L’auteur, à partir de l’exemple de l’Afrique du Sud montre de façon détaillée comment les laboratoires bloquent les transferts de connaissance de façon à ce que les pays africains soient gênés dans la fabrication des vaccins ARNm même s’ils ont la capacité technologique de les produire.
Abstract :
The author, using the example of South Africa, shows in detail how laboratories block knowledge transfers so that African countries are hampered in the manufacture of mRNA vaccines even if they have the technological capacity to produce them.
Je voudrais centrer mon propos sur le conflit qui est manifeste entre les demandes de transfert de technologie qui émanent de nombreux laboratoires pour accueillir des productions des vaccins anti-covid, dans les pays du nord et du sud, et les monopoles des laboratoires qui détiennent les droits intellectuels sur les vaccins, à la fois sur les brevets, les secrets industriels et sur les données des essais cliniques nécessaires pour obtenir l’enregistrement de ces vaccins.
En avril dernier, l’OMS a lancé une initiative visant la création de plateformes à ARNm dans les différentes régions du monde dans le but à la fois d’augmenter la capacité de production des vaccins et aussi de mieux la répartir afin que chaque région soit en mesure de répondre à ses besoins sanitaires et aux cycles de la pandémie. Cette action part du constat, déjà observé pendant les pandémies de grippe des années 2005 et 2009, que les pays en développement ne peuvent pas accéder ou avec retard aux vaccins principalement produits au nord, dès lors qu’ils sont en concurrence avec les pays à hauts revenus pour les contrats de précommande des vaccins. Il s’agit aussi de dépasser les restrictions d’importations imposées par tel ou tel pays contraint dans l’urgence à privilégier la protection de sa population (par exemple lorsque l’Inde confronté à une vague de covid au printemps dernier a interrompu les livraisons du Serum Institute of India vers l’Afrique via le mécanisme Covax).
En juin 2021, quelques mois après le lancement de l’initiative, l’OMS avait reçu 19 demandes de transfert émanant des différentes régions du monde. Le premier accord d’installation d’une plateforme ARNm a été signé le 22 juin 2021 en Afrique du sud entre l’OMS, le Medicines Patent Pool, le Medical Research Council d’Afrique du sud, les Centres de Contrôle et de prévention des Maladies (CDC) en Afrique, et deux sociétés de biotechnologie, Afrigen Biologics and Vaccines et Biovac. Afrigen sera le développeur de la technologie aux standards internationaux et le centre de formation pour les autres firmes susceptibles de produire le vaccin ; Biovac sera le premier fabricant pour produire à grande échelle le vaccin pour la région. Lors de la signature, le président d’Afrique du sud insista sur l’importance d’une production locale : « L’Afrique a maintenant compris que les doses ne viendraient jamais d’ailleurs à temps, pour sauver des vies. » Biovac est une firme de vaccin créée en 2013 à l’initiative du gouvernement d’Afrique du sud pour relancer la production vaccinale dans le pays. Afrigen fut créé en 2014 par un joint-venture entre l’Industrial Development Corp. du gouvernement sud-africain et une organisation non-profitable des États-Unis dans le but de produire un vaccin contre la tuberculose. Aujourd’hui, Afrigen est une compagnie mixte public/privé. Les deux sociétés sont donc nées de l’initiative du gouvernement sud-africain pour couvrir ses besoins en immunisation de la population. Elles disposent d’installations nouvelles biens équipées et d’un environnement scientifique étendu.
Pour développer ce projet, Moderna a été sollicitée par l’OMS mais sans succès : «The talks have not yielded any results,” Martin Friede, WHO Initiative for Vaccine Research coordinator» (Reuters, 14 septembre 2021). Si bien que l’OMS et le MPP ont décidé de copier la technologie Moderna en Afrique du sud, sans la contribution du détenteur des brevets et savoir-faire. Martin Friede de l’OMS et Marie Paule Kieny présidente du MPP ont explicité le choix du vaccin Moderna par l’abondance de l’information disponible et par le fait que la firme avait annoncé en 2020 qu’elle ne ferait pas valoir ses brevets face à des tiers le temps de la pandémie. Toutefois, en l’absence d’échanges directs avec le détenteur de la technologie, la duplication du vaccin prendra plus de temps : 18 à 24 mois au lieu de 9 à 12 mois. Les chercheurs sud-africains se heurtent en effet au manque d’informations contenues dans les brevets pour préparer le vaccin. Si les textes des brevets sont dans le domaine public, ils sont rédigés de telle manière à ne pas donner toutes les informations utiles aux chercheurs et ingénieurs qui s’attachent à répliquer la technologie : « le brevet de Moderna est rédigé de manière très prudente et intelligente pour ne pas tout divulguer » confie la responsable d’Afrigen, Petro Terblanche. S’il est possible d’identifier les équipements et les ingrédients nécessaires à partir du brevet, celui-ci ne livre pas les concentrations exactes, si bien qu’il faut faire de multiples tests. Une des difficultés les plus difficiles à résoudre réside dans la reproduction de l’enveloppe lipidique qui enveloppe la molécule d’ADN et lui donne sa stabilité. Ces difficultés de reproduction d’une technologie à partir d’un brevet ne sont pas inédites : je l’ai constaté auprès des chimistes brésiliens qui reproduisaient les antirétroviraux au début des années 2000. Les biologistes d’Afrigen sont confrontés aux mêmes difficultés, quand bien même ils apprennent beaucoup de ce travail de copie.
Le responsable du transfert d’Afrigen indique que la coopération de Moderna permettrait de réduire le temps de production du vaccin par deux. Il faudra aussi effectuer les essais cliniques pour mettre le vaccin sur le marché, ce qui est actuellement prévu seulement pour 2024. Et Moderna sera en droit de demander des royalties dès qu’elle estimera que le temps de la pandémie est passé. On voit ici clairement la difficulté et la précarité de la duplication de ces technologies sans la suspension des droits intellectuels qui pèsent sur eux. Or les délais de dissémination de la production dans toutes les régions du monde ont un coût énorme pour la santé publique, également en termes d’économie morale relativement aux victimes de la covid 19, et rendent plus incertains le contrôle de la pandémie avec l’émergence de nouveaux variants, comme celui identifié à la fin de ce mois de novembre 2021 en Afrique du sud.
Il est objecté que la suspension des droits intellectuels ne permettrait pas de contraindre les détenteurs de la technologie à la transférer effectivement. Je rappelle la déclaration de la banque Morgan, actionnaire de Moderna : « Les analystes de Morgan Stanley ont déclaré qu’ils “ne voyaient pas d’implications pratiques significatives” à la renonciation à la propriété intellectuelle, car ils pensaient que l’Organisation mondiale du commerce n’avait pas le pouvoir de forcer Moderna à enseigner aux autres fabricants comment fabriquer le vaccin » (Financial Times, 6 mai 2021).
Il faut rappeler que les accords sur les aspects de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) contiennent un article relatif aux « renseignements non divulgués » et prévoient que le secret peut être levé «si cela est nécessaire pour protéger le public » (article 39). Toutefois, compte tenu des intérêts économique en jeu, il apparaît que la volonté politique doit aider le droit à s’accomplir. Les gouvernements pourraient inscrire une obligation de transfert de technologie et de partage des savoir-faire dans les contrats de pré-achat qu’ils négocient avec les laboratoires : le marché des vaccins est essentiellement fondé sur les achats des gouvernements et les contrats publics peuvent être un puissant instrument d’action. C’était une des pistes recommandées dans une expertise sur les contrats de l’UE demandée par le groupe de la gauche au Parlement européen[1]. Le 12 octobre dernier, plusieurs parlementaires démocrates aux États-Unis ont proposé que l’administration Biden utilise les contrats passés par l’Autorité pour la Recherche et le Développement Avancés -BARDA- avec Moderna (qui a reçu $1 Md de subventions de R&D en 2020) pour l’obliger à divulguer ses procédés de fabrication à l’agence de recherche ; ils pressent également l’administration Biden de coopérer avec l’OMS pour transférer les technologies vaccinales dans les PVD[2].
L’Union européenne, plutôt que de bloquer le processus de suspension des droits intellectuels sur les technologies covid initié par l’Inde et l’Afrique du sud, devrait agir pour favoriser l’émergence de cette nouvelle géopolitique des vaccins et médicaments, fondée sur la dissémination des productions locales, les coopérations technologiques et médicales, le partage des savoirs, l’autonomie des États et des régions du monde, plutôt que la domination, via l’accaparement par des monopoles, d’un côté, via les dons qui tendent à obliger ceux qui les reçoivent, d’un côté, d’un autre côté.
Le 26 novembre 2021, à l’annonce de l’arrivée d’un nouveau variant classé « préoccupant » par l’OMS, le président des États-Unis a appelé une nouvelle fois à suspendre les droits intellectuels sur les vaccins pour aboutir une répartition de la production dans le monde : « … je demande aux nations qui se réuniront la semaine prochaine pour la réunion ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce de relever le défi lancé par les États-Unis de renoncer aux protections de la propriété intellectuelle pour les vaccins COVID, afin que ces vaccins puissent être fabriqués dans le monde entier. J’ai soutenu cette position en avril ; les nouvelles d’aujourd’hui réitèrent l’importance d’agir rapidement dans ce domaine »[3].