Résumé :
L’auteur, sociologue spécialiste et amie de Cuba montre son désarroi devant la dégradation de la santé à Cuba et le recul de l’espoir et des progrès révolutionnaires. Sa description est précise, argumentée. Comment faire ?
Abstract :
The author, a specialist sociologist and friend of Cuba, shows her dismay at the deterioration of health in Cuba and the decline of hope and revolutionary progress. Her description is precise and well-reasoned. What can we do?
Longtemps, on s’est plus à souligner, sinon à vanter les bienfaits de la médecine et du système de santé à Cuba. Mais aujourd’hui, à Cuba, les plaintes, les récriminations et les histoires désolantes au sujet de la dégradation des services de santé se font de plus en plus audibles et nombreuses : manque de médicaments, patients qui n’ont pas pu être opérés faute de médecins, d’infirmières, de matériels et de produits, malades psychiatriques en crise du fait de l’interruption forcée de leur traitement, fermeture de services hospitaliers et insalubrité des installations sanitaires, quasi disparition des ambulances en fonctionnement… L’exemple n’en est plus un. Par certains aspects on se croirait dans l’un de ces pays comme la France où le modèle entrepreneurial de l’économie capitaliste a pris le contrôle de la santé. En cause : l’engrenage de la crise économique, que l’épidémie de Covid et les réformes monétaires de début janvier 2021 ont encore intensifié. Dans son rapport de situation de novembre 2024, l’Organisation panaméricaine de la santé confirme [1] :
« Depuis plusieurs années, Cuba connaît une crise économique de plus en plus grave. Les pressions inflationnistes, les pénuries de médicaments et de fournitures et la migration croissante du personnel de santé ont mis à rude épreuve le système de santé cubain et ont eu un impact collectif sur le bien-être et la santé de la population.
Dans ce contexte difficile, Cuba traverse actuellement une crise sans précédent due à la convergence de catastrophes, d’une urgence énergétique et de graves problèmes de santé publique. En moins d’un mois, l’île a été frappée par deux ouragans (Oscar, catégorie 1, et Rafael, catégorie 3) et deux tremblements de terre (magnitudes 5,9 et 6,8). Ces événements ont laissé des traces de destruction, d’importantes inondations et des perturbations des services essentiels tels que l’eau et les soins de santé, ce qui a encore compliqué la crise socio-économique en cours. […] Alors que les épidémies de dengue et d’oropouche[2] se poursuivent dans tout le pays, le risque d’épidémies reste élevé en raison des inondations prolongées, du manque d’accès à l’eau potable et des mauvaises conditions d’hygiène dans les abris temporaires destinés aux populations évacuées. En outre, cette situation augmente la probabilité d’épidémies de maladies gastriques, d’infections respiratoires et d’autres maladies à transmission vectorielle.
Bien que le système de santé ait été en mesure de maintenir les services de santé et la surveillance épidémiologique dans une certaine mesure avec les ressources et le personnel existants, il y a un manque de réactifs et de matériel de laboratoire pour le diagnostic, d’antibiotiques et d’autres médicaments pour le traitement, ainsi que de fournitures de base pour le fonctionnement des services de santé.“
Les difficultés du secteur sont reconnues par les autorités [3]:
Jose Angel Portal Miranda, ministre cubain de la santé publique, a décrit l’année 2023 comme l’une des plus difficiles pour le système de santé. Le ministre a reconnu publiquement la crise systémique du secteur et a appelé à la revitalisation des soins de santé dans le pays. « Il y a des déficiences dans l’organisation des services, ainsi que dans la gestion des processus clés pour les soins primaires et secondaires. Cela génère de l’insatisfaction », a déclaré M. Portal Miranda. Il a ajouté que la qualité des services dans les établissements de santé était faible. Il a annoncé que les pénuries de fournitures se poursuivront, ce qui entraînera une « réorganisation constante des activités ». Il est difficile de trouver des données chiffrées sur les effets de cette crise sur la situation sanitaire du pays, mais les registres hospitaliers de sortie en portent la marque.
Chute du nombre de personnels de santé
Un aspect les plus saillants de la crise du secteur de la santé est la chute du nombre de médecins et de personnels. Selon les statistiques du ministère de la Santé, Cuba a perdu près de 64 000 médecins ou personnels de santé médicaux et auxiliaires médicaux (???) entre 2021 et 2023, soit 20% du total, les années 2020 et 2021 démontrant une démographie particulièrement haute. 25 000 médecins ont quitté leur service, soit près du quart du total de 2021, tout comme 40% des dentistes exerçant dans le pays (près de 6 500 entre les deux années) et 16% des personnels infirmiers (près de 14 000). Les autres professions de la santé sont également affectées. Les statistiques de 2024 ne sont pas encore parues, mais il ne fait pas de doute que le mouvement a continué, voire qu’il s’est intensifié. Entre 2010 et 2022, 63 hôpitaux, 37 cabinets de médecins de famille, 187 maternités et 45 cliniques dentaires ont fermé leurs portes, selon les données de l’Office national des statistiques et de l’information. Ces fermetures ont été justifiées par le besoin de rationnaliser des dépenses et une sectorisation parfois trop dense, mais elles ont été accompagnées aussi par le manque de personnels pour faire fonctionner l’ensemble des unités.
Hormis les controversées missions internationales vers l’étranger auxquelles participent plusieurs dizaines de milliers de praticiens cubains ponctionnés sur les ressources du pays car elles rapportent d’importantes recettes au pays, le départ des personnels médicaux s’effectue de deux façons :
Tout d’abord, ils démissionnent ou réduisent leur service pour consacrer leur temps à des activités privées mieux rémunérées. Si l’on trouve des médecins ou infirmiers chauffeurs de taxi, serveurs de restaurants ou gérants de boutiques, leur présence est notoire dans le secteur des soins aux personnes âgées. Avec une licence de « Assistance à personnes malades, handicapées et âgées », pour laquelle aucune compétence médicale n’est formellement requise, mais fortement appréciée, ils et elles offrent des services d’aide à domicile ou d’accompagnement et de veille de patients dans des établissements hospitaliers. Si l’exercice privé des professions de santé est toujours strictement prohibé et que ce dogme de la révolution fait régulièrement l’objet de fermes déclarations officielles, les professionnels de santé qui pratiquent le soin à domicile ou l’accompagnement hospitalier sont souvent sollicités pour effectuer des gestes infirmiers ou médicaux qui leur sont pourtant interdits en-dehors des espaces de la santé publique.
L’autre voie est celle de l’émigration, à l’instar de leurs camarades d’autres secteurs, et en dépit des restrictions qui sont imposées. Réintroduites en 2015, après une brève interruption suite à la loi de libéralisation des mobilités de 2013, ces restrictions semblent allégées pour les médecins généralistes et autres personnels, mais toujours aussi strictes pour les spécialistes. Émigrent également les étudiants en médecine, et les enseignants des écoles de médecine, au point où la qualité des enseignements et l’aptitude à former massivement des professionnels, développée par Cuba depuis la révolution, s’en trouvent gravement affectées. Tous les services de santé pâtissent des défections des médecins et autres personnels : manque de soignants aux urgences, réduction des gardes de nuit et fermeture de lits, risques infectieux importants dans les services pédiatriques et de néonatologie, postes de santé fermés ou tenus par une unique infirmière, laboratoires d’analyses incapables de répondre à la demande, voire exigeant des pots-de-vin pour honorer une ordonnance. Les récits abondent, tant dans les propos de mes interlocuteurs, ceux de médecins, que dans les articles diffusés en ligne, sur divers sites d’informations. En raison de la pénurie sévère (mais pas si récente) de personnels infirmiers, l’accompagnement par un proche en cas d’hospitalisation est nécessaire pour effectuer la toilette, des veilles de nuit, les repas, et même l’administration des médicaments ou le suivi des perfusions. En l’absence de proches disponibles, des aides privées sont rémunérées, comme évoqué plus haut : ainsi va la marchandisation rampante des services hospitaliers, et par elle l’accroissement des inégalités.
Une annonce circule par whatsapp : une entreprise privée[4] « cherche du personnel de nettoyage des hôpitaux et offre des salaires supérieurs à ceux des médecins à Cuba. » Selon le niveau de responsabilité, les salaires proposés vont d’une fois et demi à trois fois celui de mon ami Edouardo, docteur en Science et professeur des Universités hors classe titulaire de chaire. Les réseaux sociaux s’indignent, les médecins se sentent humiliés : « Bon, je vais aller travailler comme personnel de nettoyage dans mon hôpital », ironise Edouardo.
Dégradation des équipements, pénuries de fournitures et de transports sanitaires
Si les défections des personnels médicaux sont fondées en premier lieu sur le bas niveau des salaires, qui ne permet plus de survivre (alors que les autorités prenaient soin qu’ils garantissent un mode de vie correct, voire privilégié), c’est aussi la dégradation des conditions de travail qui est invoquée. Épuisés par des services accrus pour remplacer leurs collègues, incités à travailler bien au-delà de l’âge légal de la retraite, démoralisés par le manque de moyens pour soigner (gants, matériel de suture, désinfectants, instruments chirurgicaux…), faisant face aux mêmes problèmes d’approvisionnement alimentaire et d’incertitudes que les autres Cubains, les médecins et infirmiers estiment souvent qu’ils ne peuvent plus exercer leur métier dans des conditions acceptables.
Ils risquent aussi d’être rendus responsables de négligence, alors qu’ils ne disposent pas du matériel et des équipements nécessaires. De fait, plusieurs médecins ont été condamnés à des peines de prison ou d’assignation à domicile (jusque trois ans) pour la mort de patients de chirurgie. Le code pénal cubain ne définit pas spécifiquement le crime de négligence médicale. Les responsabilités des médecins sont déterminées par l’évaluation des résultats de leur conduite. Par conséquent, les principales infractions invoquées pour poursuivre les médecins sont les blessures ou les homicides. Les hôpitaux pédiatriques attirent particulièrement le regard et les commentaires de la presse en ligne : ainsi du cas d’une fillette de 2 ans qui a dû attendre une transplantation du foie pendant deux ans, alors que son père était disposé à donner, parce que les conditions matérielles de l’intervention n’étaient pas réunies. L’état catastrophique de certains services de néonatologie serait partiellement responsable de l’augmentation récente de la mortalité infantile (qui demeure néanmoins l’une des plus basses du monde).
Les proches d’enfants décédés ou mal pris en charge réclament régulièrement justice aux autorités : dans un pays où tout le système de soins est étatisé, l’État est considéré responsable au premier chef par la majorité des citoyens, généralement très attachés à leurs médecins. Fin novembre 2023, la protestation de plusieurs mères devant le ministère de la santé publique à La Havane a ainsi été révélée au grand jour. Tenant les dossiers médicaux de leurs enfants, ces femmes réclamaient une meilleure qualité de vie et un visa humanitaire pour qu’ils puissent être soignés à l’étranger. Plus récemment, le cas d’une mère a été médiatisé : elle demandait justice après la mort tragique de son fils, due, selon elle, à une négligence médicale à l’hôpital provincial pédiatrique de la province de Granma. Elle affirmait que son enfant avait été emmené plus de sept fois à cet hôpital et que les médecins les avaient renvoyés chez eux sans faire aucun diagnostic. Un autre cas est celui des proches d’une fillette décédée à Santiago après plusieurs heures de convulsion, sans qu’une ambulance ne réponde à leurs appels. Dans chaque cas, le grief formulé est celui de “négligence”.
C’est que les conditions d’hygiène, d’accueil et de risque iatrogène sont parfois dantesques dans les hôpitaux : les témoignages évoquent des pannes du système de ventilation et d’air conditionné, voire des pannes d’électricité, des murs moisis, des fuites, des chambres sur-occupées, une alimentation très dégradée, le manque d’eau potable, la présence d’insectes, y compris de moustiques, de punaises de lits et de cafards. Mami, la mère et grand-mère de ma famille d’accueil à Cuba, âgée de 84 ans, me dit : « ici, tomber malade est un luxe, il n’y a rien. Si tu dois te faire opérer à l’hôpital, il faut apporter jusqu’à l’alcool pour désinfecter, les seringues, les compresses, tout ».
Les ambulances sont devenues d’autant plus rares que les véhicules sont vieux, que les pièces pour les entretenir n’entrent que difficilement à Cuba, qu’ils sont probablement utilisés à d’autres fins que le transport de malades et que l’essence fait défaut. Comment, alors, se rendre à l’hôpital[5] ? En utilisant des transports privés (les autobus publics sont trop aléatoires en cas d’urgence ou de mauvais états de santé), qui vont du taxi collectif, dans le meilleur des cas, si l’itinéraire est direct et les points de collecte et de dépôt vraiment bien agencés, au taxi privé, dont presque la moindre course coutera entre la moitié et le double d’une pension de base (et une bonne partie d’un salaire public). Mon amie Marta a ainsi payé l’équivalent de sa pension à un ingénieur retraité propriétaire d’une voiture acceptant de l’emmener en urgence à l’hôpital, Cette dépense pèse de plus en plus dans la décision d’aller consulter ou non. Surtout que, comme évoqué plus haut, les coûts entrainés par une prescription ou une orientation pèseront encore plus sur le budget.
Imputé à la crise budgétaire et à l’embargo étatsunien qui étrangle Cuba depuis plusieurs décennies, le manque de ressources pour satisfaire les besoins en fourniture de base, de moyens pour entretenir et réparer les bâtiments, et pour maintenir l’offre d’ambulance est reconnu par les autorités. Cuba a d’ailleurs fait appel à des donations d’organisations internationales (Organisation mondiale de la santé, Programme de développement des Nations Unies, Unicef notamment) et de groupes de solidarité : des ambulances, de l’équipement, des seringues, des gants, des médicaments essentiels. Comprenant à quel point les fournitures optiques manquent, ce qui porte préjudice aux enfants, aux personnes adultes et aux plus âgés, je suis arrivée lors de mon dernier voyage avec une quantité de paires de lunettes confiées par des amis et proches et récoltées auprès d’opticiens. Je les propose autour de moi, et je reçois des remerciements ravis de personnes très diverses, qui ont choisi qui des verres à peu près adaptés à leur vue, qui une monture en espérant trouver ailleurs les verres dont ils ont besoin. « J’avais des lunettes achetées dans la rue, avec lesquelles je ne voyais pas bien, et dans ton sac j’ai trouvé exactement ce qui me convient » se réjouit l’un. Un autre me déclare : « Les miennes dataient d’au moins 15 ans, et elles ne me convenaient plus du tout, merci vraiment ». « Moi, c’est pour ma nièce », me dit une jeune femme, « cela fait longtemps qu’elle se rend compte qu’elle ne voit plus à l’école ». Pourquoi ne pas avoir remplacé vos lunettes plus tôt ? « Cela ne vaut pas la peine, tu vas chez l’ophtalmologue, il te fait une prescription, mais quand tu arrives chez l’opticien, il te dit qu’il n’y a rien. »
Le bas niveau des rémunérations des médecins et la rareté croissante des fournitures et services entrainent inéluctablement des formes de marchandisation illégale. Mami me raconte : « Pour se faire faire une analyse de sang, un voisin a payé 500 pesos[6], simplement pour qu’on prenne sa demande en considération, sinon il devait attendre des semaines. Imagine, il a besoin d’une prise de sang, ce n’est pas pour attendre six mois ! Si je devais me faire réparer les dents [elle ouvre la bouche pour me prendre à témoin], je devrais payer 20 000 pesos. Le dentiste a commencé à pelotear, c’est-à-dire à me prendre à témoin pour que je comprenne sa situation [elle fait le geste de me caresser le bras] en me disant qu’il n’y a pas ceci et qu’il manque de cela. Mais si tu commences à parler d’argent, alors tout apparaît ».
Pénurie de médicaments et croissance du marché noir
Dans un population habituée à bénéficier de services de santé de haute qualité, et socialisé à prendre responsabilité pour entretenir sa santé ??? No comprendo Chica ! La pénurie de médicaments est un véritable traumatisme, et pour les personnes soumises à des traitements réguliers ou chroniques, une panique obsessionnelle.
Mon amie Alma, fervente révolutionnaire, me fait le récit de ses derniers incidents de santé. Elle doit désormais prendre un traitement d’antihistaminiques pendant un mois, complété par des vitamines B. Et tu as trouvé tout cela, je lui demande ? « Mais oui, à côté de chez moi il y a une dame, elle est bien connue dans le quartier, elle a une énorme caisse de médicaments, tu trouves presque tout ce que tu veux. » D’où proviennent ces médicaments de sa pseudo-pharmacienne de voisine ? « Beaucoup de l’extérieur, les gens les revendent, ou bien c’est elle qui les fait apporter exprès. » Et les médicaments cubains ? « Ah, je ne sais pas, mais en tout cas les pharmacies sont vides ». C’est un constat évident : Les étagères des pharmacies sont pratiquement vides, à l’exception du rayon « médecine de plantes » où des fioles emplies d’un liquide sombre affichent des étiquettes « pour la toux », « pour les infections urinaires » ou autres.
Mamie fouille dans son sac, et en sort une boîte de médicaments. « Regarde, me dit-elle, c’est de l’Enalapril, je dois en prendre un comprimé par jour pour contrôler ma tension. J’ai une prescription médicale, et normalement je dois recevoir trois boîtes par mois, et les payer 5 pesos à la pharmacie. Mais à chaque fois que j’y vais, soit il n’y en a plus, soit elle n’est pas arrivée. Parfois la pharmacienne nous dit qu’elle vient d’arriver, et qu’elle sera mise en vente le lendemain. Et le lendemain, quand tu arrives, il y a déjà une très longue file d’attente, il y a des gens qui ont dormi devant la pharmacie, ou qui sont venus ‘marquer’[7] dès la veille, quand la file a commencé à se former, et quand vient ton tour, il n’y a plus rien. Pourtant, c’est un médicament cubain, on devrait nous approvisionner, il n’y a pas de problème de devises pour l’importer ni rien de cela. Il faut bien que quelqu’un les détourne des pharmacies de l’État ».
Je lui demande ce qu’elle fait alors, et d’où elle sort cette boîte. Elle m’explique : « Moi, pour les économiser, je coupe les comprimés en quatre, et je prends un quart de comprimé tous les jours. Mais il y a des gens qui les vendent dans la rue, ou même qui passent dans les maisons, qui frappent à la porte et proposent des médicaments. Ils les vendent 350 pesos la plaquette de dix comprimés, tu te rends compte, alors qu’on devrait recevoir trois boîtes de trois plaquettes pour 5 pesos ! ». Je fais un calcul rapide : trois boîtes contiennent donc neuf plaquettes de dix comprimés, soit trois fois ce dont Mamie a besoin pour absorber un comprimé par jour. J’essaie de comprendre : « Mais Mamie, que fais-tu avec tous ces comprimés, tu en as beaucoup trop ? ». Elle m’explique sa stratégie de gestion de l’incertitude : « d’abord, comme je t’ai expliqué, l’Enalapril n’arrive pas tous les mois. Donc la doctoresse m’en prescrit trois boîtes par mois, mais parfois il n’y en a pas du tout, parfois on m’en donne deux boîtes seulement. Ensuite, quand j’en ai trop, j’en donne à Adelina [sa sœur âgée de 89 ans], pour elle c’est plus compliqué parce qu’elle ne peut pas faire la queue longtemps, et que ses enfants ne l’aident pas [i.e. financièrement], elle ne peut donc pas en acheter dans la rue ».
À proximité d’un petit parc du centre de La Havane, sous les arcades d’un tronçon de rue, des dizaines de personnes, surtout des femmes, vendent cigarettes et autres objets hétéroclites à la sauvette. Je me fais interpeller : « Medicamentos, pomadas ! ». A l’une d’entre elles je demande si elle a de l’Enalapril. Elle fouille dans sa poche, sort deux plaquettes qu’elle m’annonce vendre pour 300 pesos chacune. Je dis que je vais réfléchir, et remercie. Je répète l’exercice plusieurs fois, ce médicament est apparemment tout à fait courant parmi ces vendeuses à la sauvette. Est-ce le surplus de prescriptions qui est ainsi écoulé ? Des gens qui, comme Mamie, réduisent leur dosage et peuvent ainsi économiser sur leur consommation pour écouler le reste sur ce marché por la izquierda ? Un peu plus loin, une vieille dame marchant péniblement appuyée sur une canne m’appelle : « tu n’aurais pas des médicaments, amie ? ». Cherche-t-elle des marchandises à revendre ou des remèdes pour se soigner ? Je ne le saurai jamais.
Mamie m’explique : « Ici, il y a des pénuries de tout, mais surtout d’argent. Quand arrivent les approvisionnements de médicaments à la pharmacie ou à l’hôpital, ils deviennent un moyen d’acheter des avocats, du riz, des bananes, pour nourrir ta famille. Un moyen pour survivre, y compris pour les travailleurs de santé ». Et alors, je lui demande, pourquoi ne pas offrir directement à la pharmacienne de la payer « sous la table » ? Elle s’offusque presque : « non, parce qu’elle a peur que tu la dénonces. Une personne de la rue, personne ne la connaît, mais la pharmacienne si ! » Mais du coup, il y a des punitions, de vrais risques ? « Non, déplore-t-elle, c’est devenu naturel, la normalité, c’est généré par les pénuries, tout le monde doit se débrouiller ». « J’étais toujours d’accord avec ce système, s’offusque-t-elle, mais maintenant je vois qu’il n’y a pas d’issue. On est en train de revenir en arrière, on retourne aux risques de santé comme avant la révolution. » Alors que de nombreuses personnes souffrent de ne pas pouvoir accéder aux produits pharmaceutiques nécessaires pour des traitements vitaux, dont les prix au marché noir sont inaccessibles pour leurs revenus, les médicaments tendent ainsi à devenir de simples marchandises, détournées et revendues pour permettre à des pauvres de survivre. Les mêmes, souvent, qui se privent de leur traitement pour récupérer quelques pesos.
Je me demande comment les malades psychiatriques vivent cette pénurie. Plusieurs conversations, et deux articles publiés dans des médias indépendants, apportent des réponses : la situation est terrible, une dame atteinte de « retard mental » qui prend soin seule de sa sœur très handicapée, prostrée sur un sommier métallique, nue et le crane rasée, toutes les deux d’environ soixante ans, me dit qu’elles sont très agitées, parce qu’il n’y a plus de médicaments. « Cela fait des mois, ma sœur va mourir si elle ne prend pas ses comprimés, elle crie toute la journée, et moi je n’arrive pas à dormir. » Alors que je constate que beaucoup plus de gens, dans la rue, semblent désorientées, agités, je reçois la même réponse : manque de médicaments, les gens internés dans l’hôpital psychiatrique s’échappent parce qu’ils n’y reçoivent que très peu de nourriture, et que les psychiatres manquent pour prendre soin d’eux. Lorsque je lui pose la question, Lidia, dont la mère est atteinte d’un syndrome bipolaire depuis ses quarante ans, me dit qu’elle passe un temps considérable à chercher les médicaments, à se les faire apporter de l’étranger, ou à les chercher sur les réseaux sociaux, « qui sont comme des pharmacies, qui te vendent tout ce que tu veux », à des prix équivalents à la moitié de son salaire pour dix comprimés. « Et si je n’y arrive pas, tu devrais voir comment elle s’agite, elle crie, elle tombe de son lit, c’est vraiment difficile. »
Détérioration des déterminants sociaux et environnementaux de la santé
Les succès passés du niveau de santé cubain sont dus, pour bonne part, à l’amélioration des conditions de vie et d’autres déterminants sociaux de la santé depuis la révolution de 1959. Si les déterminants en matière industrielle et minière sont peu recensés, il fait peu de doute que les politiques révolutionnaires ont amélioré les conditions de reproduction sociale et ont considérablement réduit les inégalités sociales, raciales et territoriales, en comparaison avec la période antérieure : généralisation de l’emploi salarié et de la protection sociale (mais faibles salaires et pensions), universalisation de l’éducation gratuite, octroi de droits sociaux aux travailleurs et aux travailleuses, protection de la grossesse, de la maternité et suivi médicaux des jeunes enfants, politique de logement (insuffisante certes), développement des transports publics, distribution généralisée de rations alimentaires de base, accès généralisé, gratuit et non discriminatoire à des services de santé de qualité, développement d’instance locales et communautaires…
Or, au fil des années, depuis le tournant des années 1990, et de façon accélérée depuis la crise du Covid et les réformes monétaires de 2021, ces déterminants se dégradent : tous les voyants sont au rouge. Il suffit de parcourir les rues de quartiers centraux de La Havane ou d’autres villes pour se rendre compte de l’accumulation de gigantesques tas d’ordures, dans lesquels fouillent des pauvres de tous âges. De temps à autres des pelleteuses viennent dégager ces montagnes pestilentielles qui attirent toutes sortes d’insectes et de rongeurs. Des flaques d’eau souillées, traces durables de ruptures de canalisations, font obstacle à la circulation et entretiennent toutes sortes de miasmes. Il est loin le temps où le pays avait mis en œuvre une politique très stricte de contrôle des maladies vectorielles, conçue à partir de son expérience ancienne dans le domaine des maladies infectieuses, surtout transmises par des moustiques. L’interdiction de laisser de l’eau stagnante dans les logements (par exemple, sous les plantes) s’accompagnait de vérifications régulières, de fumigations insecticides obligatoires, et du signalement aux comités de quartier des incivilités et cas suspects. Ces politiques n’existent pratiquement plus.
La sécurité des espaces publics, qui était présentée comme une des conquêtes de la révolution, n’est plus de mise, et les réseaux sociaux bruissent d’histoires d’attaques, de cambriolages sauvages, de règlements de compte entre trafiquants de drogues, de crimes crapuleux, imputés à la faillite des institutions publiques au premier chef la police, mais aussi les comités de quartiers et de défense de la révolution, et autres organisations de vigilance sociale. Le changement climatique affecte l’île de façon intense : montée des eaux sur la bande côtière, sécheresse et pluies diluviennes, ouragans de grande force et plus fréquents. Pour autant, les moyens alloués à la sécurité civile et à son organisation par des volontaires se sont réduits et avec eux son efficacité. Le mauvais état des installations électriques et des stockages pétroliers ont provoqué plusieurs pannes géantes et incendies dramatiques.
Finalement, avec la crise économique, la croissance d’une offre de marché inaccessible à la plupart et l’essor de la pauvreté, ce sont les inégalités et les problèmes nutritionnels qui s’aggravent. Mamie me raconte : « les enfants sont encore vaccinés, mais ils sont sous-alimentés. Jusqu’à récemment, les enfants recevaient une ration de lait par la libreta[8] jusqu’à sept ans, puis ils l’ont réduit à cinq ans, et maintenant c’est deux ans seulement. Nous, les personnes âgées, on avait aussi droit à du lait, écrémé ou complet selon notre condition de santé, mais cela fait longtemps qu’on ne nous en donne plus. Alors Telma [sa fille aînée qui a un bon niveau de vie grâce à son entreprise privée] m’en achète, mais tu devrais voir ce que c’est : ils mettent de la farine de blé dedans, ce n’est pas du lait ! » Je lui demande d’où vient ce lait : « C’est la voisine de Telma qui le vend, elle a trois enfants, les deux plus grands ne reçoivent plus de lait, mais le petit si. Alors elle vend le lait de son enfant, enfin le lait mélangé à de la farine. » Et donc, le petit ne prend pas de lait ?: « Non, forcément, si elle le vend ! Mais elle doit payer 20 pesos pour obtenir sa ration de lait avec la libreta, et elle le vend 1600 pesos la livre, tu imagines ! Je ne sais pas comme le petit grandit, il doit être dénutri ! ». Plusieurs enquêtes sur échantillon restreint montrent la progression de l’insécurité alimentaire. Le programme alimentaire mondial a renforcé son assistance, et accompagne la suppression du carnet de rationnement, officiellement annoncée en décembre 2024 mais engagée de fait par étiolement depuis plusieurs années, qui devrait encore empirer la sous nutrition. Finalement, la promotion de la santé comme un droit et l’éthique de l’accès universel, démarchandisé et gratuit aux biens et services de santé promue et mise en œuvre par la révolution cubaine semble subir une déroute malheureuse. Face à l’incapacité de maintenir cette ambition, la marchandisation rampante et illégale des services de santé progresse et devient de plus en plus visible et normalisée, alors que les conditions de vie dégradent l’état général de santé. S’agit-il d’une crise passagère, surmontable, ou la destruction du système produit-elle des irréversibilités ?