La protection sociale. Pour un nouveau type de développement économique et social, par Catherine Mills (Editions Delga).

NOTE DE LECTURE

Télécharger l'article

Catherine Mills, maître de conférences honoraire en sciences économiques, nous livre ici une analyse précieuse et actualisée du démantèlement de notre système de protection sociale, à l’heure où nos retraites sont au cœur de la tourmente néolibérale. Son développement permet de se réapproprier les données historiques et les différentes étapes du démantèlement de notre système de Sécurité sociale, et surtout de replacer son nécessaire essor au cœur des solutions. Nous en donnons ici les grandes lignes.

I) Analyse historique et rôle du système de Sécurité sociale dans l’économie

La construction du système français de Sécurité sociale en 1945-1946 :

Une nécessité pour sortir de la crise systémique de l’entre-deux-guerres, notamment la crise de l’entretien de la force de travail. La création de la Sécurité sociale est le résultat d’un rapport de forces politiques et sociales marqué par l’action de la résistance au nazisme et au régime de Vichy. Les forces de progrès ont construit un compromis de progrès social à la Libération, le plan de Sécurité sociale. Rédigé par Pierre Laroque, ce plan a été élaboré et mis en place par le ministre communiste Ambroise Croizat, à partir des élaborations des forces populaires engagées dans la résistance. L’État est rendu responsable de la régulation du système économique, avec 3 piliers: les nationalisations et l’extension du secteur public, la planification économique et la construction du système de Sécurité sociale. Cela participe à la construction du « capitalisme monopoliste d’État », le progrès social est alors considéré comme le moteur du progrès économique, car il contribue à un nouveau type de progression de la productivité du travail et de la croissance.

Un système de Sécurité sociale et non d’assurances sociales: rupture entre les assurances sociales et la Sécurité sociale. La législation de 1928-1930 était fondée sur la notion de risques sociaux : il s’agissait de faire face à un risque déterminé, en restant proche des principes de l’assurance. L’une des spécificités du système français, financé par cotisations, a été d’échapper au principe assurantiel.

Avec la Sécurité sociale le principe de solidarité veut que chacun cotise en fonction de ses moyens et de sa capacité productive et reçoive en fonction de ses besoins. Le taux de cotisation est fonction des salaires. Le système de Sécurité Sociale est fondé sur le développement de droits sociaux nouveaux. Dans le texte fondateur de la Sécurité sociale figure ce principe fondamental : « Tout être humain qui vit de son travail ou qui se trouve dans l’impossibilité de travailler, se voit garantir ainsi que les membres de sa famille des droits sociaux nouveaux », principe repris dans le Préambule de la Constitution de la IVe république, puis de la Ve république.

Ces droits sociaux nouveaux comprennent les droits liés à la santé, à la couverture des accidents du travail et des maladies professionnelles, réparation et prévention. Cela vise aussi l’invalidité et la protection des personnes handicapées. Cela implique des droits liés à la vieillesse. Enfin, cela inclut des droits sociaux liés à la maternité et aux charges de famille. Les limites de la couverture : la couverture du chômage n’est pas prise en compte dans le plan Laroque, contrairement au plan  Beveridge  en  Grande-Bretagne,  car  à  l’époque  en  France,  c’était  l’insuffisance  de  la population active et le renouvellement de la population qui étaient la préoccupation majeure. L’assurance chômage en France n’apparaîtra qu’en 1958, et ne fait pas partie de la Sécurité sociale. L’originalité du système de Sécurité sociale résidait aussi dans son type de gestion: c’était l’affaire des salariés eux-mêmes.

Les principes fondateurs de la Sécurité sociale. Ce système profondément original combinait des principes du rapport Beveridge en GB et du système d’assurances sociales allemand pour le financement, construit sous Bismarck de 1883 à 1889, ce que le plan Laroque explicitait en ces termes : « Nous ferons la politique de Beveridge avec les moyens de Bismarck ». L’ensemble de la population devait être couverte par un système de sécurité sociale financé par des cotisations sur les salaires.

Le contenu du plan français de Sécurité sociale. Il s’est inspiré de textes élaborés par le CNR à partir des propositions des forces populaires du terrain. Le dispositif juridique: l’ordonnance du 4 octobre 1945 complétée par 4 lois en 1946. Des principes d’universalité et d’unité vers une mixité et une originalité du système de Sécurité sociale français. C’est le principe des cotisations sociales liées à l’entreprise qui a été retenu, pour aboutir ainsi à une mixité entre solidarité professionnelle et solidarité nationale.

Mixité, originalité, caractère révolutionnaire du système de Sécurité sociale français :

Mixité au niveau des objectifs. La Sécurité sociale visait la solidarité nationale : répondre aux besoins sociaux quels que soient le revenu et la capacité contributive et en même temps participer à la reconstruction de l’économie. Les prestations sociales permettent d’élargir les débouchés des entreprises à partir de la solvabilisation-socialisation des besoins sociaux. Le développement de l’investissement public et de la dépense publique et sociale exerce un effet multiplicateur du revenu en stimulant les investissements productifs, la production, et l’emploi. 

La Sécurité sociale contribue à un autre type de progression de la productivité du travail : la force de travail peut être renouvelée et développée car elle est mieux formée, mieux entretenue et mieux logée, notamment grâce à la politique familiale ; elle est donc plus motivée et dynamique. Le système de santé contribue pour sa part à réparer la force de travail, les retraites participent au renouvellement de la force de travail.

L’originalité et le caractère révolutionnaire du financement par cotisations sociales résident dans le fait qu’il s’agit d’un prélèvement sur la valeur ajoutée créée par les salariés, qui ne va pas aux profits. Ce financement est donc branché sur le lieu de la production des richesses et de la croissance réelle de l’économie.

Le rôle du système de sécurité sociale dans l’économie

Contrecarrer les processus cumulatifs de déséquilibres sociaux et économiques. Couvrir les coûts sociaux liés au type de croissance. Cette couverture est une nécessité, en amont et au cœur même du procès de travail. Elle contribue à de nouveaux mécanismes de régulation.

Répondre à la « dynamique des besoins sociaux » en participe à la reproduction de la force de travail, en la maintenant en « bon état de marche » et en accroissant sa capacité productive de valeur ajoutée. Les conditions de la croissance d’après-guerre (nouvelles technologies, intensification du travail, production de masse) impliqueront une prise en compte de nouveaux besoins sociaux : qualification, santé, etc. Cela permet un meilleur entretien de la force de travail par une meilleure couverture des besoins sociaux. Le système de Sécurité sociale contribue à un nouveau type de progression de la productivité du travail total : une partie du coût de la reproduction de la force de travail a dû être assurée grâce à un financement public socialisé. Si le salaire constitue la forme marchande de la reproduction de la force de travail, les transferts sociaux participent à cette reproduction à côté du salaire. Le salaire n’est plus la forme unique de reproduction de la force de travail, les excès des économies relatives sur le travail vivant, sur les salaires (corrélativement au gonflement du capital matériel et financier, soit le « travail passé ») sont, partiellement et provisoirement, compensés par le développement des transferts sociaux.

Contrecarrer la suraccumulation du capital, à travers les dépenses sociales et leur type de financement, par des formes nouvelles de dévalorisation structurelle. Les nouveaux mécanismes de régulation et les transformations de structures après-guerre : extension du secteur public et Sécurité sociale, ont permis de compenser la suraccumulation du capital matériel et financier par des dévalorisations structurelles originales, dans la mesure où le financement public ne participait pas à la course à la valorisation du capital.

Le système de Sécurité sociale constitue une nouvelle contre-tendance, à la baisse du taux de profit, puisqu’il élargit les profits réalisés et le développement des richesses produites à partir d’une force de travail mieux formée, reposée, mieux logée, bénéficiant de meilleures conditions de travail et de vie, donc plus motivée et dynamique. Ainsi, ce financement public de la reproduction de la force de travail par un prélèvement d’une partie de la valeur ajoutée créée, permet lui-même le développement de la capacité productive de valeur ajoutée des salariés.

Il articule un nouveau type de progression de la productivité du travail et des débouchés intérieurs, par une vaste solvabilisation-socialisation de la demande. Il articule relance de la consommation privée et collective et relance de la production en stimulant les débouchés des entreprises, donc l’incitation à investir, l’emploi et la production. Mais il reste le produit d’un rapport de forces, politique et social, qui évolue. Ainsi il se transforme en fonction des problèmes à résoudre, il est plongé dans la crise systémique en lien avec les réformes libérales d’austérité.

II) Mise à bas du type de gestion original de la sécu. Étatisation au service du capital.

L’originalité du système de Sécurité sociale résidait dans son type de gestion. Jusqu’à 1967, les administrateurs de la Sécurité sociale étaient élus sur des listes syndicales par représentation proportionnelle, avec un principe de trois quarts de représentants des salariés  et  un  quart  de  représentants des employeurs. Les cotisations sociales étant fonction des salaires versés dans les entreprises, la gestion des caisses aboutissait à la gestion des fonds sociaux par les salariés eux-mêmes. Cependant, à partir des ordonnances de 1967, c’était une gestion paritaire stricte qui était instituée, fondée pour moitié sur les représentants des employés et, pour l’autre, sur les représentants des employeurs, avec une alliance entre certains syndicats de salariés, le patronat et l’appareil d’État, ce qui contribue à un mode de gestion plus favorable aux forces du capital.

III) Les réformes libérales.

Le démantèlement du « modèle social français » issu de la Libération et des luttes, et son remplacement par un modèle libéral, sont au cœur du déferlement des politiques libérales d’austérité menées de Sarkozy à Hollande et de façon systémique avec Macron. Cette attaque radicale vise une réponse ultra-libérale à l’enlisement de l’économie française dans la crise systémique avec son aggravation depuis la crise financière de 2008 et la crise sanitaire et économique en 2020-2021. Elle concerne les piliers de notre modèle social : la Sécurité sociale et les services publics de la santé, de l’emploi, les droits sociaux du travail ainsi que leurs institutions. La cohérence régressive de ces politiques économiques et sociales particulièrement chez Macron, est de plus en plus marquée par l’emprise croissante des idées libérales. Dans la période récente, les réformes se sont précipitées  et la celle des retraites de Macron en est le dernier avatar ! Les instances actuelles de l’Union européenne constituent le fer de lance de ces réformes. Ces réformes destructrices s’accélèrent, de façon plus contradictoire, dans la crise sanitaire et la nouvelle phase de la crise systémique. Les réformes libérales visent une réduction des dépenses publiques et sociales et des prélèvements sociaux pour monter les prélèvements financiers du capital. C’est le cas pour le système de santé, les retraites, la politique familiale, l’assurance chômage et le financement. Le financement de la protection sociale est mis en cause dans la crise systémique. Le déficit est le produit de cette politique. Il explose dans la crise sanitaire et résulte d’un effet de ciseaux entre des dépenses forcément accrues pour tenter de répondre à cette crise et des recettes limitées. L’insuffisance criante du financement éclate. En même temps on peut encore constater le rôle contra-cyclique des dépenses sociales.

IV) Quel nouveau système de sécurité sociale ?

A cette étape de son développement, Catherine Mills expose ce qui pourrait être l’issue stratégique en renouant avec la dynamique originelle de notre système de Sécurité sociale.  Il s’agirait de rompre avec le démantèlement du modèle social français et la marche vers un modèle libéral, les attaques destructrices contre le coût du travail et les cotisations sociales. Cela implique de s’attaquer au coût du capital et de construire un nouveau modèle d’expansion des dépenses sociales et des services publics afin de sortir de la crise systémique et de construire une nouvelle civilisation.

Toutes les forces vives du pays, comme en 1945-1946, doivent faire preuve de créativité pour faire monter des alternatives au néolibéralisme et pour sortir de la crise systémique en cours, où s’articulent la crise du système économique et la crise du système de protection sociale. La solution n’est pas dans la réduction des dépenses publiques et sociales et des prélèvements publics et sociaux obligatoires. Les dépenses sociales de santé, de retraite, pour la politique familiale, etc., devraient être étendues et réorientées. Loin de représenter un boulet pour l’économie, elles pourraient contribuer à une issue de progrès à la phase de difficultés du cycle long en cours et amorcer une nouvelle phase d’essor, en anticipant de nouveaux mécanismes de régulation. Cela exige une refonte dynamique et efficace socialement du financement du système de protection sociale. Une réforme de fond du financement permettrait de prendre en compte les besoins sociaux (retraite, santé, famille, emploi) qui ont émergé dans la crise, afin d’amorcer un processus de sortie de crise et d’organiser la marche vers une nouvelle civilisation.

Les combats contre les réformes régressives de notre modèle social : retraites, politique familiale, système de santé, prise en charge de l’autonomie, indemnisation du chômage… révèlent le besoin de constructions alternatives en rupture avec la logique libérale. Concernant le système de santé, il faut rompre avec les plans de réduction des dépenses de santé solidaires, qui favorisent l’éclatement entre assistance et assurance. Une véritable régulation médicalisée devrait partir d’une évaluation des besoins de santé au plus près du terrain. Elle appelle la concertation et la contribution des acteurs pour la construction de nouveaux mécanismes de régulation. Cela viserait la construction d’un système de santé réellement solidaire, préventif, favorisant l’accès précoce aux soins, coordonné et efficace avec un meilleur suivi du malade et de meilleurs résultats de santé, comme une réforme progressiste et efficace de l’hôpital.

Les axes de la réforme du financement:

  • La création d’une cotisation additionnelle sur les revenus financiers des entreprises et des banques (dividendes et intérêts), qui échappent aux prélèvements sociaux. On peut ainsi envisager d’appliquer à ces revenus financiers qui atteignent 261 Mds € en 2020, le taux de cotisation patronale sur les salaires, ce qui rapporterait 78 Mds € de ressources supplémentaires pour la Sécurité sociale.
  • La refonte du système de calcul des cotisations patronales. Actuellement le système repose sur les entreprises qui embauchent et valorisent les ressources humaines et, à l’inverse, déresponsabilise les entreprises qui licencient et fuient dans la croissance financière. Aussi il est indispensable de tenir compte du rapport masse salariale / valeur ajoutée en visant son relèvement. Les entreprises où ce ratio est bas se verraient appliquer un taux de cotisation plus élevé. Au contraire, les entreprises qui contribuent à la croissance réelle par l’emploi, les salaires et la formation, bénéficieraient de taux de cotisation moindres. Ainsi, le développement de l’emploi, des salaires et la formation serait source de rentrées de cotisations. L’objectif est de dégager de nouveaux moyens de financement branchés sur l’accroissement de l’emploi, des salaires et de la formation.

Ceci pourrait impliquer des crédits nouveaux à partir de prêts bonifiés (à taux nul ou négatif) aux entreprises qui participeraient à la croissance réelle, à l’investissement productif, centrés sur l’emploi et de la formation, tant au niveau régional que au niveau de l’Europe, à travers des fonds dotés pour l’emploi et la formation. Il faut sortir les peuples des cures drastiques d’austérité que les forces libérales leur imposent face à l’explosion des endettements et de la spéculation. On pourrait notamment proposer un Fonds européen de développement social, visant le développement social et des services publics. Cela exigerait des actions fortes pour que la BCE sorte des dogmes monétaristes, il s’agirait ainsi de rompre avec les diktats du Pacte de stabilité, et les dogmes des traités européens qui visent le dumping social et fiscal, avec la réduction du coût du travail et des dépenses publiques et sociales de façon drastique. Il convient au contraire de viser un pacte de nouvelle croissance par le développement social et des services publics. Une refonte de progrès du système de protection sociale est une nécessité vitale pour sortir de la crise systémique, répondre aux nouveaux besoins sociaux. Cela exigerait une réforme efficace socialement de son financement, afin de promouvoir une politique familiale moderne, une réforme progressiste du système de santé, un financement dynamique des retraites, de l’autonomie des personnes âgées, etc. Des constructions institutionnelles nouvelles pourraient concerner un nouveau Système de sécurité d’emploi ou de formation. Celui-ci viserait à assurer à chacune et à chacun une sécurité et une continuité de revenus et de droits sociaux relevés. Cela impliquerait de nouveaux droits sociaux et pouvoirs des salariés pour des avancées de civilisation.

Au terme de cette lecture dense et très documentée, le parti-pris de Catherine Mills ouvre une fenêtre de possibles pour faire face à la crise systémique de notre protection sociale. Le puissant et inédit mouvement syndical et social pour combattre l’inique réforme des retraites de Macron doit se nourrir de sa démonstration radicale : le progrès social est le moteur d’un nouveau type de développement économique et social.