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Pour un service public de santé territorial

Document N°2

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Note de la Rédaction : nous donnons ici avec l’accord de l’éditeur comme document un article publié par le Journal Respublica. Les auteurs Frédérick Stambach (médecin généraliste) et Julien Vernaudon (gériatre hospitalier) ont publié cet article en mai et juin 2022 en trois volets. Il  propose une analyse approfondie de la situation actuellement catastrophique dans l’hôpital public et formule des propositions pour refonder un service public de santé territorial. Ce texte est une base de discussion que nous ouvrons. La lecture de ces textes est également possible sur le site : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-societe/respublica-services-publics/pour-un-service-public-de-sante-territorial

Premier volet

Introduction

Le système de santé français a longtemps fait office d’exemple à l’international, au début des années 2000 il était même considéré comme le meilleur au monde. À la suite d’une destruction incrémentale du fondement même de notre système de santé, quelles que soient les majorités gouvernementales, celui-ci est dorénavant à l’agonie. Les déserts médicaux progressent et l’hôpital public est au bord de l’implosion du fait de la diminution du nombre de lits, l’introduction en force du nouveau management public (1) et la dégradation des conditions de travail entraînant le départ en masse de personnels soignants épuisés et écœurés.

Nous considérons que le point d’entrée dans le système de santé pour l’immense majorité de la population est l’hôpital public par le biais des urgences et ce que nous nommerons les professionnels de santé de premier recours (PSPR), par définition conventionnés en secteur 1. Ces derniers sont représentés par les médecins généralistes principalement, mais il existe également d’autres « portes d’entrée » subtiles et souvent méconnues. C’est le cas notamment des pharmacies d’officine et, dans une moindre mesure, des infirmier(e)s et kinésithérapeutes libéraux. Pour les jeunes enfants, la Protection maternelle et infantile (PMI) lorsqu’elle existe encore sur le territoire peut également avoir ce rôle. Les chirurgiens-dentistes et les sages-femmes font également partie des PSPR.

Mais d’une façon générale et majoritaire, lorsqu’un patient a un problème de santé (en dehors des grosses urgences) il va se rendre chez son médecin généraliste ou chez son pharmacien. C’est uniquement si ces deux voies sont fermées qu’il se rendra aux urgences directement. La pénurie médicale et la fermeture progressive des pharmacies d’officine, notamment en milieu rural, entraînent donc une suppression pure et simple de l’accès au système de santé, en particulier pour les classes populaires. Les services d’urgence, en grande souffrance, ne peuvent compenser la pénurie médicale de généralistes sur le territoire.

La situation est complexe et assez catastrophique par bien des aspects, en particulier parce qu’elle relève de décisions gouvernementales qui, pour des raisons budgétaires, mais pas uniquement, ont choisi délibérément de mettre en danger sanitaire la population française dans son ensemble. Cependant, les effets sont encore plus dramatiques pour les plus démunis, témoignant ainsi d’une politique de classe très violente : nous parlons ici de ceux qui ont la possibilité de se soigner ou pas.

Nous allons revenir brièvement sur l’histoire de l’organisation puis de la désorganisation des médecins généralistes et de l’hôpital public, ensuite nous évaluerons la situation actuelle (peu brillante) en termes d’effectifs soignants. Nous proposerons pour terminer une analyse politique et nos propositions pour changer de paradigme.

1 – Brève histoire de l’organisation des généralistes

Historiquement, depuis la Révolution française et jusqu’aux années 60 il n’a pratiquement jamais existé de politique de santé pilotée par l’État, ce que Didier Tabuteau a très justement nommé « une exception au pays du colbertisme » (2). Ainsi, puissamment organisée et bien insérée politiquement, la profession médicale a bénéficié implicitement d’une délégation de pouvoir pour organiser le système de santé, jusqu’à la création du service public hospitalier à partir des années 60-70. Ainsi, les docteurs en médecine (en conflit avec les officiers de santé) ont fini par obtenir le monopole de l’exercice de la médecine en 1892. À partir de ce moment, les médecins se sont disséminés sur l’ensemble du territoire et, après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les généralistes qui formaient le premier maillon des soins de premier recours, jusque dans les campagnes les plus reculées. Il s’agissait d’une organisation auto-administrée, sans réelle ingérence de la puissance publique.

Cette configuration très particulière explique la place qu’occupe la profession médicale en France, ainsi que la puissance politique de ses syndicats, et permet de comprendre pourquoi les médecins sont encore aujourd’hui la seule profession de santé dont l’installation libérale n’est pas régulée par la puissance publique.

Il est important de noter que, selon notre interprétation de l’Histoire, c’est bien parce qu’il n’existait pas de système de santé institutionnalisé sous le contrôle de l’État que la Sécurité Sociale a pu être fondée sur les idéaux communistes du Conseil national de la Résistance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette immense avancée sociale, véritable institution révolutionnaire pouvant encore servir de point d’appui à une extension de la République sociale en 2022, a été possible« grâce » à cette délégation implicite de pouvoir au corps médical, dont la puissance était ainsi diluée. La profession médicale et les secteurs de l’État hostiles n’ont ainsi pu empêcher la création des caisses de Sécurité Sociale en 1946 consacrant l’introduction d’une part de souveraineté des travailleurs au sein des caisses. Le maillage de la médecine générale et son organisation correspondent à notre sens à une forme de service public, mais implicite.

De cette histoire, il persiste le rôle primordial dans l’accès aux soins des généralistes, véritables chefs d’orchestre de la prise en charge des patients, qui forment ce que nous nommons le premier pilier de l’accès aux soins. Nous souhaitons ici apporter une précision. Le maillage de la médecine générale et son organisation correspondent à notre sens à une forme de service public, mais implicite. En effet, jusqu’à une période récente l’accès aux soins était équivalent sur tout le territoire, les gardes étaient assurées, ce qui fait que tout Français pouvait obtenir une consultation ou une visite 24/24 h et 7/7 j. La seule différence, surmontable selon nous, avec un service public « classique » relève du paiement à l’acte et donc de l’avance de frais. Mais, étant donné que les actes sont remboursés par la Sécurité Sociale et les mutuelles, nous pouvons considérer que les médecins généralistes et par extension tous les PSPR (pharmaciens, infirmiers, kinésithérapeutes, dentistes, sages-femmes) forment, sans en avoir conscience, un vaste service public de premier recours, mais celui-ci est imparfait et implicite.

À partir des années 60, les lois hospitalières ont consacré l’apparition du praticien hospitalier et de l’hôpital public, deuxième pilier de l’accès aux soins. Ce dernier est un service public explicite, avec la gratuité complète pour les patients. Cela marquait un tournant dans la reprise en main par la puissance publique du système de santé, non sans résistance des syndicats de médecins libéraux. Ceux-ci finiront par accepter le conventionnement avec la Sécurité Sociale en 1980, mais en gardant un pouvoir de négociation très important, toujours en vigueur aujourd’hui. La création des praticiens hospitaliers représentait une première entaille au pouvoir médical historique, ce qui explique la traditionnelle opposition entre les hospitaliers et les « libéraux ». Il est clair qu’en 2022, cette opposition n’a plus aucun sens en particulier pour les PSPR.

Pour résumer, gardons à l’esprit que le système de santé français (en particulier les PSPR qui nous intéressent tout particulièrement ici) reposait donc sur deux piliers : un réseau de médecins disséminé faisant office de service public (qui deviendront les médecins généralistes avec l’apparition des spécialités médicales) et le système hospitalier public fraîchement élaboré à partir des années 60.

2- Une désorganisation méthodique

Il est donc tout à fait remarquable de constater que les pouvoirs publics aient méthodiquement attaqué les deux piliers de notre système de santé, sans prévoir aucune alternative pour la population  malgré les conséquences désastreuses que l’ont pouvait anticiper sans grande difficulté. Et cela, avec une régularité et un acharnement tout à fait spectaculaires alors que de nombreuses institutions, sans grand caractère révolutionnaire particulier, n’ont cessé d’alerter les pouvoirs publics dès le début des années 2000 (3) !

Concernant la médecine libérale, l’objectif officiel avancé par les décideurs publics était la maîtrise des dépenses de santé dès le début des années 70, dans un contexte où il était considéré qu’il y avait trop de médecins en France. Selon la politique de l’offre, celle-ci crée sa propre demande. Ce qui sous-entendait qu’une partie des soins (laquelle précisément ?) prise en charge par la collectivité était inutile, puisque simplement « produite » par l’offre médicale trop importante. Dans cette logique simpliste pour ne pas dire absurde (comment prouver l’inutilité d’une consultation ou d’un soin ?), il suffisait alors de diminuer l’offre pour que la demande s’ajuste miraculeusement sans dépense superflue.

Cette logique allait aboutir à la création du numerus clausus en 1971, qui correspond au nombre d’étudiants autorisés à s’inscrire en deuxième année de faculté de médecine selon leur classement au concours de première année, auquel viendront s’ajouter d’autres dispositifs à partir de 2010 (passerelles avec d’autres filières, droit au remords). Ce nombre est fixé par le gouvernement permettant la régulation précise du nombre de médecins formés chaque année. Ainsi il devenait possible de diminuer l’offre libérale et, par ricochet, celle des médecins hospitaliers. La longueur des études médicales entraîne un effet d’inertie important de ce dispositif. Les effets sur le terrain se faisant sentir à la hausse comme à la baisse sur une échelle de 10 ans en moyenne. C’est-à-dire que la situation actuelle résulte de décisions non prises à la fin des années 2000.

Les syndicats de médecins libéraux ont ici une coresponsabilité dramatique avec les gouvernements des années 2000-2010. En effet, si les représentants des médecins se souciaient peu du niveau des dépenses de santé, ils se souciaient beaucoup plus des revenus des médecins libéraux. Or, ces derniers étant rémunérés à l’acte, un trop grand nombre de médecins entraîneraient automatiquement moins d’actes par médecin donc une baisse de leurs revenus. C’est ainsi qu’est né l’argument de la « pléthore de médecins » repris en boucle au moment des débats sur la création du numerus clausus, et l’appui des syndicats de médecins à cette réforme (4). La peur de la « pléthore » dans un système de paiement à l’acte reste bien ancrée dans l’imaginaire médical. Les syndicats ont réussi à ce que cette restriction de l’offre médicale ne soit pas associée à une régulation territoriale de l’installation des futurs praticiens par la puissance publique. Il est vrai que la densité médicale qui existait jusqu’au début des années 2000 provoquait une forme de régulation territoriale automatique puisqu’il était possible, du fait du paiement à l’acte, de ne pas gagner sa vie en cas d’installation dans une zone déjà bien pourvue en médecins, ce qui paraît difficilement imaginable en 2022. Toujours est-il que cette absence de régulation géographique persiste encore aujourd’hui, dans un contexte démographique bien différent.

À propos de la médecine générale, qui va beaucoup nous occuper dans cet article, le dernier rapport de novembre 2021 de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) (5), permet de mesurer les merveilleux effets de cette politique. Le rapport évoque avec pudeur une « pénurie manifeste »et avance quelques chiffres alarmants :

  • 64 % des Français renonceraient à se soigner à cause des délais de rendez-vous des praticiens ;
  • 10 % de la population n’a pas de médecin traitant dont plus de la moitié en cherche un et une part non-négligeable est atteinte de pathologie(s) chronique(s) ;
  • 3 médecins généralistes sur 4 (72 %) admettent ne pas pouvoir répondre à la totalité des demandes de consultations non programmées pour le jour même ou le lendemain et 55 % d’entre eux estiment pouvoir répondre à moins de la moitié de ces demandes ;
  • 148 cantons (sur 4055) étaient dépourvus de médecins en 2017. 80 % ont vu baisser leur démographie médicale au cours des dernières années.

Pour avoir quelques données en tête : la densité standardisée moyenne (6) de généralistes pour 100 000 habitants est passée de 173 début 2000 à 155 en 2012 puis 139 en 2021, soit une diminution de 20 % en 20 ans (7). Il existe également de fortes disparités territoriales. Sur la même période, la population a augmenté, vieilli, et le temps de travail hebdomadaire par médecin a baissé, point sur lequel nous reviendrons. Ce qui signifie qu’une approche centrée sur la seule densité médicale sous-estime la baisse « réelle » du niveau d’accès aux soins.

L’hôpital n’échappe pas à cette règle d’une longe érosion de ses moyens au cours des vingt dernières années. Différentes réformes successives (8) ont abouti à son démantèlement en installant une bureaucratie de plus en plus puissante, à imposer une logique financière de tarification à l’activité et à réduire le nombre de lits. Progressivement, le modèle de gestion s’est rapproché de celui de l’entreprise privée (9). Alors que le service public hospitalier a longtemps représenté un secteur préservé du nouveau management public, il est désormais un acteur agissant et innovant dans cette nouvelle voie managériale. L’hôpital public est désormais géré comme une entreprise privée par des logiques gestionnaires de « rationalisation des coûts » et de mise en concurrence des structures entre elles, voire des services médicaux entre eux, visant « l’efficience économique » (10) et faisant de l’hôpital « une nouvelle industrie » (11).

Finalement, l’ensemble de ces différentes réformes a entraîné une diminution forte du nombre de lits d’hospitalisation conventionnelle, dont la rhétorique habituelle consiste à contrebalancer cette baisse par l’augmentation parallèle du nombre de lits d’hospitalisation partielle, modalité qui ne répond pas à l’ensemble des défis à venir et déjà présents : maladies chroniques et vieillissement de la population. Entre 2003 et 2019, le nombre de lits est passé de 468 000 à 393 000 et avec une forte disparité nationale.

NDLR: On peut consulter le graphique 1 du nombre de lits d’hospitalisation complètes depuis 2003, page 23 du document https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2020-10/es2019.pdf

Concernant les postes vacants de soignants à l’hôpital, on dénombre près de 30 % de postes de médecins non pourvus selon la Fédération hospitalière de France tandis que des dizaines de milliers de postes d’infirmiers sont non pourvus avec une accélération dans les suites de la période initiale éprouvante du Covid. C’est donc à une gestion « rationnelle » d’une pénurie de moyens matériels et humains que semble destiné l’hôpital public.

La dégradation des deux piliers du système de santé, par la réduction des effectifs médicaux et la diminution des capacités hospitalières d’un côté, par l’augmentation et le vieillissement de la population de l’autre aboutit in fine à un effet ciseau, se renforçant l’un l’autre, dégradant très fortement la qualité, mais également la simple possibilité d’accès aux soins.

Ainsi, nous pouvons constater que les deux piliers de notre système de santé ont subi la même logique politique délétère. Finalement, les PSPR faisant office de service public, il est cohérent de la part de gouvernements hostiles à tout ce qui n’est pas encore dans l’ordre marchand de leur faire subir le même sort que celui de l’hôpital public, d’autant que les traités européens poussent structurellement à cette destruction progressive. La différence principale vient du fait que l’hôpital est une grosse machinerie bureaucratique qui se prête mieux à une prise en main brutale par l’administration. La médecine générale, par construction éparse et faite de multiples atomes, était plus difficilement atteignable par la bureaucratie, la méthode choisie a donc été la restriction par le nombre et elle a été tout aussi efficace.

La dégradation des deux piliers du système de santé, par la réduction des effectifs médicaux et la diminution des capacités hospitalières d’un côté, par l’augmentation et le vieillissement de la population de l’autre aboutit in fine à un effet ciseau, se renforçant l’un l’autre, dégradant très fortement la qualité, mais également la simple possibilité d’accès aux soins. Cette situation met clairement la population française en danger, ce qui signifie très concrètement sur le terrain, des décès prématurés par faute de prise en charge (12). Sans parler de la dégradation des conditions de travail pour tous les professionnels du soin que cette situation provoque et aggrave. Les destins de l’hôpital et des PSPR sont liés.

Notes de bas de page du premier volet:

1 Julien Vernaudon, Le poison de la novlangue managériale dans l’hôpital public, Le Vent Se Lève, 19 avril 2022. https://lvsl.fr/le-poison-de-la-novlangue-manageriale-dans-lhopital-public/
2 Didier Tabuteau, Démocratie sanitaire, Odile Jacob, 2011.
3 La démographie médicale française : état des lieux, Bulletin d’information en économie de la santé (en partenariat avec l’Ordre national des médecins), n°44, décembre 2001
4 Daniel Wallach, Numerus clausus Pourquoi la France va manquer de médecin ? Springer, avril 2011.
5 Dr N. Bohic, A. Josselin, A-C. Sandeau-Gruber, H. Siahmed, avec la contribution de C. d’Autume (IGAS), Trajectoires pour de nouveaux partages de compétences entre professionnels de santé, Rapport Tome 1 et 2, novembre 2021.
6 La densité par habitant correspond au nombre de médecins rapporté à la population. La densité standardisée est plus fiable, car elle prend en compte le vieillissement et l’augmentation de la population, donc c’est une estimation des besoins « réels » d’un territoire. Les modes de pratiques (la diminution du temps de travail moyen notamment) est prise en compte dans la densité standardisée de l’offre de soins, malheureusement elle n’est que très rarement disponible dans les documents officiels consultés ici, en fait uniquement pour les kinésithérapeutes. Schématiquement, dans les pays occidentaux vieillissants, la densité standardisée est toujours nettement inférieure à la densité par habitant brute, et la densité standardisée de l’offre de soins est également inférieure à la densité standardisée, du fait de l’évolution (à la baisse) des modes de pratiques. Donc par ordre de pertinence: c’est la densité standardisée de l’offre de soins qu’il faut privilégier et lorsque celle-ci n’est pas disponible c’est la densité standardisée qu’il convient d’utiliser.
7 La démographie médicale française : état des lieux, Bulletin d’information en économie de la santé (en partenariat avec l’Ordre National des Médecins), n°44, décembre 2001 ; Dr N. Bohic et al., Trajectoires pour de nouveaux partages de compétences entre professionnels de santé, rapport cité.
8 Marie-Odile Safon, Les réformes hospitalières en France., Aspects historiques et réglementaires, IRDES, 2021.
9 Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, Paris, La Fabrique, 2018.
10 Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du Siècle, Paris, Raisons d’agir, 2019.
11 Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Paris, Tracts Gallimard, 2020.
12 Frédérick Stambach, « Le cri d’alarme d’un médecin de campagne», L’Humanité du 28 octobre 2021.

 

Second volet

3 – Point sur les effectifs actuels des PSPR et à venir

Les politiques austéritaires ont donc produit leurs effets à tous les niveaux du système de santé avec la baisse programmée de la densité médicale. La figure 1 montre l’évolution du numerus clausus depuis 1972. Nous pouvons constater une brusque augmentation entre 2001 et 2005 passant ainsi de 3500 à 7000 places en 2e année de médecine, soit un doublement. La hausse se poursuivra jusqu’à aujourd’hui, plus progressivement, pour se situer à un peu plus de 9000 places en 2021.

NDLR: on peut consulter le graphique de l’évolution du numerus clausus depuis 1972 sur Wikipédia dans “Numerus clausus dans l’admission aux études de santé françaises”.

Ce graphique témoigne d’une prise de conscience des pouvoirs publics de la pénurie à venir. Le choix a été fait d’amortir mais pas d’empêcher la pénurie alors que cela aurait encore été possible à ce moment-là, puisque la densité médicale standardisée moyenne (toutes spécialités confondues) pour 100 000 habitants est passée de 331 en 2012 à 312 en 2021. Ce nombre moyen ne prend pas en compte les inégalités régionales, parfois très fortes, mais illustre la tendance générale. Mais cette densité moyenne cache de fortes disparités entre les spécialités, en particulier la médecine générale, point qui nous intéresse tout particulièrement ici.

Ce graphique témoigne d’une prise de conscience des pouvoirs publics de la pénurie à venir. Le choix a été fait d’amortir mais pas d’empêcher la pénurie alors que cela aurait encore été possible à ce moment-là, puisque la densité médicale standardisée moyenne (toutes spécialités confondues) pour 100 000 habitants est passée de 331 en 2012 à 312 en 2021. Ce nombre moyen ne prend pas en compte les inégalités régionales, parfois très fortes, mais illustre la tendance générale. Mais cette densité moyenne cache de fortes disparités entre les spécialités, en particulier la médecine générale, point qui nous intéresse tout particulièrement ici.

La figure 2 montre bien que les effectifs des spécialités médicales (hors généralistes) ont continué à augmenter, tamponnant la baisse du nombre moyen de médecins, alors que le nombre de généralistes s’effondrait.

NDLR: On peut consulter le graphique 7B des effectifs de médecins en activité par spécialité, de 2012 à 2021 page 13 du document https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-03/DD76.pdf

Nous pouvons constater que le nombre de médecins généralistes baisse doucement depuis 2014 avec une accélération depuis 2018, la densité standardisée de généralistes pour 100 000 habitants passant de 155 en 2012 à 139 en 2021 (pour mémoire ce chiffre était de 173 début 2000 lorsque le système de santé français était considéré comme le meilleur au monde).

Notons simplement, pour l’instant, l’incohérence complète des pouvoirs publics qui poussent au « virage ambulatoire » depuis une dizaine d’années, stratégie qui consiste à augmenter les prises en charge hors de l’hôpital notamment par les généralistes, tout en diminuant drastiquement le nombre des praticiens susceptibles de la mettre en œuvre (1).

L’augmentation du numerus clausus à plus de 9000 en 2021 pourrait laisser penser que la situation  s’améliorerait dès le début des années 2030. En réalité, les pouvoirs publics ont, encore une fois, décidé de contenir la baisse, mais pas d’y remédier à court terme. Si les effectifs vont remonter à partir de 2030, la densité médicale standardisée (mesure la plus robuste) ne retrouverait son niveau de 2021 qu’en 2035, le creux de la vague étant prévu pour 2028.

Année Densité standardisée médicale toutes spécialités confondues pour 100 000 habitants
2001 335
2012 331
2021 312
2030 294
2040 333
2050 378

Tout cela veut dire que la pénurie est en réalité beaucoup plus profonde que ne le laissent entrevoir ces chiffres, déjà dramatiques.

Concernant notre problématique spécifique des généralistes, la densité standardisée de 2021 (niveau fortement dégradé dans le langage feutré de l’IGAS, en réalité dramatique sur le terrain) ne serait retrouvée qu’en 2036 contre 2033 pour les autres spécialités. De plus, il n’est pas pris en compte dans ces chiffres un facteur déterminant. Les jeunes généralistes, majoritairement des femmes ˗, mais cela concerne également les jeunes hommes ˗, travaillent moins que leurs aînés, ce qui est plutôt une bonne chose pour eux. Mais, très concrètement, cela signifie qu’il faudrait entre 1,5 et 2 jeunes médecins pour remplacer un généraliste partant à la retraite. Cela n’aurait pas dû être un problème, cette donnée était connue dès les années 2000 et il « suffisait » de l’anticiper en formant plus de médecins généralistes. D’autant qu’avec le paiement à l’acte, il n’y avait pas de surcoût pour la collectivité. Que 400 actes par mois soient réalisés par un médecin seul ou partagés entre deux médecins, le coût final restera le même. Il n’y a donc aucune excuse financière pour expliquer ce non-choix de la part des responsables politiques, il faudrait ici plutôt se tourner vers l’incompétence. Tout cela veut dire que la pénurie est en réalité beaucoup plus profonde que ne le laissent entrevoir ces chiffres, déjà dramatiques.

Pour le dire autrement, et en l’absence de réforme profonde, les deux auteurs de cet article ayant débuté leurs études médicales en 2004, nous ne connaîtrons une amélioration de nos conditions d’exercice que sur les dernières années de nos carrières, vers 2040, en passant par une dégradation significative jusqu’en 2030… Et cela, sans compter les éventuelles défections et fermetures de cabinets du fait de la dégradation des conditions de travail et du dégoût.

Concernant les autres PSPR, l’évolution des effectifs de pharmaciens est malheureusement superposable à celle des médecins. Là encore en totale contradiction avec la politique gouvernementale de « délégation de tâches » aux pharmaciens comme la vaccination. Comme pour les médecins, les effectifs de pharmaciens vont baisser de façon significative avec un creux vers 2028 pour remonter au niveau de 2020 (insuffisant) en 2035.

Petite lueur d’espoir, l’évolution des effectifs de chirurgiens-dentistes et de sages-femmes suit une belle courbe ascendante dès 2020 (si les tendances actuelles se poursuivent). Pour les sages-femmes, les projections prévoient une stagnation des effectifs salariés, qui semblent pourtant bien insuffisants à l’heure actuelle, et une augmentation significative de la part des sages-femmes libérales. C’est un point qu’il faudra garder en tête pour la suite.

Pour terminer, observons l’évolution des professions paramédicales qui font partie des PSPR, à savoir les kinésithérapeutes (2) et les infirmiers (3), qui vont connaître des évolutions contrastées. Si les effectifs vont augmenter assez fortement, la densité standardisée (qui correspond en réalité à l’amélioration de l’offre de soins réelle) restera similaire à la situation actuelle jusqu’en 2040 pour les infirmiers (c’est-à-dire insuffisante) tandis qu’elle s’améliorera de façon significative pour les kinésithérapeutes.

Pour résumer le tableau général des PSPR, dans les années à venir la situation va continuer à se dégrader en ce qui concerne l’offre de soins :

* Les offres de soins des médecins généralistes et des pharmaciens vont connaître une lente dégradation avec un creux prévu en 2028 pour remonter lentement au niveau actuel en 2036 et connaître enfin une nette amélioration à partir de 2040.

* L’offre de soins des infirmiers va rester stable, au même niveau qu’actuellement c’est-à-dire insuffisant jusqu’à 2030 pour ensuite diminuer jusqu’à 2040.

* Seul rayon de lumière, les offres de soins des kinésithérapeutes, des chirurgiens-dentistes et des sages-femmes augmentent significativement dès les années 2020 et de façon continue jusqu’à 2040.

 4 ˗ Des décisions politiques structurantes

Le sentiment qui domine à ce moment de l’analyse est une sensation de désorganisation complète de la part des pouvoirs publics, qui donnent l’impression de naviguer à vue. La densité de certains professionnels de santé va s’effondrer (généralistes, pharmaciens) tandis que d’autres vont augmenter sur la même période (sages-femmes, kinésithérapeutes et chirurgiens-dentistes), dessinant un tableau d’ensemble incohérent. La seule évidence est l’obsession de la maîtrise des coûts. En dehors de cet objectif, la destruction des deux piliers principaux du système de santé français a été symétrique et continue. Une question paraît inévitable : comment des gouvernements élus responsables de l’intérêt général ont pu laisser cette situation s’installer ?

Nous refuserons ici l’hypothèse de l’incompétence de nos dirigeants, même si elle est souvent tentante et probablement pas complètement absente, ou encore de l’ignorance puisque les données présentées ici sont connues depuis longtemps. Nous considérons au contraire que la situation sanitaire actuelle, tant de l’hôpital public que des PSPR, est le résultat d’une stratégie volontaire bien qu’en apparence un peu chaotique. La nomination de Jean Castex, qui a été la cheville ouvrière de la tarification à l’activité, donc de la destruction de notre hôpital public, au poste de Premier ministre en est l’illustration éclatante. Sa nomination en pleine pandémie est de ce point de vue une véritable provocation qui en dit long sur les intentions réelles du Président de la République, au-delà des slogans.

Cette stratégie organisée repose sur une intrication de trois facteurs : sociologique, idéologique et institutionnel.

Le premier facteur est sociologique, de classe en réalité, il concerne la structure sociale de nos gouvernants qui sont par définition exclus du système de santé « normal ». En effet, leurs réseaux, leur position sociale, leur capital symbolique et financier les mettent à l’abri des dysfonctionnements qu’ils ont pourtant induits. Aucun ministre actuel ou ancien, ni aucun ancien Président, ni aucun de leurs proches ne connaissent les déboires d’attendre 3 mois un rendez-vous chez le spécialiste, ou de rester 48 h sur un brancard aux urgences en attente d’un lit. En cas de problème de santé, un simple coup de fil suffit à trouver une solution, le passage par une consultation privée avec un dépassement à 3 chiffres ne posera pas de problème. L’attente, l’angoisse, la douleur, tout ce qui est majoré par la pénurie organisée, c’est pour les autres, le bas peuple. Le fait de ne pas se sentir concerné dans son corps des effets catastrophiques de leur politique est valable également pour leur politique sociale bien entendu, mais concernant le système de santé l’effet est visible et peut servir de catalyseur, car le prix à payer pour la population est direct et très élevé : il s’agit de la vie ou de la mort. Le système de santé est un marqueur de classe très fort et visible, il faut s’en servir. Afin d’aider à une salutaire reconnexion avec le réel, tout en restant dans l’anglicisme dont raffolent nos gouvernements, nous proposons d’instaurer un « flat rate ministériel » (« forfait ministériel »)  consistant à refuser toute autre prise en charge que par les urgences pour les ministres responsables et leurs proches, que nous étendrons volontiers aux anciens Présidents et parlementaires qui auront voté et approuvé l’ensemble des réformes délétères. Ainsi, après une attente de quelques jours sur un brancard aux urgences, peut-être que la réalité du terrain prendra une forme plus concrète que celle des courbes, graphiques et autres camemberts Powerpoint admirés bien assis dans une salle confortable. Cynisme mis à part, cette déconnexion du réel est profondément structurante, car de leur point de vue le système fonctionne bien malgré la politique d’austérité.

Le second facteur concerne l’idéologie capitaliste dans sa version néolibérale actuelle. Dans cette conception du monde, la concurrence doit devenir la règle partout, dans l’éducation comme dans la santé (4). Les dépenses publiques de ces deux postes doivent être diminuées au maximum et transférées sournoisement au secteur privé, forcément plus efficace (5). Toute dépense publique, autre que les cadeaux fiscaux aux plus riches ou aux entreprises, doit être bannie et la santé comme l’éducation sont des « coûts » à réduire par tous les moyens.

Au début des années 2000, lorsqu’il est devenu clair que la pénurie allait s’installer, les gouvernements successifs ont augmenté le numerus clausus brutalement début 2000. Cela signifie qu’ils étaient conscients des difficultés qu’allaient rencontrer les Français à moyen terme. Ils auraient pu choisir d’augmenter drastiquement les effectifs pour faire face à ce risque. Pourtant, la solution retenue a été d’augmenter les effectifs de façon insuffisante pour laisser persister une pénurie, mais une pénurie moindre, qui devrait éviter une explosion sociale. D’où l’importance du facteur sociologique ci-dessus, seules des personnes immunisées contre les effets de leur propre politique pourraient se lancer dans une telle aventure avec autant de cynisme, mais avec quels objectifs ?

La seule hypothèse logique serait l’application de la recette néolibérale fétiche consistant à mettre en tension un service public ou une institution pour la forcer à se réformer. « Affamer la bête » comme les néoconservateurs américains l’ont théorisé. Sur le plan de l’hôpital public, la bête semble effectivement bien affamée, étique jusqu’à l’os. La prochaine étape dans cette stratégie serait le transfert définitif au privé de pans entiers des hôpitaux publics (6).

En revanche pour la médecine générale et les soins de premiers recours sinistrés, l’objectif paraît moins net, bien qu’une privatisation rampante soit envisageable par le biais de centres de santé privés.

Notre Sécurité Sociale représente une enclave hors marché intolérable, une possibilité d’alternative généralisée à l’économie marchande et donc au capitalisme néolibéral qui doit absolument être anéanti. Nous pensons qu’il s’agit de prendre le contrôle, sous une forme étatique donc bureaucratique, de l’ensemble des soins libéraux de premiers recours. Il faut donc revenir sur la liberté d’installation des médecins et augmenter les rémunérations forfaitaires afin de pouvoir contrôler de plus en plus les prescriptions, à l’aide d’objectifs évaluables donc chiffrés, exactement comme à l’hôpital. Le but ultime étant bien évidemment de pouvoir diminuer les coûts, mais, ne nous y trompons pas, il y a également la volonté de prendre le contrôle des professionnels libéraux qui échappent actuellement pour une large part à l’emprise néolibérale par le biais de notre système de protection sociale qu’il s’agit, in fine, de détricoter. Il y a une raison structurelle à cela : notre Sécurité Sociale représente une enclave hors marché intolérable, une possibilité d’alternative généralisée à l’économie marchande et donc au capitalisme néolibéral qui doit absolument être anéanti. Il ne faut pas d’espoir, il n’y a pas d’alternative.

De plus, cette tension permanente sur le terrain est également utilisée comme une arme, afin de ne pas laisser aux professionnels de santé le temps de réfléchir aux causes réelles des dysfonctionnements. La tête dans le guidon en permanence, sous tension, l’organisation d’une résistance et d’une riposte en ville comme à l’hôpital s’avère très difficile. Elle serait pourtant très féconde si les PSPR et les hospitaliers parvenaient à s’allier autour de revendications communes (7).

Enfin, le troisième facteur est structurel : nous l’appellerons une « procrastination institutionnelle ». Les traités européens ont sanctuarisé l’ensemble des outils macro-économiques permettant habituellement à une nation souveraine de pouvoir orienter sa politique économique. Ainsi, la perte de contrôle de notre monnaie, la libre circulation des biens et des capitaux, puis le contrôle du budget par la Commission Européenne ont entraîné des conséquences désastreuses, en France tout particulièrement du fait de son histoire économique et sociale. Le pays s’est désindustrialisé, ce que toute la classe politique reconnaît en cette année électorale, bien que les modalités de réindustrialisation varient fortement d’une famille politique à l’autre. Dans le cas français, notre système de protection sociale étant majoritairement basé sur la cotisation sociale employeur/salarié, la destruction du tissu industriel devait automatiquement provoquer de fortes tensions pour le financement de notre Sécurité Sociale. En l’absence de remise en cause du carcan européen, les gouvernements successifs enchaînent les années d’austérité budgétaire, dont la santé, l’éducation et de façon générale l’ensemble des politiques sociales subissent les effets délétères, au contraire d’autres dispositifs « incitatifs » centrés sur les entreprises dont les montants peuvent atteindre des sommes astronomiques (8).

Concernant la santé, et devant les projections catastrophiques de démographie médicale, il était donc tentant pour chaque mandature de remettre le problème à plus tard tout en faisant semblant de le prendre au sérieux. Cette attitude est possible du fait de l’inertie du système, une décision se jugeant à plus de 10 ans, la responsabilité n’apparaît pas immédiatement. Le système médiatique permet également aux anciens gouvernements de s’en sortir à moindres frais puisque le manque de lits et les déserts médicaux sont systématiquement présentés comme des données naturelles, malencontreuses certes, mais détachées de toute connotation politique. Cette procrastination institutionnelle est également facilitée par les structures économiques évoquées, qui jouent spontanément pour le maintien de l’austérité et donc à la réduction permanente et obsessionnelle des « coûts » que représenterait la santé (9). Dans l’esprit bureaucratique, s’attaquer de front au problème et y remédier en augmentant drastiquement le numerus clausus dès 2005 par exemple, impliquait forcément une explosion des « coûts » insupportable. Les choix faits en matière de démographie médicale ont donc consisté à limiter la pénurie, mais pas à la résoudre, en transférant ce délicat problème à la mandature suivante, en détournant le regard des conséquences pour la population. Le creusement budgétaire ne pourrait donc pas leur être reproché, charge au gouvernement suivant de s’en débrouiller. Cette procrastination institutionnelle nous a fait perdre 20 ans dans le domaine de la santé, tout comme elle bloque actuellement toute prise en compte sérieuse de la destruction environnementale en cours.

Mais il ne faut pas que la population vienne perturber ce doux programme en ayant l’outrecuidance de résister à ce rouleau compresseur. Il faut donc la diviser et en particulier les professionnels de santé susceptibles d’obtenir une adhésion populaire en cas de résistance. L’opposition historique entre syndicats de médecins libéraux et hospitaliers trouvait ici des oreilles attentives, il suffisait de se laisser porter par ce conflit ancien en l’alimentant subtilement de temps en temps.

Ainsi, de rapport en rapport, la crise des urgences s’expliquerait par les manquements des médecins libéraux, et des généralistes en particulier (10). Entendons-nous bien, nous ne disons pas que les généralistes et leur organisation seraient parfaits et qu’il n’y aurait rien à redire, mais simplement que ce n’est pas le problème principal. On estime qu’environ 29 % des consultations aux urgences pourraient relever de la médecine générale, mais celles-ci concernent des actes courts à la suite desquels les patients quittent le service (11). Tous les médecins passés aux urgences (donc tous les généralistes puisque c’est un stage obligatoire durant l’internat) savent bien que la cause principale de l’embolisation des services d’urgence vient du manque de lits d’aval. Un urgentiste du CHU de Limoges témoigne, « Actuellement, on a près de 130 passages par jour et on sait qu’on ne peut en hospitaliser qu’une quarantaine. » (12).

C’est surtout parce qu’il n’y a pas de lits disponibles dans l’hôpital que la situation est intenable aux urgences. Donc le problème est de la responsabilité directe du pouvoir politique qui a organisé cette pénurie. Mais il est plus commode de prétendre que cela viendrait de la mauvaise organisation des généralistes, même si elle serait bien évidemment perfectible, cela n’ouvrira pas de nouveaux lits.

La communication des gouvernements, depuis au moins 2010, pointe systématiquement la responsabilité des professionnels dans un objectif de division. Malheureusement cette stratégie semble fonctionner pour le moment d’où l’importance de travailler à une alliance entre les hospitaliers et les PSPR. Les problèmes de l’hôpital viendraient d’une mauvaise organisation interne, les déserts médicaux d’une mauvaise coordination des professionnels libéraux, la surcharge des urgences de la faute des généralistes. Curieusement, la responsabilité des pouvoirs publics, pourtant écrasante comme nous l’avons démontrée, est systématiquement écartée des rapports officiels. Il est évident que le pouvoir refuse d’endosser la responsabilité de la situation, il est préférable que la population l’ignore pour que celle-ci retourne son angoisse et sa colère contre les professionnels de santé et pas contre eux. Malheureusement cette stratégie semble fonctionner pour le moment d’où l’importance de travailler à une alliance entre les hospitaliers et les PSPR, puisque leur interdépendance est manifeste. Ils sont victimes des mêmes logiques structurelles, et celles-ci ne pourront trouver une résistance suffisamment puissante qu’en s’alliant sur des propositions claires. Une telle alliance aurait vocation à s’ouvrir ensuite à l’ensemble des citoyens afin de sensibiliser la population aux problématiques de protection sociale et débuter une forme d’éducation populaire à la gestion de ce système, comme le souhaitaient les fondateurs de la Sécurité Sociale.

5 ˗ Des propositions en trompe-l’œil

Devant l’effondrement des effectifs des médecins généralistes disséminés sur le territoire, les pouvoirs publics ont donc fini par augmenter le numerus clausus mais de façon insuffisante aux besoins, ce qui pérennisera la pénurie à un niveau très inquiétant jusqu’en 2040. De plus, aucune solution n’est disponible pour les citoyens de ces territoires, en particulier à la campagne. Cette situation devenant intenable politiquement, certaines propositions ont été formulées depuis une dizaine d’années par les gouvernements, schématiquement elles se situent à deux niveaux :

  • améliorer la coordination des PSPR ;
  • alléger les généralistes de certains actes jugés secondaires pour les transférer à d’autres professionnels de santé, c’est la délégation de tâches.

Nous ne nous étendrons pas sur ces mesures qui, dans l’ensemble, relèvent de la même logique structurelle, qui consiste à gérer la pénurie de façon technocratique avec une complexification informatique croissante, donc très chronophage. D’une façon générale, elles se heurtent aux mêmes contraintes humaines du manque de personnel soignant à tous les niveaux, et ne prennent pas en considération le facteur « écœurement » qui pousse vers la sortie du système de santé un nombre croissant de professionnels ce qui aggrave la situation sur le terrain.

Concernant la coordination des PSPR, la mesure phare de ces dernières années est la création des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS), promue par le premier syndicat de généralistes MG France. Les professionnels d’un territoire s’auto-organisent sous le patronage des caisses départementales d’Assurance maladie et des Agences Régionales de Santé (ARS), donc in fine de l’État. Il faut ensuite faire une demande de reconnaissance officielle, sous la forme d’une association loi 1901, et des financements (conséquents) sont octroyés chaque année par l’Assurance maladie et l’ARS. Ces financements permettent le fonctionnement de la CPTS (notamment d’investir dans des logiciels informatiques) et de financer des actions de santé préalablement définies par la CPTS, de salarier un coordinateur de la CPTS devant faire le lien entre tous les professionnels de santé du territoire qui, à la campagne notamment, peut être très vaste. Le coordinateur a également pour tâche de se mettre en relation avec l’hôpital, en particulier pour les sorties d’hospitalisation. Séduisantes sur le papier, ces CPTS présentent de très sérieuses limites.

Plus fondamentalement, les mesures bureaucratiques aboutissent toujours aux mêmes résultats : augmenter le temps administratif pour les soignants, ce qui paradoxalement diminue un peu plus le temps de soins disponible (donc la pénurie), majorer le nombre de postes administratifs (donc la bureaucratisation du système de santé) et transférer des actes de professionnels saturés vers d’autres professionnels tout aussi saturés.

Toutes ces propositions semblent émaner de responsables politiques voulant surtout faire de la communication, en montrant qu’ils « agissent » aux yeux d’une population paniquée devant les résultats d’une politique budgétaire dont ils refusent d’assumer les résultats sociaux. Ainsi, la réponse de l’administration est quasi constante : augmenter la bureaucratisation par le biais du nouveau management public, désorganiser le travail des acteurs de terrain (et donc au final, prendre du temps de soins aux soignants déjà en sous-nombre) et finalement perpétuer un état de tension permanent propre à épuiser et diviser les professionnels.

Notes de bas de page du second volet :

↑1 Pierre-Louis Bras, « Les Français moins soignés par leurs généralistes : un virage ambulatoire incantatoire ? », Les tribunes de la santé n°50, printemps 2016.
↑2 « D’ici à 2040, les effectifs de masseurs-kinésithérapeutes augmenteraient de 57 % soit bien plus que les besoins de soins », DREES études & résultats, n°1075, juillet 2018.
↑3 « 53 % d’infirmiers en plus entre 2014 et 2040, une forte hausse qui répond à la demande de soins », DREES études & résultats, n°162, mai 2018.
↑4 Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009.
↑5 Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021.
↑6 Hypothèse également défendue par l’économiste Gaël Giraud. Voir Salomé Saqué, « Gaël Giraud : « Nous allons vers la catastrophe totale »», site en ligne Blast, 15 février 2021.
↑7 Comme lors du premier confinement où une alliance locale a permis des avancées réclamées de longue date dans le service des urgences pédiatriques du CHU de Limoges. Voir Frédérick Stambach, « Écoutez notre savoir-faire de terrain, in Soigner. Manifeste pour une reconquête de l’hôpital public et du soin », Les furtifs, C&F éditions, 2021.
↑8 Comme par exemple le CICE, équivalent du budget de l’Éducation nationale à lui seul.
↑9 Pierre Bourdieu, Anthropologie économique – Cours au Collège de France, 1992-1993, Raisons d’agir /Seuil, 2017.
↑10 Le dernier en date est le rapport Mesnier de mai 2018. Il est frappant de constater que si les pénuries de lits et de médecins libéraux sont évoquées, il n’est jamais question d’y remédier, elles sont prises comme une donnée immuable quasi naturelle et apolitique.
↑11 Le rapport Mesnier affirme que 42,9 % des passages aux urgences auraient pu être pris en charge par un médecin libéral généraliste ou spécialiste. En réalité ce chiffre est surévalué, car conditionné au fait de pouvoir faire des examens complémentaires le jour même, ce qui en pratique est impossible du fait de la pénurie organisée. En s’appuyant sur ce rapport, environ 29 % des passages aux urgences pourraient relever d’une consultation chez le généraliste le jour même ou le lendemain (sans examen complémentaire nécessaire).
↑12 Margaux Blanloeil, Saturation des urgences du CHU de Limoges : témoignage cauchemardesque, France 3 Nouvelle-Aquitaine, 3 février 2022.

 

Troisième volet

6 – Propositions pour la fondation d’un service public de santé territorial (SPST)

Arrivés à ce stade de notre analyse, nous affirmons qu’il est impossible de trouver des solutions innovantes dans le cadre institutionnel actuel. Le paramètre principal, la démographie des soignants en général (et des généralistes pivots des PSPR en particulier), est figé pour au moins 13 ans et nous devons « faire avec » sur ce laps de temps. Nous pourrions gagner 2 ou 3 ans maximum sur les projections présentées ici en cas de victoire d’un programme de rupture avec le néolibéralisme en 2022, mais nous considérerons ici que la pénurie médicale est acquise jusqu’en 2040.

Deuxième point important, aucune réforme ambitieuse ne peut se faire contre les professionnels de terrain, hospitaliers comme PSPR, en grande souffrance donc particulièrement sensibles à une nouvelle dégradation de leurs conditions d’exercice.

Enfin, une rupture avec le cadre institutionnel de la Vème République nous semble indispensable tant ce régime favorise l’éloignement des citoyens des centres de décision (ce qui est volontaire), et la technocratisation de notre système de santé, dorénavant entièrement piloté par l’État. C’est l’une des raisons de l’échec de la création par Marisol Touraine, et donc du quinquennat Hollande, du « service public territorial de santé ». La légitimité est complètement rompue entre les institutions et le terrain. La crise du COVID-19 n’a fait qu’aggraver une situation qui était déjà perceptible, le discrédit et la méfiance sont au coeur  des relations entre l’administration et les soignants (et de façon générale entre tout ce qui représente l’État et les citoyens). En effet, quelle crédibilité pourrait avoir une régulation territoriale par l’État actuel qui, dans le même temps, continue à supprimer des lits et fermer des hôpitaux de proximité, poussant des soignants de plus en plus nombreux à la démission ? C’est également le même État qui a organisé la pénurie comme nous l’avons démontré et qui viendrait maintenant nous parler d’organiser l’égal accès aux soins ?

Concernant le système de santé à proprement parler nos propositions suivent trois grands axes : la création d’un grand service public de santé territorial (que nous allons voir plus en détail), la création d’un pôle socialisé du médicament (qui assurerait la recherche, la production et la distribution des produits de santé que nous avons eu l’occasion de développer ailleurs (1)) et la refonte de la Sécurité Sociale.

Sur ce dernier point, que nous ne traiterons pas dans cet article(2), il nous semble très important de préciser que nos propositions devraient retrouver les quatre principes révolutionnaires initiaux de 1946 : unicité de la Sécurité Sociale, remplacement du principe de charité par celui de solidarité, financement par le salaire socialisé grâce à la cotisation, et enfin introduction de la démocratie sociale avec l’élection par les assurés sociaux des dirigeants nationaux et locaux de la Sécurité Sociale (3). Sans l’application de ces principes nos propositions n’auraient aucun sens, car nous considérons que la Sécurité Sociale est la pointe la plus avancée et la plus aboutie d’un autre modèle de société indépendante du marché, du « déjà-là » selon les mots de Bernard Friot. C’est l’ébauche de la République sociale chère à Jaurès, infiltrée en société capitaliste, devant servir de socle à la propulsion d’une société différente, protégée des aléas et de l’injustice du marché.

C’est pour cela que la démocratie interne de la Sécurité Sociale et son financement par les cotisations sont des points clés qu’il convient de (re)conquérir, et des préalables indispensables. C’est pour cela que la démocratie interne de la Sécurité Sociale et son financement par les cotisations (contre l’extension de son financement par l’impôt type CSG qui induit une étatisation et donc une bureaucratisation) sont des points clés qu’il convient de (re)conquérir, et des préalables indispensables à nos propositions. Tout en conservant à l’esprit que les propositions qui vont suivre doivent être replacées dans le contexte d’une transformation structurelle profonde et notamment d’une refonte des institutions de notre Vème République comme évoquée ci-dessus. L’idée principale que nous avançons ici serait d’officialiser le service public de premier recours que les PSPR forment à leur insu et l’englober dans un nouveau service plus vaste et complet : le service public de santé territorial (SPST).

Nous pourrions prendre comme modèle administratif l’organisation de l’hôpital public (dans une version rénovée bien entendu), ces deux services publics relèveraient de la même juridiction administrative permettant des transferts de personnels soignants dans les deux sens et une mutualisation du personnel administratif pour en limiter l’inflation. Dans notre esprit, ces deux services publics se situeraient dans le cadre conceptuel de la théorie des communs d’Elinor Ostrom comme nous l’avions déjà fait pour le pôle socialisé du médicament, car cela permet de refonder la logique de service public en y introduisant, notamment, la démocratie interne (4).

Nous pourrions nous appuyer sur le territoire géographique des fameuses CPTS (voir chapitre 5) pour chaque département, une CPTS correspondrait à une unité administrative que nous nommerons Pôle de santé territorial (PST). Ces PST seraient composés des professionnels libéraux volontaires du territoire concerné, ils pourraient bénéficier d’un statut de la fonction publique hospitalière, dans le cas des médecins nous pourrions créer des postes de praticiens hospitaliers territoriaux qui seraient rémunérés sur la base de la grille tarifaire des praticiens hospitaliers. La gestion administrative de ces services impliquerait la mutualisation et/ou l’embauche d’un personnel spécifique (cadres de santé, secrétaires, techniciens). Pour les personnels paramédicaux, là aussi la grille tarifaire des hospitaliers pourrait s’appliquer à condition d’une nette revalorisation qui profiterait alors aux deux secteurs, hospitalier public actuel et SPST nouvellement créé. L’intégration à ce SPST serait volontaire pour les professionnels, qu’ils soient déjà installés ou encore en formation. Pendant une longue période (peut-être définitive), ce service public fonctionnerait à côté de l’organisation actuelle, les deux systèmes étant complémentaires.

Chaque PST serait financé par un budget global permettant ainsi de supprimer la tarification à l’acte, qui n’est plus adaptée à la situation actuelle, en particulier pour le suivi des pathologies chroniques, provenant des cotisations récoltées par les caisses de Sécurité Sociale. Sa gestion administrative se ferait au niveau départemental et régional. Nous pensons que des ARS refondées seraient le bon outil pour piloter l’ensemble de la politique de santé et notamment ce nouveau service public. En effet, les ARS sont déjà existantes et opérationnelles, avec des délégations départementales dans toute la France. Cependant, il conviendrait d’y effectuer deux réformes majeures : un financement suffisant dont la source principale proviendrait là aussi des cotisations et une « dé-technocratisation » massive ce qui correspondrait à y faire entrer à grandes eaux la démocratie (il ne faut plus que les directeurs départementaux et régionaux soient nommés par le pouvoir, mais élus par un collège de représentants des professionnels de santé du territoire, des élus locaux, des représentants des caisses de Sécurité Sociale et des travailleurs). Totalement délégitimées pendant la crise COVID, il faudrait probablement renommer ces ARS afin de prendre acte du changement de paradigme.

Autre point majeur, ce nouveau SPST intégrerait tous les métiers du lien qui ont un rôle décisif méconnu et surtout non reconnu. Ces professionnels auraient un véritable statut de la fonction publique à créer, des horaires décents et une rémunération revalorisée tant leur rôle est primordial. Le financement proviendrait d’une augmentation des cotisations sociales, neutre pour la population puisqu’elles remplaceraient l’investissement privé actuel supporté par les particuliers. Un plan de recrutement massif pour répondre aux besoins de la population devra être enclenché. Cela concerne les auxiliaires de vie sociale, les assistantes maternelles, les animatrices périscolaires et les accompagnantes d’enfant en situation de handicap (5).

Cette organisation territoriale aurait de multiples avantages :

– Elle répond aux attentes des jeunes généralistes, qui ne sont pas attirés par l’exercice libéral, en offrant des postes stables et salariés, présentant tous les avantages de la fonction publique hospitalière. Il s’agit en fait de généraliser et d’institutionnaliser le principe des centres de santé (6) pouvant fonctionner sur budget global, mais dont la mise en place actuelle relève du parcours du combattant administratif et financier. Toute la gestion administrative et technique serait ainsi transférée aux personnels adéquats du PST, ce qui libérerait les soignants de tâches extrêmement chronophages : la comptabilité personnelle, la comptabilité des cabinets de groupe, la gestion technique du cabinet (travaux, réparation en tous genres)… Cette organisation libérerait du temps de soins pour tous les professionnels, et pour les médecins généralistes en particulier qui y consacrent actuellement environ 10 h par semaine sur une moyenne hebdomadaire de travail de 50 heures (7). Mis bout à bout, le travail non médical des médecins généralistes correspond à une journée entière par semaine. Dans un contexte de pénurie, cette organisation permettrait d’augmenter « l’offre de soins » à densité standardisée égale, ce qui sera, rappelons-le, la situation concrète sur le terrain pendant au moins 15 ans. Il y aurait un chef de Pôle élu par les professionnels du PST, qui assurerait une partie de la coordination avec le personnel administratif mutualisé/recruté pour cela.

– Cela permettrait une régulation territoriale des nouveaux généralistes installés, puisque les postes de professionnels seraient ouverts dans les zones géographiques prioritaires afin de « lisser » la pénurie sur l’ensemble du territoire et d’éviter des zones désertiques comme actuellement.

– Ces PST seraient en liens étroits avec les centres hospitaliers généraux ou universitaires du département, faisant partie de la même entité administrative, ce qui permettrait de faciliter les échanges entre professionnels, en particulier les spécialistes pourraient venir faire des journées de vacation localement au plus près des populations âgées, moyennant un investissement minimal par les PST en matériel.

– À l’instar des services hospitaliers, une permanence de soins obligatoire serait organisée entre tous les médecins du PST.

– Cela rendrait palpable l’interdépendance très forte entre l’hôpital public et les PSPR. Les différents professionnels pourraient ainsi plus facilement obtenir des revendications communes, et lutter contre la tendance à la bureaucratisation qui, comme toute institution, ne manquera pas de persister dans son être.

– Concernant les autres professions médicales, les PST pourraient s’appuyer sur les deux professions dont la densité va s’accroître, les chirurgiens-dentistes et les sages-femmes afin de pouvoir réellement déléguer certains soins (notamment les suivis gynécologiques pour les sages-femmes). Eux-aussi bénéficieraient du statut de praticien hospitalier territorial.

– Un point très important et novateur, serait le recrutement massif d’aides-soignants, dont la formation est beaucoup plus courte (une année). Cela permettrait un vaste réseau rapidement opérationnel, entièrement pris en charge par la protection sociale, qui pourrait effectuer de nombreuses tâches à domicile actuellement effectuées par des infirmiers (notamment le nursing) et donc de libérer du temps de soins.

– Des assistantes sociales salariées pourront être recrutées dans chaque PST à l’instar de ce qui se produit dans un service hospitalier. En symbiose au sein du PST avec tous les métiers du lien, cela faciliterait le travail pluriprofessionnel et permettrait d’augmenter là encore le temps de soin. Sans parler d’une amélioration phénoménale de la prise en charge multidimensionnelle de tous les citoyens.

– Des psychologues et diététicien(ne)s pourront également être salariés par le PST ce qui rendrait accessibles sans frais ces deux professions au plus grand nombre, et serait extrêmement bénéfique en termes de prévention. Cela aurait ensuite un impact positif sur les PSPR à moyen terme en diminuant leur charge de travail.

– Le cas des pharmaciens doit être traité à part, car ils sont souvent les grands oubliés. Ce sont des professionnels dotés d’une solide formation très largement inexploitée, car le travail d’un pharmacien en officine est en grande partie un travail de commercial et de manager.

La grande majorité du chiffre d’affaires d’une officine provient de la vente des spécialités pharmaceutiques remboursables, le secteur parapharmacie pourtant omniprésent dès que l’on pénètre dans une officine reste minoritaire. Les pharmaciens perdent leur temps à négocier avec des mastodontes pharmaceutiques, en les mettant en concurrence pour tenter d’obtenir les meilleurs tarifs. Ainsi, leurs compétences pharmacologiques sont sous-utilisées.

Ici nous proposons de ne plus les laisser dans cette situation. Les pharmaciens d’officine souhaitant rejoindre un PST deviendraient des pharmaciens hospitaliers territoriaux dont la rémunération serait basée sur la grille tarifaire en vigueur à l’hôpital, tout comme les préparateurs en pharmacie et les autres professionnels travaillant en officine. Cette disposition doit impérativement être couplée à la création d’une entité publique capable de réaliser à l’échelle nationale l’achat et la distribution des spécialités pharmaceutiques remboursables. À terme, il faudrait également que cette entité puisse les produire, nous avons développé cette idée en proposant la création d’un pôle socialisé du médicament (8). Ainsi libérée de cette tâche ingrate, la compétence des pharmaciens pourrait se rediriger vers le suivi des patients chroniques (éducation thérapeutique, conciliation médicamenteuse, suivi de l’observance…), en particulier les patients poly-médicamentés avec les multiples interactions médicamenteuses qu’elles engendrent. Retrouvant du temps de soins, et malgré leur densité déclinante, ils pourraient participer à la délégation de certaines tâches.

– Pour les cabinets médicaux ou les officines existantes qui seraient volontaires, l’intégration à un PST ne signifie pas expropriation. Les locaux professionnels et commerciaux seraient rachetés au prix du marché à leurs propriétaires par la collectivité locale et deviendraient une propriété sociale. Reste le cas des activités de parapharmacie, donc non prises en charge par la Sécurité Sociale, qui devraient faire l’objet d’un statut différent. Nous pourrions imaginer que ces activités persistent au sein des officines des PST, mais à des prix préférentiels puisque négociés au niveau national par le pôle socialisé du médicament.

– Ce SPST restera juxtaposé au système actuel « libéral » conventionné moyennant un certain nombre de modifications. Il n’y aura pas d’absorption obligatoire à ce service public, bien que des passerelles devront exister, basées sur le volontariat des praticiens (astreintes, journées de consultation dans des zones désertiques, demandes de soins non programmés, vacations de spécialistes).

Concernant le secteur conventionné, il est évident qu’une refonte complète s’avère nécessaire. Il s’agit de geler le secteur 2 (avec dépassements d’honoraires) :  plus aucune nouvelle installation en secteur 2 ne doit être possible. Ce qui aboutira à terme à sa disparition lorsque les derniers praticiens secteur 2 prendront leur retraite, il s’agit donc de la suppression complète des dépassements à terme. Couplée à cette mesure, il faudra revoir complètement la tarification du secteur 1 (sans dépassement), car les inégalités y sont très importantes : par exemple un pédiatre gagne 4 fois moins qu’un radiologue, cela est injustifiable sur le plan de l’utilité sociale et de la qualification. Nous proposons ici d’améliorer la cotation de certains actes et d’en diminuer d’autres afin que la rémunération moyenne à temps de travail équivalent soit relativement homogène selon les spécialités. De plus, un conventionnement sélectif devra être mis en place (au sein des ARS refondées) pour toute nouvelle installation en secteur 1 afin de flécher davantage les nouvelles installations.

Enfin nous imaginons ici la création d’un « secteur 3 », qui permettrait aux spécialistes volontaires d’abandonner la tarification à l’acte et de pouvoir intégrer un PST pour devenir praticien hospitalier territorial.

– Il faudra également mettre en place, enfin, une « grande Sécurité Sociale » avec un régime unique en absorbant les mutuelles et assurances complémentaires (ainsi que le personnel y travaillant). Le HCAAM a étudié ce scénario qui serait bénéfique pour la collectivité aussi bien en termes d’égalité qu’en termes d’efficacité économique puisque les coûts de gestion de la Sécurité Sociale sont très inférieurs à ceux des organismes privés (9). Dans notre esprit, il faudra bien entendu coupler cette mesure à un retour aux idéaux révolutionnaires de 1946 comme nous l’avons évoqué, en particulier en réinstaurant le pouvoir des citoyens au sein des caisses.

De telles propositions sont indissociables d’une refonte profonde de nos institutions, comme nous l’avons déjà souligné, mais aussi et surtout de l’hôpital public lui-même. Nous sommes conscients du risque de bureaucratisation d’un tel système, même s’il répond à beaucoup des problématiques actuelles, notamment en augmentant le temps de soins de tous les PSPR. C’est pour cette raison que de telles propositions sont indissociables d’une refonte profonde de nos institutions, comme nous l’avons déjà souligné, mais aussi et surtout de l’hôpital public lui-même. Sans cela, nos propositions consisteraient à transférer les problèmes et dysfonctionnements de l’hôpital public aux PSPR. Il faudra un investissement public massif pour le matériel et les locaux de nos hôpitaux publics. La réouverture d’hôpitaux de proximité, le recrutement de soignants en améliorant drastiquement les conditions de travail et la rémunération de certaines professions. En particulier, il faudra impérativement sortir de la tarification à l’activité, revenir sur l’ONDAM et instaurer une gouvernance démocratique de l’hôpital où soignants, administratifs, élus locaux et représentants de l’État partageraient le pouvoir.

Il est primordial d’avoir à l’esprit que les dysfonctionnements de l’hôpital public sont sources d’une immense perte de temps pour les PSPR : retours à domicile trop précoces des patients, refus d’hospitalisation de la part des patients qui se sentent maltraités à l’hôpital, impossibilité d’une hospitalisation directe dans un service, difficultés pour obtenir des rendez-vous spécialisés demandant de multiples coups de téléphone, des courriers qui se perdent qu’il faut refaire puis retéléphoner, etc. Bref les PSPR ont un intérêt direct bien compris à travailler avec un hôpital public qui respire et qui fonctionne correctement. Tout serait plus simple et plus fluide, donc synonyme de gain de temps et d’efficacité pour tout le monde permettant là encore d’optimiser le « stock » de médecins dont nous disposons pour les 15 prochaines années.

7- Conclusion

Au terme de cette analyse, nous espérons avoir démontré le caractère éminemment politique de la santé et des mesures, en apparence techniques, qui sont prises par des gouvernements irresponsables. Nous allons devoir faire face à une pénurie qui, loin d’être une donnée naturelle, a été organisée pour des raisons complexes, mais relevant principalement de l’obsession bureaucratique pour l’équilibre budgétaire et la réduction des « coûts » de santé. L’évaluation économique de nos propositions resterait à préciser, mais nous ne pensons pas qu’elles seraient très inflationnistes, car la sortie de la tarification à l’acte en ville et à l’activité à l’hôpital (T2A) serait une source d’économie très importante tant la gabegie qu’entraîne ce système est grande. Ce qui actuellement est payé en actes se transformerait en salaires.

Il nous paraît important de conclure en rappelant à nouveau l’extrême dépendance des politiques de santé avec les institutions de la Vème République et les traités européens. La désindustrialisation du pays engendrée par les politiques monétaires et libre-échangistes de l’Union européenne a entraîné une diminution des cotisations sociales très préjudiciable à notre système de protection sociale. Ils poussent également à l’austérité budgétaire permanente. Une transformation radicale de notre système de santé, dans un sens de progrès humain, devrait porter sur l’ensemble des paramètres afin de ne pas être phagocyté par une bureaucratie omnipotente en voie d’autonomisation. Il faut lier les problématiques, car la protection sociale, loin des débats techniques habituels, relève en fait de notre modèle de société et devrait relever d’un choix démocratique public et non de décisions obscures prises en catimini. L’implication dans un projet collectif enthousiasmant qui réduirait l’impact écologique et les inégalités serait une grande source d’espoir et d’affects joyeux, ce qui est plus que jamais indispensable pour diminuer le recours au système de santé.

Il convient d’ajouter que l’état de santé d’une population est étroitement dépendant de son environnement, en particulier socio-économique. Il est démontré que l’augmentation des inégalités, notamment des inégalités de revenus, au sein d’un pays dégrade l’état de santé de toute la population, des plus riches aux plus pauvres (10). Il est donc faux de penser que dans une population vieillissante la demande de soins serait condamnée à augmenter. Elle continuera d’augmenter tant que les politiques économiques et sociales condamnent les citoyens au désespoir et à l’impuissance. Une politique de rupture avec le capitalisme néolibéral serait de nature à changer complètement l’état d’esprit de la population qui redeviendrait maîtresse de ses destinées. L’implication dans un projet collectif enthousiasmant qui réduirait l’impact écologique et les inégalités serait une grande source d’espoir et d’affects joyeux, ce qui est plus que jamais indispensable pour diminuer le recours au système de santé (11).

Ainsi, le passage à une VIème république sociale et démocratique, la refonte de notre Sécurité Sociale et la sortie des traités européens actuels permettraient la politique protectionniste nécessaire à une relocalisation et une réindustrialisation de notre pays. Cela permettrait de pouvoir rentrer dans un cercle vertueux d’investissements à partir des cotisations sociales, dont le montant et l’attribution seraient librement débattus. La réalisation d’un pôle socialisé du médicament et d’un vaste service public de santé territorial deviendrait alors possible.

Notes de bas de page du troisième volet:

↑1 Voir Frédérick Stambach et Julien Vernaudon, « Pour un pôle socialisé du médicament », sur en ligne Le Vent Se Lève, 6 octobre 2021.
↑2 Nous renvoyons ici à l’excellent livre de Bernard Teper et Pierre Nicolas, Penser la République Sociale pour le XXIe siècle, 2 Tomes, Eric Jammet éditeur, 2014.
↑3 Bernard Teper,« Refonder la Sécu pour réaliser la République sociale », sur ReSPUBLICA le 19 septembre 2021.
↑4 Frédérick Stambach et Julien Vernaudon, op. cit. ; et Fabienne Orsi, Biens publics, communs et État : quand la démocratie fait lien, in Vers une république des biens communs NicoleAlix, Jean-Louis Bancel, Benjamin Coriat et Frédéric Sultan (sous la direction de), Les Liens qui Libèrent, 2018.
↑5 Voir le remarquable rapport parlementaire des députés Bruno Bonnell et François Ruffin, Rapport d’information sur les métiers du lien N° 3126, Commission des affaires économiques, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 juin 2020.
↑6 Richard Lopez, « Les centres de santé : un modèle ancien ayant de l’avenir », in Santé : urgence André Grimaldi et Frédéric Pierru (sous la direction de), Odile Jacob, avril 2020.
↑7 Camille Roux, « Les généralistes consacrent en moyenne 7 heures par semaine à l’administratif selon une étude », site en ligne de l’hebdomadaire Le Généraliste, 22 novembre 2018.
↑8 Frédérick Stambach et Julien Vernaudon, op. cit.
↑9 Il s’agit du scénario 3 in Quatre scénarios polaires d’évolution de l’articulation entre Sécurité sociale et Assurance maladie complémentaire, Rapport du HCAAM janvier 2022.
↑10 Frédérick Stambach, « Anthropobiologie de la santé – Les déterminants sociaux de la santé », Médecine, octobre 2014.
↑11 Richard Horton, « COVID-19 is not a pandemic », site The Lancet 26 septembre 2020 (traduction française : Emmanuelle Stambach, « La COVID-19 n’est pas une pandémie », paru dans ReSPUBLICA le 31 janvier 2021.