Toute l’histoire de la Santé n’est-elle pas en filigrane le récit des conflits, plus ou moins mystérieux entre les communautés humaines et leur environnement naturel? Soyons plus précis, les temps un peu éloignés du paléolithique étaient, semble-t’il, marqués par un rapport sinon de vénération animiste, disons d’accord de l’homme et de l’ensemble du monde vivant ou non, qui le nourrissait, apaisait sa soif, l’abritait et voilà près de 5000 siècles lui avait fait don du feu.
Nuls conflits? C’est peu probable. Carnassier, l’homme est chasseur et cueilleur. Il lui faut donner la mort aux animaux dont il va manger la chair fraiche. Mais les témoins encore récemment présents de ces temps lointains témoignent plutôt d’un réel respect dû à ces êtres qui courent, volent, nagent et parlent, à qui l’on prend la vie pour permettre la nôtre. D’ailleurs en nous donnant leur vie, ne nous donnent-ils pas leur force, leur agilité, disons simplement leur vitalité. Rien n’est simple, les humains doivent se déplacer afin de satisfaire leurs besoins. Ils meurent parfois du manque, des mille difficultés naturelles qu’ils apprennent à mieux connaitre, de la toxicité de certaines plantes, d’animaux qui ont faim… Sans doute recherchent-ils ce que nous nommons le bonheur, ils deviennent savants, artistes, mais jamais vraiment sédentaires.
Viennent d’importants bouleversements climatiques et la nécessité de profondes transformations de nos rapports au monde. Nous récoltons les semences des plantes et assurons leur développement. Nous voici donc cloués au sol, n’étant plus seulement cueilleurs, ni tout à fait chasseurs, par le lien nouveau fixant les animaux qui nous nourrissent, nous vêtent… Ainsi le néolithique va-t-il profondément transformer nos vies, en partie confinées (!), regroupées dans des gîtes collectifs ou séparés entrainant des promiscuités parfois insalubres.
Nous voici donc désormais malades des conditions nouvelles de nos vies.
Des médiateurs entre les dieux et les hommes sont sûrement nécessaires, ils sont aussi guérisseurs. Après des milliers d’années, dans un coin prospère de notre monde, l’Asie Mineure, au bord de la Méditerranée (Cnide et l’île de Cos) apparaissent, voilà vingt-cinq siècles dans une Grèce bouillonnante de savoir, des courants de pensées, libérant, du moins en partie, les soins des prières aux Dieux. Ils décrivent avec une grande précision les souffrances et les maux des humains. Hippocrate en particulier énonce les principes qui doivent régir les soins (Corpus Hippocratique). À ce titre il est considéré comme le fondateur de la médecine occidentale, la nouvelle médecine. La maladie n’est plus une malédiction, nous venant du ciel, mais un dysfonctionnement d’un corps maltraité par nous-mêmes, au fond, mais c’est peu dit et sans doute peu pensé, par les principes mêmes qui régissent les rapports sociaux de la Cité. Ce médecin philosophe tente de percevoir les associations des signes (symptômes) entre eux afin d’approcher au plus près du tableau clinique d’une maladie, de son évolution et de son pronostic. Mais il se heurte à l’interdit de la profanation des corps après la mort et n’a pas franchi les portes de la connaissance directe de l’invisible. Il l’estime inutile!
Et bien, les descendants des élèves d’Hippocrate vont franchir cette ultime étape à Alexandrie. Quelle que soit la rigueur scientifique de ces expérimentateurs exemplaires, quels que soient les bonds dans la connaissance, rendus possibles par ces pratiques, il s’agit bien de crimes commis sur des vivants. D’ailleurs, n’ont-ils pas été dénoncés par Celse, Galien, Tertullien, auteurs certes plus tardifs et romains. Rome va attendre quelques siècles pour adopter les conceptions grecques des maladies et de leur traitement: Les médecins s’instruisent à nos risques et périls; ils poursuivent leurs expériences grâce à des morts et c’est seulement chez le médecin que l’homicide est assuré de l’impunité totale. Bien plus, on transfère le blâme, on rejette la faute sur l’intempérance du malade et l’on va jusqu’à incriminer ceux qui ont succombé (Caton l’Ancien, 234-149 A.C.). L’art médical n’y a pas sa place, mais l’assistance à autrui sera conçue comme un devoir dicté par l’éthique sociale républicaine. Lointains prédécesseurs d’Ivan Illich, Caton et Pline déclarent que la médecine est incompatible avec la gravité romaine, le sérieux d’un peuple fort et, partant sain (Jean-Marie André, La médecine à Rome, Paris Tallandier, 2006). César va finalement rendre hommage à cette médecine, venue de Grèce. Nous achetons des médecins un bien inestimable, la vie et la santé. Que de services ils nous rendent! Quelle patience, quel courage, quel dévouement ne nous montrent-ils pas!, et Ovide chante leurs louanges (Les Métamorphoses, 15, Esculape). D’ailleurs l’Empire Romain va créer un corps de médecins publics salariés, bénéficiant de nombreux privilèges. Gallien (131-201) enseigne le dévouement, reprenant l’exemple de l’école de Cos: Tu soigneras les pauvres à Crannon, à Thosas et dans les autres cités.
Naissance de l’Hygiène Publique
Assèchement des marais, collecte des eaux usées, développement de l’hygiène corporelle et des espaces verts dans les villes, constituent bien de nécessaires progrès sanitaires. Marcus Varo (dit Varon), philosophe du IIe siècle A.C. et son œuvre principale De re rustica, ainsi que Lucius Columella (dit Columelle), agronome du IIe siècle sous Tibère et Claude, auteur de Res Rustica, ont sans doute contribué plus efficacement à l’amélioration de la santé de Rome que la médecine curative. Quoi qu’il en soit, les progrès médicaux ne semblent pas avoir modifié sensiblement l’espérance de vie dans la Rome républicaine et impériale, fondatrice d’une mégalopole fort agressive pour la santé de la grande majorité d’une population cosmopolite et soumise pour une part d’entre elle à l’esclavage et à la guerre. L’Empire va s’effondrer, faisant place à une civilisation en rupture d’avec cette prestigieuse période, par sa perspective eschatologique, mais le prolongeant à de nombreux égards, par nécessité. Il faut bien prendre à bras le corps l’organisation de cette nouvelle société. La santé n’est pas sa priorité. Dieu y pourvoit.
L’Hôtel-Dieu
Aux abords de l’hôpital de Césarée en Cappadoce, Grégoire de Naziane nous parle de ce lieu où la maladie est subie avec la sérénité qui vient de la sagesse. Là-bas le malheur est considéré comme une béatitude et la miséricorde est recherchée, mise à l’épreuve. La confusion théorisée du pauvre, du malade ou de l’infirme se poursuit durant tout le Moyen Âge. L’Hospitale, l’Hospice, l’Hôtel-Dieu, la Charité… deviennent maladrerie, léproserie ou lazaret pour assurer l’isolement des lépreux, l’exclusion dira Michel Foucault. Bien imprécisément, ils sont souvent considérés comme les ancêtres de ce que devraient être nos hôpitaux tels que les a définis Jacques-René Tenon en 1788. «On y est reçu à toute heure, sans exception d’âge, de sexe, de pays, de religion; les fiévreux, les blessés, les contagieux, les non-contagieux, les fous susceptibles de traitement, les femmes et les filles enceintes y sont admis: il est donc l’hôpital de l’homme nécessiteux et malade».
De nouveaux soignants, savants et jardiniers
Les hôpitaux médiévaux hébergent et nourrissent, bien sans doute, durant le premier millénaire. Quant aux soins du corps, ils se limitent à l’hygiène, aux pansements et à l’utilisation plus ou moins savante des plantes. En effet, le jardin médicinal constitue souvent une des richesses des couvents et de ces autres établissements destinés aux pauvres malades. Mais les entorses à la charité ne sont pas exceptionnelles. L’accueil des infirmes est remis en cause par la crainte de voir les hospices envahis par de faux infirmes et des pauvres abusant du soutien qu’ils reçoivent. En un mot, le maintien de l’ordre social tend à se substituer aux préceptes évangéliques. L’accueil des pèlerins et autres respectables voyageurs est après tout moins dangereux.
Cependant au XIIe siècle, l’ordre de Saint Lazare va se consacrer à l’accueil des lépreux dans environ 20000 maladreries en Europe. Elles regroupent sans doute près de 60000 d’entre eux. Ces maisons de charité autorisent parfois la participation des malades à des activités artisanales et aux pèlerinages… Et face à la condamnation à l’exclusion, il existe un recours judiciaire dont ne bénéficient sans doute guère les plus pauvres. La hantise de la propagation du mal ébranle la foi, l’espérance, mais aussi la charité. Jusqu’aux massacres des malades et des juifs, à l’occasion des terreurs de la peste.
Cette période invente une institution sanitaire nouvelle, l’hôpital.
Son objectif affiché est le soin aux plus faibles, comme le proclamait dix siècles plus tôt Socrate. Il ne s’agit plus seulement d’un édifice consacré à un Dieu où l’on attend les oracles annonçant le pronostic de l’affection ainsi que le traitement nécessaire à la guérison, mais bien d’un établissement où sont assurés l’hygiène du corps, une alimentation saine et des soins à base de plantes qu’ont appris à connaître les soignants. « Enfin si bas il chût, que déjà tout remède à le sauver paraissait impuissant », (Dante Alighieri, La divine comédie, Chant 30°). L’Europe découvre au XIVe siècle son extrême fragilité. La voici confrontée à une succession d’épidémies redoutables, imprévisibles et sans remède. Douter du savoir médical passe encore, il servait si peu les pauvres gens, mais découvrir accablé la fatuité de la parole de l’Église et pire la fréquente lâcheté de son clergé quand ce n’est pas sa cupidité, pousse aux imprécations les plus violentes.
La peste frappe aussi ceux qu’on aime.
Épidémies après épidémies, les médecins n’avancent que bien lentement dans la compréhension de ces tragédies et dans l’élaboration des moyens de s’y opposer. Cependant, on l’a vu, les sociétés s’organisent pour y faire face. Des quarantaines aux règlements municipaux, des mesures d’hygiène publique suscitant la transformation des rapports privés au corps, des soins du corps, aux politiques de santé des Etats eux-mêmes, les sociétés humaines en viendront à concevoir des objectifs sanitaires universels tant préventifs que curatifs, y compris nutritionnels et éducatifs. Cependant, les humains quels que soient les rapports qu’ils entretiennent avec le Ciel, n’ont sans doute jamais cessé de croire ou d’espérer bénéficier des soins. Ne l’ont-ils pas d’abord appris auprès de leurs enfants. Si Dieu les reprenait souvent, ils ne pouvaient vivre qu’en raison même de l’attention de leurs aînés. Avec ou sans l’aide de Dieu ou de ses médiateurs n’avait-on pas le pouvoir ou plus précisément le devoir d’aider à vivre ceux qui souffraient?
1789: La médecine, va changer de base! Il faut rêver pour vivre.
Une Nation qui vivrait sans guerre, sans passion violente, sans oisif, ne connaîtrait donc aucun de ces maux… Dans une cité enfin libre, il ne serait plus besoin d’académies ni d’hôpitaux. Ainsi le proclame certains cahiers de doléances. «Que nul ne pourra, tant dans les villes que la campagne, exercer la chirurgie et la médecine qu’après avoir travaillé au moins 2 ans sous un chirurgien ou médecin et fait, en outre, un cours de 3 années dans un hôpital.» Cahier de Beauvais. L’attention aux plus pauvres est sans cesse réclamée et des maisons de charité doivent être créées pour les accueillir, les nourrir, les vêtir et les soigner. Un grand débat s’ouvre alors sur l’organisation des soins. La Commission d’Enquête sur les hôpitaux en France et en Europe dirigée en 1786 par le chirurgien, Jacques-René Tenon avait souligné la gravité de leur situation, s’attardant sur le plus prestigieux d’entre eux : l’Hôtel-Dieu de Paris. Il souffrait des plus graves défauts : extrême vétusté, insalubrité chronique, source de mille maux pour celles et ceux qu’il accueillait. Pour ajouter au malheur, il aurait existé un véritable trafic d’aliments (Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Naître à l’hôpital au XIXe siècle, collection Modernités, Paris, Belin, 1999).
Les enfants de la Patrie.
Les préconisations de J.R. Tenon sont d’une grande pertinence et envisage y compris la construction d’une nouvelle maternité. Mieux même, un ensemble «mère-enfant» destiné à permettre le maintien des nourrissons trouvés ou abandonnés, près de leurs nourrices. Toutefois, alors que l’Hôtel-Dieu est fièrement nommé Grand hôpital de l’humanité, la fermeture des hôpitaux fait l’objet de vifs débats. Samuel Dupont de Nemours et Georges Cabanis (1757-1808), tous deux médecins, sont favorables à la fermeture des hôpitaux, sources de contagion, d’inhumaines promiscuités et de souffrances morales liées à l’isolement. A l’opposé, les soins donnés à domicile constituent une leçon vivante d’humanité. Quant aux malades indigents, chaque paroisse devrait créer une maison publique chargée de les accueillir et de les soigner.
L’Hôpital est-il un lieu de soins?
Une telle solution paraît une excellente alternative aux dangereuses maternités hospitalières. Mais ces propositions sont minoritaires. Beaucoup reconnaissent à la suite du rapport de Jacques-René Tenon les graves dangers des hôpitaux, mais ils soulignent leur intérêt comme lieu d’observation, de recherches et d’enseignement: le progrès et l’avancement de l’art de guérir dira Joseph-Marie Audin-Rouvière. On peut s’étonner qu’en 1823 il propose, le mode de vie rendant possible la médecine sans médecin. Des maisons d’accueil districales, à la disposition des femmes enceintes non mariées doivent permettre le suivi de la grossesse et de l’accouchement, assurer le gîte et le couvert, ainsi qu’une allocation d’allaitement dans le respect du secret de ces situations. La générosité de telles mesures est complétée par la loi du 11 mai 1794. En juillet, le patrimoine hospitalier est nationalisé. Il est prévu qu’il soit vendu afin d’assurer le financement de la mise en œuvre d’une autre conception des soins. Nous sommes à la veille du 9 Thermidor an II de la République (27 juillet 1794). Le Directoire ne poursuit pas cette politique sanitaire. Il donne aux vieux hôpitaux une personnalité juridique et une administration propre, placées sous la tutelle des municipalités et départements. Une commission administrative doit assurer leur gestion financière. Cependant, Jean-Antoine Chaptal chimiste et médecin, ministre de l’intérieur, sous le consulat réaffirmera en 1802 son attachement aux soins au sein de la famille. Le 27 novembre 1796, sont créés des Bureaux de bienfaisance communaux destinés aux secours portés aux indigents.
La faculté rouvre ses portes.
Félix Vicq d’Azur dénonce l’arrêt des cours à la Faculté de Médecine et les risques du développement de l’empirisme défendant un plan de constitution de la médecine en France. Ce projet ne sera mis en application qu’après Thermidor, en novembre 1794, par Antoine Fourcroy, médecin, élève de Vicq d’Azur et chimiste adepte de Lavoisier, député de la Convention et membre du Comité de Salut Public. Trois écoles de santé sont créées à Paris, Montpellier et Strasbourg. L’enseignement de la médecine et de la chirurgie y est unifié et associe théorie et pratique, assurée dans les hôpitaux au lit des malades.
«Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde». Préambule de la Déclaration universelle des droits humains, 1948.
Changer le monde.
Or le XVIIIe siècle, exubérant de savoir, a passé au crible de la critique philosophique, la pensée scientifique et bien sûr l’ambition de guérir ainsi que l’organisation des soins. Si la grande majorité de la population n’en tire guère bénéfice, tous ont sans doute le sentiment de la nécessité de secourir les malades et de la possibilité désormais de les guérir, en dépit d’un stoïcisme, souvent religieux, fort répandu. Toujours est-il que la foi dans la science ne s’est pas encore substituée à celle d’un mystérieux au-delà. Cependant, Auguste Comte, enfant du Directoire, va grandir. Les connaissances biologiques aussi. L’anatomie a livré l’essentiel de ses secrets et ses transformations pathologiques sont rattachées avec plus de précisions à leurs différentes expressions cliniques. Mais la compréhension des causes des maladies reste très imprécise. Après Thomas Sydenham, Hermann Boerhaave, Xavier Bichat, ce sont Armand Trousseau, René Laennec et bien d’autres qui vont affiner la perception de l’analyse des signes que les malades nous adressent. Mais on est toujours loin de guérir! Cependant, entre les mesures d’isolement visant à éviter la diffusion de quelques épidémies, on a découvert dès le XVIIIe siècle la prévention et le traitement de pathologies graves et fréquentes. Le Consulat fonde également une filière de formation hospitalière se voulant fondatrice d’une nouvelle conception médicale: l’externat et l’internat des hôpitaux. L’Empire multipliera les écoles de santé. C’est incontestablement une volonté sanitaire forte. Mais, que recouvre-t-elle?
Que deviennent les hôpitaux?
Reprenons l’histoire des hôpitaux, désormais lieux de traitements et non d’hospitalité. Tout d’abord les enfants. Hospitaliser un enfant paraissait jusque-là impensable tant le lien à sa famille semble vital. La mort d’un enfant aussi tragique soit-elle sur le plan affectif, véritable déchirement inacceptable, hors de raison, n’en est pas moins d’une sinistre banalité, comme nous le rappelle Michel Montaigne. On réalise mal aujourd’hui ce que de tels faits ont profondément marqué nos consciences, celles de nos aïeux bien sûr mais aussi les nôtres, à l’aube d’un millénaire gavé de savoirs et de prodiges techniques. Et bien, en 1802, est créé à Paris le premier Hôpital des enfants malades, comportant 400 lits à son ouverture et 700 à la fin du XIXe siècle. Il ouvre ses portes à ces petits à partir de l’âge de 2 ans et jusqu’à 15 ans. Comme en Grande-Bretagne, l’entassement et la misère urbaine, entrainait une mortalité infantile devenu inacceptable.
Faut-il hospitaliser les enfants?
Des hôpitaux pour enfants pauvres furent alors fondés. Mais c’est vers le soin à domicile et le dispensaire de pauvres que l’on va s’orienter sous l’impulsion de George Armstrong médecin écossais formé à Édimbourg et installé à Londres. Il s’oppose à l’hospitalisation des enfants. Nous y revoilà: un petit a besoin du regard, des caresses, de la voix de sa mère et des siens pour vivre. C’est une condition sine qua non! Bien sûr, il faut le soigner s’il est malade mais dans sa famille aussi pauvre soit-elle. Quant aux enfants trouvés, abandonnés, aux orphelins, il existait depuis des siècles dans toutes les grandes villes d’Europe des lieux d’accueil, les hospices ou dépôts (!), leur évitant de mourir dans la rue. Cependant beaucoup mourraient très rapidement. Le tiers, nous rappelle Marie-France Morel, dès les premiers jours dans le transport chez les nourrices, à la campagne.
Un hôpital modèle!
D’ailleurs si notre nouvel hôpital pédiatrique aux objectifs sanitaires et sociaux ambitieux, assure la permanence de soins avec ses nouveaux internes et externes, et possède ce que l’on nomme aujourd’hui un plateau technique complet de haut niveau, il est loin de répondre aux attentes de soins. Plus grave encore, c’est également un laboratoire de la science nouvelle à édifier mais aussi un haut lieu de contagiosité maintenant un taux de mortalité considérable s’élevant à 80% lors de certaines épidémies. Malgré cela cet établissement servira de modèle à toutes les grandes villes européennes.
Des hôpitaux pour les pauvres.
Durant cette période nos hôpitaux généraux deviennent-ils des établissements de soins? Oui, c’est incontestable, bien que destinés aux plus pauvres, et délivrant des soins souvent misérables. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la Santé reste toujours du domaine de compétences du Ministère de l’Intérieur jusqu’en 1920. Cela ne manque sans doute pas de sens! La maladie n’est-elle pas en effet la marque d’un désordre moral? Elle devient aussi un véritable désordre social lors des épidémies. Causes ou conséquences? En 1789, la population de Paris dispose de 5 hôpitaux généraux et de 3 hôpitaux spéciaux destinés en fait à la population la plus misérable. Ils sont 12 et 24 en 1885. La spécialisation se confirme: hôpitaux pour enfants, hôpitaux pour femmes, pour vieillards et pathologies spécifiques: dermatologie, maladies vénériennes, tuberculose…
De généreux pionniers.
Les malades contagieux sont isolés. Mais si le nombre de lits ne cesse de croître, c’est principalement en raison de l’extension de la pauvreté et de maladies infectieuses menaçantes pour la population générale: tuberculose, variole, choléra, maladies vénériennes, fièvres intestinales diverses. Les progrès thérapeutiques se font cruellement attendre. René Laennec, clinicien passionné, décrit avec une extrême précision la symptomatologie de la tuberculose pleuropulmonaire. Il en mourra en 1826 à l’âge de 45 ans. Comme Xavier Bichat en 1802 à 31ans. Bien d’autres soignants anonymes connaîtront le même destin.
On approche de l’objectif: guérir!
Mais déjà Claude Bernard et Louis Pasteur arrivent. Des pages nouvelles du long récit de la connaissance de la vie et de ses aléas vont s’ouvrir. La longue marche des soins aboutira à la création de l’Organisation Mondiale de la Santé en 1945.
Maltraitance et iatrogénie
Nos hôpitaux sont un terrain de recherche et d’enseignement. Fort bien! Mais soulagent-ils, faute de guérir? C’est incertain si l’on s’en tient à de nombreuses déclarations, rapportées par Joseph Foulon, cité par Jacques Léonard: «Il n’est pas de chirurgien s’il était atteint d’une blessure grave qui ne préféra s’abandonner aux soins de sa famille, que d’entrer dans un hôpital pour y recevoir les soins des plus éminents de ses confrères». À Vienne, Stefan Zweig, nous parle des conditions d’accueil d’une maternité en 1922: «C’est à mourir cet hôpital…. à l’atmosphère viciée emplie de chloroforme et de sang, de cris et de gémissements. Tout ce que la pauvreté doit subir d’humiliations, d’outrages moraux et physiques, je l’ai souffert dans cette promiscuité… sous le cynisme de ces jeunes médecins qui avec un sourire d’ironie, relevaient le drap de lit et palpaient le corps de la femme sans défense sous un faux prétexte de souci scientifique…» (Lettre d’une inconnue). Les progrès thérapeutiques sont lents, jusqu’aux recommandations de John Lister, puis de Louis Pasteur. Gérard Jorland précise que la mortalité hospitalière est toutefois descendue de 16 à 10% du début à la fin du XIXe siècle. Peu de succès à l’hôpital, face à l’évolution spontanée des maladies, quand celui-ci n’aggrave pas les risques. C’est le cas et tragiquement même, pour les maternités hospitalières, durant près de la totalité du siècle. Malgré les recommandations de Jacques-René Tenon, déjà citées, l’ouverture de l’hospice des Accouchées dans l’ancien cloître de Port-Royal à Paris et les multiples tentatives d’isolement des parturientes atteintes de fièvre puerpérale, les femmes en couches meurent de 5 à plus de 10 fois plus fréquemment à l’hôpital que chez elles. Robert Colins à Dublin, John Lister à Édimbourg, Ignace Semmelweis à Vienne, et quelques autres, ont compris, au moins partiellement, l’importance de l’antisepsie et du manu portage des germes. Ils ne sont ni crûs, ni compris !
C’est Pasteur qui identifiera le meurtrier et le présentera à l’académie de médecine le 8 mars 1878. Il précisera comment combattre simplement cet ennemi impitoyable des opérés et des accouchées. Il s’agit d’un bond sanitaire considérable qui va permettre d’abaisser très fortement la mortalité hospitalière tant chirurgicale qu’obstétricale. L’hôpital, lieu de recherche et d’enseignement, peut enfin, après un siècle, devenir un lieu de traitement.
Opérer sans douleurs.
D’autant que depuis 1846, les malades peuvent enfin échapper aussi aux insupportables douleurs des opérations. Le protoxyde d’azote, le chloroforme, l’éther permettent désormais d’obtenir un sommeil suffisant pour se soustraire aux souffrances et permettre aux chirurgiens de travailler dans de bien meilleures conditions. Autre avancée thérapeutique, en 1860 un dérivé organique de l’arsenic est susceptible de guérir de la syphilis. Avant la découverte de la pénicilline, et durant près d’un siècle, cette affection devient en partie maitrisable. Suivront rapidement d’autres antiparasitaires de la même famille. Et puis en 1820, la quinine est extraite de la miraculeuse écorce de quinquina, ramenée du Pérou, et popularisée au XVIIe siècle en Europe. Avicenne aurait utilisé ce don de la nature dès le XIe siècle! Ce n’est pas douteux, les chimistes éventuellement médecins, ce qui n’est pas rare, mais également pharmaciens, vont transformer les conditions thérapeutiques. Nous ne sommes plus seulement dans le soulagement mais nous entrevoyons bien la guérison. Ainsi si les progrès de santé sont longs à obtenir, ils sont réels au XIXe siècle et préparent les bouleversements du XXe.
Place aux hygiénistes.
Mais ce ne sont pas nos hôpitaux qui gagnent l’essentiel des batailles. La variole va disparaître même si l’on peut déplorer que l’obligation de la vaccination ne soit généralisée qu’au début du XXe siècle, en 1902. Rappelons qu’au XIXe siècle, cette pathologie va tuer environ 150000 personnes en France. L’essentiel reste à faire vis-à-vis des multiples maladies infectieuses plus ou moins contagieuses, souvent encore épidémiques et mortelles. Toutefois l’isolement des malades, les quarantaines dans les ports, les salles spécialisées dans les hôpitaux, les mesures de protection des familles et des soignants, apparaissent souvent efficaces. Ces moyens doivent être poursuivis, étendus, mais surtout mieux aller aux sources des émissions miasmatiques. Qu’importe après tout la nature précise du vecteur de la maladie: odeur pestilentielle, particules d’origine tellurique ou micro-organismes vivants comme l’envisageait depuis fort longtemps les romains, arabes ou européens, ce qu’il faut c’est en détruire l’origine. Les eaux stagnantes produisent la malaria, l’air mauvais. Mais il existe d’autres foyers: les zones de putréfaction, macération, toute forme de décomposition de matières vivantes organiques, déchets et excréments… De ces lieux naissent spontanément des formes vivantes ou non, microscopiques, aériennes ou non, en tout cas pathogènes souvent malodorantes. Les chimistes vont s’emparer de cette question et médecins ou non, les lier précisément à la santé. Avec le «comité de salubrité», enfant de la Révolution, va naître une science nouvelle: l’hygiénisme.
Pasteur, à la fin du 19e siècle y apportera l’apothéose de l’antisepsie et de l’asepsie, la réfutation de la génération spontanée, la nature microbienne des processus infectieux, une théorisation de l’immunisation vaccinale et la création d’un institut de recherche internationale. Il permet ainsi le développement des Hôpitaux. L’hygiène c’est la médecine de l’homme sain dira Jean-Noël Hallé, par opposition à l’homme malade qui a recours à la thérapie. En un mot qui ne se dit guère alors, il est partisan de la médecine préventive. A ce titre, chacun doit veiller à son hygiène personnelle ou privée et l’Etat à l’hygiène publique qui concerne le milieu de vie des humains: air, liquide, alimentation, mais aussi logement, propreté des villes, gestion des ordures, adduction de l’eau et élimination des eaux usées.
De vrais progrès.
Les Hôpitaux destinés aux plus pauvres, deviennent, après la 2e Guerre Mondiale, les lieux des soins les plus complexes pour tous, dotés d’un personnel soignant qualifié et permanent, d’une technicité sophistiquée, en partie automatisée. Ils associent à cette fonction, l’enseignement et la recherche. Les soins primaires sont assurés par des Centres de Santé, les médecins libéraux… L’ensemble des examens diagnostics et des traitements est en grande partie remboursé par la Sécurité sociale et des assurances complémentaires… La prévention est très insuffisante. Tout le monde est d’accord, il faut l’améliorer. Il reste certes beaucoup à faire, beaucoup à lutter pour obtenir une véritable égalité d’accès aux soins, mais domine cependant le sentiment d’un progrès sanitaire continu.
Mais alors, et l’écologie?
Il n’y a guère de doute les bouleversements historiques et sociaux ont généré famines, guerres et misères. De telles conditions ont progressivement transformé nos modes de vie.
L’espérance de vie à la naissance a cependant augmenté brutalement au cours du 20e siècle, entrainant une croissance exponentielle de la population malgré d’épouvantables guerres. Certains Etats ont pris des mesures draconiennes pour la stabiliser. Vaccination, hygiène, salubrité, antibiothérapie, chimiothérapie anticancéreuse, technicisation des gestes diagnostiques et thérapeutiques, connaissances biologiques et génétiques…bref, tout un outillage de précision a été conçu par les humains afin, pensaient-ils, de les protéger des malheurs et éloigner l’heure d’une mort, y compris désormais indolore. Nous ne nous attendions pas à de trop graves menaces… quand survint un nouveau coronavirus.
Un avenir assombri.
Notre planète, notre environnement, notre Mère-Nature s’épuisent. Nous réalisons abasourdis que ses ressources ont des limites et que nous, savants et pourtant insensés, les avons atteintes. Nous avions fait connaissance avec un type de particules infectieuses dont la dangerosité valait bien celle des bactéries. La variole avait été vaincue, mais le SIDA nous surprit, pire, nous inquiéta, alors que nous avions le sentiment de ne pas être dépourvus d’armes face aux hépatites virales, aux herpes… L’immense charnier de la première guerre mondiale avait fait oublier la gravité innommable d’une grippe nommée espagnole, survenue avant la fin de cet immense conflit. Et puis les virus grippaux mutaient sans qu’il soit possible de s’en protéger durablement.
Ce qui devait arrivait, arriva. Le monde, notre monde surabondant, très inégalitaire, toujours en proie à une insatiable recherche d’un profit tendanciellement menacé de baisse, alors qu’il constitue toujours (!) le dangereux carburant de la production de richesse (pas le moteur) se fige dans une peur obsidionale face à cet insignifiant virus qui ne peut vivre qu’en parasitant toute forme de vie et tuant suffisamment pour paralyser la planète. Invraisemblable. Nos Hôpitaux, faut-il préciser, Publics, craquent, débordent, explosent et les flagorneries n’y changent rien, les soignants souffrent aussi. Ni saints, ni héros, ils se consacrent aux soins comme d’autres à l’enseignement, à la justice… Les humains sont ainsi, ils trouvent ou essaient de trouver la place qui semble le mieux leur convenir pour être humains. Or l’impéritie de nos gouvernants a transformé leur activité professionnelle en bagne ! C’est l’irresponsabilité des responsables qui a gravement affaibli nos capacités hospitalières. Il y a bien quelque chose qui ne tourne pas rond dans notre monde.
Un formidable défi
Désastres menaçant la vie humaine, consécutifs aux dérèglements climatiques et viroses pandémiques meurtrières nous attendent si nous ne changeons pas de mode de vie.
Question sanitaire? En partie. Tout d’abord cet ersatz de bonheur nommé consommation est un asservissement. Il associe la poursuite de l’exploitation du travail à une vie télécommandée par des nécessités économiques, au prix d’un bouleversement sans limites de nos liens vitaux avec la nature. Nous en sommes largement prévenus. Et ces rapports fondateurs de nos vies, c’est-à-dire de notre santé, sont notre plus précieux bien. Mais nous n’y prenons pas garde. La Naissance de la médecine a été clinique, sa période gloire a été et est encore scientifique, son futur sera social et humain (Maurice Tubiana, Histoire de la pensée médicale, éd. Flammarion, 1995).
Il a toujours existé des communautés humaines fondées sur un accord fondateur de la nature et des hommes. Dans nos sociétés modernes des personnalités sensibles à ces questions sont longtemps apparues comme des nostalgiques d’un âge d’or imaginaire. Des accidents industriels, pharmaceutiques, alimentaires, le maintien d’inégalités insoutenables, ont suscité des positions critiques face à un progrès injuste et dangereux. Un très fort courant s’est alors développé ayant pour nom l’écologie. Il consiste à remettre en cause notre modèle de développement. C’est évidemment une question politique désormais essentielle. Nous ne sommes pas extérieurs à la nature, nous en sommes des acteurs. Soyons clairs ce qui nous différentie fondamentalement des autres membres c’est notre créativité et à ce titre notre responsabilité. Côté sanitaire, il nous faut désormais investir en premier le champ de la prévention. Alimentation, soins du corps, hygiène générale de vie… de l’air en particulier. Beaucoup est à faire de ce côté et quoi qu’on dise, est incompatible avec notre modèle socio-économique bâti sur une consommation non maitrisée. Nous ne sommes pas des consommateurs mais des créateurs. Nous ne sommes pas des usagers, mais des citoyens.
Penser qu’il faudra réaliser un tel projet en une ou deux générations est une gageure qu’il nous faut impérativement réussir.
Y parviendrons-nous? La Covid 19 est un sérieux avertissement. Au fond du malheur nous pourrons sans doute trouver l’énergie nécessaire. Les soignants, pas seulement d’ailleurs doivent devenir des éducateurs sanitaires, partout sous toutes les formes et dans tous les lieux.
Resteront les soins auxquels nous devrons attacher la plus grande attention. Ils sont désormais très couteux, même si nous les mettons à l’abri du marché: c’est impératif. Nos Hôpitaux sont de véritables bijoux indispensables aux réparations du corps, de toutes sortes, aux soins les plus complexes. Leur réduction au plateau technique relève d’une conception des soins en définitive désastreuse. La connaissance des médicaments doit être partagée, la culture sanitaire de tous les citoyens n’est ni un luxe, ni un masque démocratique, mais une garantie de la qualité des soins. Fini les repas de fabrication industrielle, livrés sous cellophane. Fruits, légumes, boucherie, poissonnerie labellisés biologiques… d’origine locale et cuisinés sur place. Produits et conditions d’entretien, font l’objet de contrôles particulièrement sévères du personnel lui-même.
Quant au matériel médical, il va devoir progressivement éliminer les très nombreux instruments synthétiques originaires des produits pétroliers et des recyclages divers.
L’ensemble des conditions alimentaires, hygiéniques et sécuritaires doivent impérativement être sous le contrôle des personnels soignants (Comité d’Hygiène de Sécurité et des Conditions de travail). La gestion générale des Hôpitaux doit revenir aux Conseils d’administration.
À la conception autoritaire et technocratique des soins fera place une véritable gestion démocratique par une Chambre élue et représentative des soignants et des citoyens. Outil principal des soins l’Hôpital doit devenir un exemple tant sur le plan écologique de la conception architecturale que de son fonctionnement, des conditions, d’accueil des patients et de travail de son personnel. L’hôpital doit devenir un véritable havre de paix et de respect.
Au cœur de la Cité, il lui apporte sérénité et sécurité.