Résumé :
L’auteur analyse les difficultés du dialogue social dans les établissements du secteur sanitaire et social. Il constate que les catégories de moindre niveau de formation ont plus de mal à se faire entendre et obtiennent moins de résultats. Dans les établissements de taille importante les salariés sont mieux défendus. La présence de syndicats améliore la situation. On constate depuis quelques années une dégradation des conditions de travail et de prise en charge des patients.
Abstract :
The author proposes a coherent approach for an overhaul of the health system in crisis. Its main axes are employment, training, wages and a dynamic hospital and outpatient public service. In particular, it develops concrete proposals for training and for the organization of primary care. It does not forget to organize the general financing of this transformation through proposals concerning health insurance.
Depuis plusieurs années maintenant, les salariés du secteur sanitaire et social, du public ou du privé, se mobilisent contre la dégradation des conditions de travail et de prise en charge des patients. Ces mobilisations collectives (le Printemps de la psychiatrie, la grève des urgences, les mobilisations à la suite de la crise du Covid-19) témoignent de la conflictualité permanente qui irrigue plus largement le secteur du care, comme dans la petite enfance ou le travail social (dans l’hébergement d’urgence notamment). Les salariés mobilisés dénoncent avec vigueur les effets délétères induits par la réduction drastique des budgets et le contrôle administratif accru exercé au nom de la rationalisation des activités (Juven et al., 2019). Le sentiment dominant de ces salariés est bien souvent celui de ne pas pouvoir exercer leur métier dans de bonnes conditions, générant un phénomène de maltraitance institutionnelle sur des publics bien souvent sans ressource suffisante pour y faire face par eux-mêmes. Ils déplorent également la faiblesse des rémunérations au regard de l’investissement moral et physique qu’exige ces métiers.
A côté de ces moments de mobilisation collective relayés et mis au cœur de l’agenda politique et médiatique, on connaît bien moins le quotidien des relations professionnelles dans ce secteur. Comment se déroulent les rapports entre les employeurs et les salariés et leurs représentants ? Sur quoi portent les échanges et à quelle condition existe-t-il des négociations sur le travail, son organisation ou sa rémunération ? En somme, qu’en est-il du « dialogue social » dans le secteur sanitaire et social ? Cette question est d’autant plus pertinente que celui-ci constitue une injonction de plus en plus grande qui vise à définir les « bonnes pratiques ». La négociation collective est désormais appelée à occuper une place centrale dans l’économie des relations entre les employeurs et les représentants des salariés alors que les enjeux mis en discussion sont de plus en plus soumis aux impératifs de compétitivité des entreprises. A l’inverse, le recours à des modalités collectives de mobilisation comme la grève est largement décrié et la mise en délibération d’avancées favorables aux salariés sur le modèle de l’après Seconde guerre mondiale est bien moins évidente (Penissat, 2013). Or, on sait que la négociation et le conflit sont indissociables – là où il y a du conflit il y a de la négociation et vice-versa – et leur usage dépend des appropriations variées qu’en font les représentants du personnel (Béroud et al., 2008). En dépit de cette promotion du « dialogue social », traduite dans différentes réformes du droit du travail ces dernières années (loi sur la représentativité en 2008, loi El Khomri, ordonnances Macron, etc.), force est de constater que la réalité des échanges entre employeurs et représentants des salariés dans le secteur sanitaire et social en est bien éloignée.
Pour rendre compte des relations professionnelles dans le secteur sanitaire et social, je m’appuie sur différentes enquêtes menées dans plusieurs établissements psychiatriques et de l’aide à domicile notamment[1]. Au même titre que dans d’autres sphère comme l’aide à l’enfance ou le handicap (Pélisse, 2021, p. 67-76), les relations sociales apparaissent comme fortement contraintes par les évolutions institutionnelles en cours et le contrôle accru exercé par la puissance publique sur les activités. De ce fait, dans leur travail de représentation, les élus du personnel détiennent des marges de manœuvre très réduites voire inexistante pour négocier les restructurations qui souvent se succèdent dans les établissements. Pourtant, certaines professions semblent plus enclines à défendre leurs conditions de travail et leur rémunération, tandis que la présence syndicale demeure une ressource importante pour dénoncer, à défaut de stopper, les changements organisationnels qui bouleversent le secteur.
Des restructurations « permanentes » pas ou très peu mises en négociation
Cédric Lomba parle, à propos de l’usine de sidérurgie qu’il étudie, des « restructurations permanentes » qui touchent l’établissement et le groupe ouvrier sous le joug des logiques de financiarisation et de rentabilité à court terme (Lomba, 2018). Le secteur sanitaire et social est soumis à une évolution relativement similaire générée par les politiques de réduction budgétaires au niveau de l’État et par son pendant, l’introduction de règles bureaucratiques de contrôle et de quantification de l’activité devant servir à réaliser des économies d’échelle (Belorgey, 2010). Avec des dotations en baisse, les différents organismes de tutelle (Agence régionale de santé, Conseil départemental, Caisse d’allocations familiales, etc.) imposent des restructurations aux établissements le plus souvent contraints de fusionner, tout ou partie de l’activité, ou de se fondre avec d’autres. Ces regroupements ne se font souvent pas sans heurts et produisent, comme cela a été le cas à Pôle Emploi avec la fusion des Assedic et de l’Unedic (Pillon, Sigalo Santos, 2021), des frictions importantes dans la mesure où les pratiques de travail et de gestion instaurées jusque-là s’en trouvent ébranlées, ce qui n’est pas sans effet sur le déroulé des activités de travail et des relations sociales. Le cas d’un hôpital psychiatrique est symptomatique de ce phénomène. La centralisation accrue des politiques d’établissement au niveau du siège de l’association, dont cet établissement dépend, s’accompagne de la crainte d’être dépossédé des modalités de la négociation collective au niveau local, ce que partagent conjointement la direction et les élus du personnel. Cette dépossession de la négociation au niveau des établissements n’est pas propre au secteur sanitaire et social et apparaît comme une caractéristique générale des recompositions actuelles des relations professionnelles.
Bien souvent, ces restructurations ne s’accompagnent pas de négociation en amont avec les représentants du personnel qui n’ont finalement que peu, voire pas du tout, d’emprise sur l’issu du processus. Loin de l’image vantée d’une négociation ouverte pour accompagner ces changements structurels, les restructurations ont tendance à s’imposer aux salariés. Les différentes enquêtes témoignent surtout de la faiblesse des marges de manœuvre dont disposent les représentants du personnel et des contreparties minimes qui peuvent être obtenues. Ce qu’illustre le cas d’une association d’aide à domicile qui se voit imposer par le financeur principal qu’est le Conseil départemental un outil de télégestion devant faciliter le contrôle du temps de travail des salariés – qui doivent désormais badger en arrivant chez les bénéficiaires. En contrepartie, la direction consent au financement partiel des forfaits de téléphone qui sont utilisés pour prévenir en cas de retard mais aucune réelle opportunité n’est laissée aux représentantes du personnel pour infléchir la décision initiale.
Les effets ambivalents des caractéristiques sociales de la main d’œuvre pour défendre les conditions de travail et les rémunérations
Pour autant, les différentes enquêtes montrent que la capacité à négocier l’organisation du travail ou la rémunération n’est pas identique en fonction des caractéristiques sociales de la main d’œuvre. La sociologie des relations professionnelles a déjà mis en évidence l’inégale capacité des élus du personnel à s’approprier les outils et les savoir-faire utiles à leur mandat en fonction de leurs ressources scolaires et culturelles. Alors que des salariées précaires et peu diplômées comme les aides à domicile étudiées ont du mal à s’imposer à leur hiérarchie et leurs élues, du mal à se saisir des outils à leur disposition, notamment juridiques, d’autres professions ont plus de facilité. Ainsi dans un établissement psychiatrique de statut associatif, le secrétaire du Comité économique et social (CSE) est un psychologue ayant le statut de cadre. Non seulement il est beaucoup plus aisé pour lui de s’approprier le fonctionnement des IRP du fait de ses ressources scolaires (il détient un diplôme équivalent à un Master 2), mais il est également plus à même de neutraliser la relation de domination qui le lie à la direction par la maîtrise de la technicité des enjeux traités et de ses compétences orales et d’expression[2]. La DRH le reconnaît même explicitement lorsqu’elle évoque le niveau de diplôme des personnels dont elle estime que 85% ont au moins un niveau équivalent à Bac +3 : « nos interlocuteurs sont parfois en capacité de réfléchir plus vite que nous [rire]. »
Certaines catégories professionnelles détiennent des avantages comparatifs par rapport au reste des salariés leur permettant d’obtenir des avantages sans même véritablement négocier. Les médecins constituent à cet égard un bon exemple. Garant de la continuité des soins, très diplômés, les directions sont souvent dépendantes de leur présence et leur accordent des avantages salariaux particulièrement favorables. La DRH d’un établissement enquêté propose par exemple d’octroyer des rémunérations élevées, bien au-delà des seuils de la convention collective de laquelle dépend l’établissement, afin de rendre celui-ci attractif et faire face au manque criant de praticiens. Cette différence de traitement qui permet à des catégories professionnelles particulières de déroger à la règle génère un sentiment d’inégalité fort parmi les personnels, d’autant plus que les demandes des représentants du personnel d’ouverture de négociation pour des augmentations de salaire pour les autres métiers restent bien souvent lettre morte.
La présence syndicale : une ressource primordiale pour s’imposer aux directions et infléchir (partiellement) les politiques d’établissement
Les difficultés des élus du personnel pour s’imposer dans les négociations avec les employeurs et faire entendre leur point de vue demandent toutefois à être nuancées au regard de la présence syndicale dont on sait qu’elle a des effets sur la capacité des représentants du personnel à entrer en négociation (Giraud, Alfandari, 2022). Les ressources à disposition des élus syndiqués constituent des points d’appui importants pour collectiviser les plaintes des salariés qui portent principalement dans le secteur sanitaire et social sur l’insatisfaction au travail, tant la dégradation des conditions de travail que le sentiment de ne pas réaliser son travail correctement. Les syndicats offrent à leurs membres des ressources matérielles, juridiques, de partage d’expérience à même d’atténuer les effets des caractéristiques sociales et culturelles de la main d’œuvre. Ainsi, si les aides à domicile sont dominées du point de vue de classe et de genre dans la relation qui les unit à leur employeur, leur appartenance à la CFDT leur permet de s’approprier – bien que difficilement – des savoirs juridiques et de trouver des soutiens au niveau départemental favorisant, non pas leur capacité à modifier le cours des négociations, mais, à défaut à tenir tête à leur employeur et faire entendre une autre voie auprès des salariés. Dans une clinique psychiatrique, de statut associatif, qui accueille des patientes en hospitalisation libre, les élus de la CGT trouvent dans le secteur départemental de la santé des ressources très concrètes pour mener à bien leurs activités comme des « bras » pour distribuer des tracts au portail, un réseau d’élus issus du secteur à but non lucratif avec lesquels ils peuvent échanger sur leurs problématiques ou encore des informations juridiques opposables aux pratiques de la direction. Le contraste est donc fort avec des établissements qui subissent les mêmes problématiques mais où la présence syndicale est absente ou beaucoup plus ténue. Dans ces configurations, l’insatisfaction au travail des salariés reste invisibilisée et les stratégies de salut individuel par l’exit, l’absentéisme ou les démissions, demeurent la seule forme de résistance possible.
La situation est encore différente dans des établissements de plus grande taille où la présence syndicale est ancrée de longue date et institutionnalisée. Disposant de ressources plus nombreuses et diversifiées, les élus du personnel, dont certains peuvent être permanents à temps plein et avoir quitté le travail, sont davantage en mesure de s’imposer aux employeurs. Dans ces établissements, du fait de leur présence plus importante, les directions ne peuvent généralement pas passer outre la présence des représentants et des syndicats. Il y a donc plus souvent l’ouverture de négociations accompagnées parfois de mobilisations collectives (rassemblement devant les bâtiments de la direction, pétition, grève, etc.). Autrement dit, là où la présence syndicale est plus ancrée et plus ancienne, la capacité à mobiliser les salariés autour de motifs de mécontentement est davantage possible. Toutefois, cela ne signifie pas que les représentants du personnel stoppent les restructurations mais ils peuvent en infléchir certains aspects. Par exemple dans un hôpital psychiatrique public, le service de blanchisserie est mutualisé avec d’autres établissements à proximité. La mobilisation des personnels, soutenue par les syndicats CGT et FO, tous deux majoritaires, n’empêche pas la fermeture de la buanderie sur le site, mais permet tout de même de négocier de manière plus importante les reclassements des salariés concernés.
Lorsque des négociations s’ouvrent et aboutissent – ce qui n’est que très rarement le cas dans des établissements de petite taille sans présence syndicale, elles portent toutefois bien souvent sur des thématiques « secondaires ». Les discussions sur les salaires qui constituent le premier motif de négociation dans les entreprises n’aboutissent par exemple jamais à une augmentation des rémunérations mais à des accords à la marge portant sur les primes. Dans l’association d’aide à domicile, le directeur consent à augmenter très légèrement le montant du remboursement des frais kilométriques, tandis que dans un établissement psychiatrique la DRH octroie une prime dite de l’ordre infirmier pour prendre en charge la cotisation des infirmiers à leur ordre professionnel et une prime chaussure pour compenser leur achat par les salariés. Ces exemples donnent à voir très concrètement les effets de la baisse des dotations budgétaires puisque les employeurs qui peuvent partager avec les élus du personnel le constat de la faiblesse des rémunérations, se retrouvent contraints par les budgets qui leur sont octroyés (« le directeur a les pieds et poings liés », élus CFDT dans l’aide à domicile) laissant les requêtes des élus sans réponse.
En dépit de la promotion qui peut être faite du « dialogue social » par les acteurs politiques ou patronaux, les représentants du personnel rencontrés au cours de ces différentes enquêtes partagent tous le sentiment d’une très faible prise en compte de leur point de vue. Ce constat est d’autant plus symptomatique qu’il est partagé quel que soit l’étiquette syndicale. Autrement dit, au-delà des prises de position respective des différentes confédérations sur le sujet, ces élus de terrain qui agissent dans un secteur bien particulier déplorent un « dialogue social » fragile ou inexistant et le peu de relations de confiance qui se nouent avec les directions, alors qu’ils sont bien souvent volontaires pour inscrire leur action dans ce cadre. Certains expriment même un sentiment d’inutilité, ce qui renforce les difficultés déjà bien connues des représentants du personnel à recruter de nouveaux élus et à assurer la relève. Ces différentes enquêtes donnent finalement à comprendre les limites d’un concept fourre-tout qui ne fait pas l’objet d’un véritable consensus, ce qui explique sans doute son succès auprès d’une pluralité d’acteurs dont les intérêts ne sont pas toujours convergents.
Bibliographie
BELORGEY Nicolas, L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, 2010.
BEROUD Sophie, DENIS Jean-Michel, DESAGE Guillaume, GIRAUD Baptiste, PELISSE Jérôme, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant, 2008.
GIRAUD Baptiste, ALFANDARI François, « La variété du rôle des représentants du personnel au regard des contextes socio-productifs », Socio-économie du travail, n°10, 2021, p. 29-63.
JUVEN Pierre-André, PIERRU Frédéric, VINCENT Fanny, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’Agir, 2019.
LOMBA Cédric, La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Éditions du Croquant, coll. « Champ social », 2018.
PELISSE Jérôme (dir.), Tensions et conflits du travail dans les établissements français depuis les années 2000, Dares, Rapport d’études, septembre 2021, n°08.
PENISSAT Étienne, « À l’ombre du « dialogue social ». Éditorial », Agone, 2013/1 (n° 50), p. 7-18.
PILLON Jean-Marie, SIGALO SANTOS Luc, « Fusionner des institutions malgré les groupes professionnels ? Luttes de pouvoir autour de la création de Pôle emploi », Genèses, 2021/4 (n° 125), p. 29-52.