et ils en trouvent.

Ces femmes sont des mères providence. Les mères qui, en l’absence de services publics, en l’absence d’un État social qui soutienne les femmes et les mères, en l’absence de ressources suffisantes accessibles sur un marché du travail qui leur est défavorable, sont celles qui vont trouver en elles-mêmes ces ressources. Ces mères incarnent la solution providentielle pour leurs enfants et leurs familles, lorsque les pouvoirs publics se désintéressent des conditions concrètes d’égalité entre leurs citoyens. La subsistance au quotidien, les études de demain, le paiement d’un traitement vital mais inaccessible ou d’une dette insurmontable, ce sont elles qui les assurent, en devenant mères porteuses. Les dirigeants politiques ultra-libéraux s’empressent de garantir l’enrichissement du marché de GPA, sachant que s’ils ne font rien, si l’État social reste absent, les mères providence y suppléent. Au prix de leur santé et de leur vie, comme depuis toujours dans le patriarcat.