Dans un commentaire sur l’entretien avec Angus Deaton qu’Antoine Reverchon rapporte dans le journal Le Monde du 13 03 2021 qui étudie le recul de l’espérance de vie d’une catégorie bien précise de la population américaine: les blancs non hispaniques, Omar Brixi observe que cette observation n’est pas nouvelle. Il pense que c’est la nature des facteurs, leur étendue et leurs interactions qui élargit l’analyse proposée par ces auteurs, et surtout que c’est aussi le mode de régulation du capitalisme qui mérite débat. Il retombe sur la question de fond: réguler, humaniser, contrôler le développement capitaliste ou le dépasser?
Abstract:
In a commentary on the interview with Angus Deaton that Antoine Reverchon reports in the newspaper Le Monde of 03 13 2021 which studies the decline in life expectancy of a very specific category of the American population: non-Hispanic whites, Omar Brixi observes that this observation is not new. He thinks that it is the nature of the factors, their extent and their interactions that broadens the analysis proposed by these authors, and above all that it is also the mode of regulation of capitalism that deserves debate. He falls back on the basic question: to regulate, humanize, control capitalist development or overcome it?
Anne Case et Angus Deaton, économistes et chercheurs en sciences sociales, aujourd’hui professeurs émérites de l’Université de Princeton, ont publié l’an dernier aux Etats Unis, un ouvrage qui résume et élargit leurs travaux[1].
En appui et au-delà des données statistiques, ils y analysent la tendance au recul de l’espérance de vie d’une catégorie bien précise de la population américaine : les blancs « non hispaniques » peu diplômés des États du Midwest et du Sud-Est des États-Unis.
En prolongement de l’entretien avec Angus Deaton qu’Antoine Reverchon rapporte dans le journal Le Monde du 13 03 2021[2], nous proposons, pour notre part, trois niveaux de commentaires :
- cette observation n’est pas nouvelle, tout comme les facteurs de risque mis en avant,
- c’est la nature des facteurs, leur étendue et leurs interactions qui élargit l’analyse proposée par ces auteurs,
- c’est aussi le mode de régulation du capitalisme, qu’ils dénoncent, qui mérite débat.
Cette observation n’est pas nouvelle
On savait depuis trente ans la surmortalité, la charge de morbidité ainsi que les causes qui ont plongé une bonne partie de la population afro-américaine dans la pauvreté, la maladie et la drogue. Le manque d’emplois stables et bien payés, les discriminations et les actes racistes et criminels, ont été pointés comme autant de causes. D’où l’explosion des taux de suicide, de décès par alcoolisme et par surdose de drogues et d’opiacés, dans ces catégories. Avec en conséquence, le recul de l’espérance de vie de ces populations. En 2014, l’espérance de vie des Noirs aux États-Unis était plus courte de quatre ans que celle des Blancs (de 75,6 ans contre 79 ans pour les Blancs).
Faut-il rappeler que de 1959 à 2014, l’espérance de vie des Américains était à la hausse, comme dans la plupart des pays occidentaux développés ? Sauf deux années de recul en 1962 et 1963, du fait de la grippe. L’année 1993 fut également catastrophique, suite à l’épidémie du virus du sida.
Depuis 2014 en revanche, stagnation et baisse de l’espérance de vie se manifestent dans le pays le plus riche et le plus puissant ! Et cette tendance se poursuit régulièrement.
- Un enfant né en 2015 aux États-Unis peut espérer vivre en moyenne jusqu’à 78,8 ans, une baisse de 0,1 an par rapport à 2014 (78,9) qui était un record, indiquent les statistiques des Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC)[3].
- L’étude, parue fin 2015, menée par l’Américain Angus Deaton, prix Nobel d’Economie, souligne une nouvelle catégorie: la mortalité chez les Américains blancs d’âge moyen, qui était en déclin depuis 1978, a recommencé à augmenter depuis quinze ans en raison des abus d’alcool, de drogues et des suicides, surtout chez les populations défavorisées.
On savait aussi la part et la responsabilité des ravages des opiacées aux USA du fait des surprescriptions, de leurs mésusages et détournement. Dès la fin des années 1990, les firmes pharmaceutiques encourageaient la prescription des molécules antidouleur en arguant du fait que leur usage n’entraînait pas de dépendance. Parmi ces drogues, les opiacés. Cette catégorie de stupéfiants comprend l’héroïne, mais aussi les anti-douleurs délivrés sur ordonnance. C’est le cas notamment du Fentanyl, une molécule 80 fois plus puissante que la morphine et surnommée par ses utilisateurs Drop Dead ou Lethal Injection… Certains vont même jusqu’à utiliser du Carfentanil, la version vétérinaire du Fentanyl, destinée aux grands animaux et donc autrement plus puissante.
Les conséquences à ce jour sont lourdes :
- Avec 90 décès par jour, les surdoses d’opiacés sont la première cause de mortalité accidentelle. En 2016, les drogues ont causé la mort de plus de 60 000 personnes[4].
- Ces substances psychoactives tuent plus que les armes à feu et les accidents de la route réunis. Un panel d’experts a osé une comparaison édifiante : les opiacés et l’héroïne engendrent l’équivalent d’un attentat du 11-Septembre toutes les trois semaines aux États-Unis. Selon les estimations des CDC, plus de onze millions d’Américains souffrent d’accoutumance aux opiacés obtenus sur prescription.
- En outre, cette crise a un coût. En 2015, la Maison Blanche l’a estimé à 504 millions de dollars, soit 3% du PIB.
- Cette toxicomanie a pris l’ampleur d’une épidémie au point de préoccuper profondément les autorités sanitaires états-uniennes[5]. L’utilisation des opioïdes depuis une dizaine d’années, a concerné plus de 2 millions de personnes dépendantes en 2018.
- Le 10 août 2017, l’état d’urgence nationale a été décrété par Donald Trump.
En réaction, de plus en plus de patients, leurs proches et des autorités ont mis en accusation devant la justice de nombreux médecins et des firmes pharmaceutiques pour avoir prescrit ou encouragé ces dangereux antalgiques sans que cela soit nécessaire. La ville de New York vient de porter plainte contre les laboratoires pharmaceutiques, comme d’autres États avant elle. Au point que même Donald Trump a été amené à exhorter les autorités sanitaires à engager des poursuites au niveau fédéral. Avant l’État de New York, plusieurs États américains ont déjà porté plainte contre des laboratoires pharmaceutiques, comme l’Ohio et le Mississippi. Ils sont accusés d’avoir minimisé les effets secondaires et les risques de dépendance. Le 23 janvier 2018, la ville de New York a annoncé qu’elle leur réclamait notamment “un demi-milliard de dollars” pour aider à financer la lutte contre cette épidémie Depuis, procès, tractations, indemnisations se sont multipliées révélant et l’ampleur des dégâts et surtout la responsabilité coupable des firmes.
Ce que Anne Case et Angus Deaton, rapportent dans leur récente publication, c’est la poursuite de ce recul de l’espérance de vie, cette fois ci, au sein des catégories de citoyens blancs paupérisés, peu instruits et socialement déclassées, particulièrement dans les anciens bassins d’emplois frappés par la mondialisation, l’automatisation et la désindustrialisation. Cette fameuse base sociale qui a porté Trump, tout comme il a su la mobiliser et la tromper !
Analysant les données nord-américaines, une équipe de chercheurs[6] ont mené en 2018 en France un travail d’analyse et de préconisations pour savoir quels enseignements faut-il tirer de la crise des opiacés aux Etats Unis. Travaillant à partir des bases de données épidémiologiques des organismes les plus concernés (OFDT, Inserm, Oppidum, Drames, U.TOPIA), ils débouchent sur des caractéristiques et des préconisations que nous reprenons littéralement :
- «La France est aujourd’hui un des pays d’Europe qui présente le plus haut taux d’usage à haut risque d’opiacés avec une prévalence de plus de 5/1000 habitants,
- Le mésusage des analgésiques opioïdes est en hausse, souvent après une primo-prescription dans le cadre de la gestion de la douleur,
- Les traitements de substitution aux opiacés (TSO) sont, quant à eux, de plus en plus prescrits, avec environ 150 000 bénéficiaires en 2016,
- Le nombre de surdose (OD) en France est relativement stable depuis 2013 et fait partie des plus faibles d’Europe. L’ANSM cherche à monter un plan de prévention des OD, en s’intéressant particulièrement au mésusage croissant des TSO.
- Les opioïdes licites hors TSO (sulfate de morphine, tramadol, codéine), sont également incriminés, concernant jusqu’à 12 % des décès répertoriés… ».
En conclusion, les auteurs en question renouvellent l’alerte sur le mésusage croissant tant des TSO que des analgésiques opioïdes. Une vigilance particulière s’impose sur la prise en charge de la douleur et sur les règles de prescription des médicaments opiacés. Ils soulignent les effets de la politique de réduction des risques et des dommages en France qui a fait et continue de faire ses preuves sur la réduction de la mortalité liée à l’usage des opiacés (antalgiques, TSO et drogues illicites).
La nature des facteurs pointés et leurs interactions élargit les analyses menées à ce jour
Ces deux auteurs décrivent le processus qu’ils appellent «l’effet de pauvreté» en montrant comment il touche toutes les sphères de la vie. Le travail, la famille, la vie sociale, affective, psychologique sont pointés et reliés contrairement aux analyses partielles ou partiales. Ils décrivent méthodiquement les processus qui mettent à nu les personnes et catégories, victimes des inégalités et privées de ce fait des moyens de se protéger des aléas de la vie. Cette capacité à relier les conditions de vie, de travail, les vécus et les dimensions psychoaffectives est assez rare pour être soulignée. Elle est liée à leur approche plus politique que seulement technique inspirée de telle ou telle discipline. Comme le souligne si bien Antoine Reverchon , ils renouent «avec la tradition de l’économie politique que les collègues d’Angus Deaton et Anne Case semblent avoir trop souvent oubliée au nom de la « science » économique» [Entretien et Commentaire, A Reverchon Le Monde 23 03 2021 ].
Le mode de régulation du capitalisme, l’enjeu et l’objet des débats et luttes en cours
Le monde découvre de plus en plus comment le capitalisme engendre des inégalités et des régressions. Aux États Unis comme ailleurs, en particulier dans les pays sous-développés ou émergents. La pandémie en cours et les crises qu’elle révèle ou engendre agit comme un accélérateur. La mondialisation néo libérale après avoir hissé une partie du monde vers plus d’échanges et d’accès aux biens de consommation marque ses limites et ses effets destructeurs des femmes et des hommes tout comme des écosystèmes et de la planète.
Les auteurs pointent à juste titre les liens incestueux entre les institutions et pouvoirs censés être au service de l’intérêt général et les tenants des gros intérêts privés. Dont les lobbys des grandes entreprises du secteur de la santé et des hôpitaux privés (big pharma and Co) et les corporations médicales diverses : «…ils ont fait du système de santé américain une pompe à richesse ruineuse pour le pays et pour sa classe moyenne…».
Les auteurs veulent croire qu’il suffirait d’une volonté politique (et judiciaire) pour mettre le holà à de telles dérives, à ce fonctionnement du capitalisme corrompu [selon A Deaton] et que ce dernier retrouve sa capacité à créer bien-être et progrès. Ont-ils oublié comme le pointe si justement A Reverchon « …que le mécanisme prédateur qu’ils décrivent trouve ses exactes répliques dans la finance, l’industrie pétrolière, la grande distribution… ».
En d’autres termes, est-ce un effet de secteurs qui auraient dégénéré ou de système ? Un effet d’un fonctionnement sauvage ou collatéral ou de nature ? En fait on retombe sur la question de fond, exacerbée et débattue à chaque crise : réguler, humaniser, contrôler le développement capitaliste ou le dépasser ? Plus facile à dire, à questionner qu’à définir ou surtout à en préciser les voies et moyens en ce vaste et petit monde. D’où l’impérieux débat et rapprochement dans tous les camps.