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L’aide médicale d’État, une ardente obligation

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Résumé :
L’auteur, professeur émérite des universités, s’élève avec vigueur contre les idées de réduction ou de fermeture de l’Aide médicale d’État. Il donne les arguments juridiques les plus fondamentaux, les arguments financiers et les arguments sanitaires pour refuser une telle politique. Et au delà les arguments moraux.

Abstract :
The author, an emeritus university professor, vigorously opposes the ideas of reducing or closing State Medical Aid. It gives the most fundamental legal arguments, financial arguments and health arguments for refusing such a policy. And beyond the moral arguments.

NDLR : Nous publions ici la version étendue et remaniée de la tribune parue dans Le Monde daté du vendredi 18 octobre 2024.

Une fois de plus, la question de la suppression de l’Aide Médicale d’État, revient dans le débat public et de nombreux arguments sont énoncés par ceux qui veulent sa peau. Pour l’un (Bruno Retailleau), « l’accès est trop débridé », pour l’autre (Michel Barnier), ce ne doit être « ni un totem, ni un tabou ». Dès lors, tous les coups sont permis, sans chiffres ni raison : Comme « Dans les poulaillers d’acajou, les belles basses-coures à bijoux » de Souchon et Voulzy , on entend « ils viennent en France pour se faire recoller les oreilles » (Jordan Bardella). Plus que des arguments établis par les faits, arguments qui ont, au reste, déjà été largement retoqués[1],  on entend des propos de comptoir : « il y a des abus qu’il faut réprimer », « des fraudeurs qu’il faut punir », « des étrangers qui viennent en France pour se faire soigner et qu’il faut rejeter ». Pourtant, à peine la moitié de ceux qui pourraient prétendre à l’AME n’y ont pas recours et contre de tels arguments, il n’y a rien à discuter. Pourquoi ?

Tout simplement parce que la question de l’AME doit être abordée sous l’angle des textes fondamentaux auxquels notre pays adhère et qui font toujours autorité : tout d’abord l’article 25 de la déclaration universelle des droits de l’Homme proclamée par l’ONU en 1948 (DUDH) mais aussi « l’objectif de la santé pour tous » de l’OMS en 1979)), « la promotion de la santé » (Charte d’Ottawa en 1986) . S’y ajoutent des textes qui nous sont propres et qui fondent notre République Française : la protection par la Nation (c’est à dire collective et solidaire) de la santé pour tous (alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 reprise par celle de 1958 en vigueur, textes qui se réfèrent eux-mêmes à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC) et notamment à son article 1 qui assure l’égalité de tous devant la loi et donc dans le domaine de la santé à des objectifs constamment réaffirmés par la loi d’accès de tous à des soins de qualité et pour le patient, à la prévention et la lutte contre les inégalités de santé.

L’AME relève donc des droits de l’homme. Elle est pour la France, comme pour tous les États membres de l’ONU, une ardente obligation morale qui se double d’une obligation tout court. A cause de cela, la question du maintien de l’AME ne devrait tout simplement pas être posée et, pour le coup, cette aide médicale devrait être assumée « quoiqu’il en coûte ».  Il en va du respect du droit international auquel la France a volontairement souscrit et du respect de notre bloc de constitutionnalité.

Par ailleurs, de quoi parlons-nous ? Certainement pas d’une charge insupportable : les besoins de santé financés par l’AME ne représentent que peu de chose au regard du montant total des dépenses nationales de santé : 970 millions[2] contre 314 milliards de dépense courante de santé au sens international[3], soit 0,3 % des dépenses de santé ! Et on ne pourrait pas en prendre collectivement la charge ? On compte 400 000 bénéficiaires de l’AME par an pour 68 millions de Français, soit 0,6% du nombre que nous sommes !  Ces chiffres indiquent qu’un « bénéficiaire de l’AME » si on peut le nommer ainsi coûte à la société deux fois moins cher pour sa santé qu’un Français moyen.  On est donc loin de ce que sous-entend un débat spécieux, désignant à la vindicte publique des hordes de faux malades étrangers qui viendraient chez nous se gaver de soins médicaux.

Il n’y a pas de petites économies. Certes, mais il en est dont la recherche ne grandit pas ceux qui s’y adonnent. L’AME ne finance des soins qu’a minima car les « bénéficiaires » consomment peu, soit parce qu’ils ne sont pas bien informés de leurs droits, soit parce que, dans leur majorité, ce sont des hommes jeunes, lesquels constituent une classe où dans le monde entier, on consomme peu de soins relativement à l’enfance et passé la cinquantaine. En revanche par leur travail, souvent pénible, ils profitent au pays et seront retournés chez eux ou seront partis ailleurs quand ils auront besoin de soins.

Le nombre de bénéficiaires de l’AME a cru de près de 123.000 personnes entre la fin 2015 et la mi 2023, soit une progression de 39 % sur 7 ans et demi, atteignant 466 000 êtres humains à la fin de cette année-là nous dit le rapport de MM Évin et Stefanini.  Mais n’est-ce pas là la conséquence du désordre du monde – dans lequel, d’ailleurs, la France a sa part – bien davantage que le résultat d’on ne sait quel laxisme porté par une France irréaliste, aveuglée par ses bons sentiments et pour tout dire wokiste si ce n’est complaisante.

Mais enfin,

  • Veut-on supprimer les soins dispensés aux étrangers qui vivent à Mayotte, ce dernier né des départements français mais aussi cette île des Comores plongée dans une situation où notre responsabilité historique est si grande ?
  • Veut-on rejeter à la rue, ceux que protège un peu le maintien de leurs droits expirés et carotter le maximum de prorogation en proposant de le réduire de 6 à 3 mois ?
  • Veut-on interdire, les soins prodigués dans les centres de rétention administrative où sont aussi des enfants qui n’y sont pour rien ?
  • Veut-on rayer d’un trait de plume la mission d’intérêt général dédiée à la précarité, une MIG, comme on dit à l’hôpital, qui est un complément de la tarification des séjours visant à compenser financièrement les surcoûts liés à la prise en charge des personnes démunies dans les établissements de santé publics et privés non lucratif pour l’essentiel et qui nous coûte moins de 250 M d’€ partagés entre 300 établissements hospitaliers environ à comparer aux  120 Milliards d’€ de dépenses de ces établissements : 0,2 % de leurs dépenses pour les aider à faire face aux effets de la misère du monde.
  • Veut-on supprimer les PASS, ces permanences d’accès aux soins de santé qu’animent, dans des conditions de travail très difficiles, des personnels de santé dévoués ?  La loi dit que ce sont des lieux de soins et d’accès aux droits pour les personnes en situation de précarité qu’on y dispense souvent des soins de médecine générale ou de spécialités, qu’on y réalise des examens médicaux et qu’on y distribue gratuitement des traitements. Il existe un peu moins de 500 PASS en France qui, en 2022 ont accueilli 232 000 personnes. Cela peut sembler peu pour chaque PASS mais 16 % de ces patients seulement viennent de France,45 % sont allophones, 30 000 sont des mineurs non accompagnés, 62 % n’ont aucune couverture sociale. Veut-on fermer les PASS et laisser ces personnes, qui ne représentent que 0,02 % de nos dépenses de santé, mourir au pied de nos maisons ? Voilà qui serait bien glorieux.
  • Veut-on revenir sur le principe de l’admission au séjour en France pour soins que prononce notre pays ? Il s’agit de permettre aux personnes gravement malades qui vivent en France et ne peuvent être soignées dans leur pays d’origine d’obtenir ou renouveler une carte de séjour pendant leur prise en charge médicale. Créé en 1998 l’évaluation des demandes d’admission était confiée à des médecins rattachés au ministère de la santé. En 2013, 30 000 avis favorables étaient rendus.  Depuis 2017 l’évaluation est confiée au service médical de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) qui est une agence du ministère de l’intérieur. En 2022, 17 500 avis favorables seulement ont été rendus, pour 3 500 000 personnes étrangères autorisées à séjourner en France soit 0,5 %. « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » dit l’évangile (Mathieu XXV, 35). Cette parole a fondé un millénaire et demi d’histoire de l’hôpital en France. Qui sont ceux qui ne s’en réclament pas ? Ceux qui voudraient fermer les PASS et qui cependant se réclament des origines chrétiennes de la civilisation européenne ? Curieuse contradiction !
  • Veut-on ne plus consulter ou soigner les personnes en détention ? 77 800 personnes sont incarcérées en France, majoritairement des condamnés, les détenus, mais aussi des prévenus sauf exceptions, présumés innocents. Détenus ou prévenus ? Dans tous les cas ce ne sont pas des condamnés à mort. Ne pas les soigner, c’est les y condamner pourtant. 68 millions de français ont accès aux soins… et 0,1 % n’y auraient pas droit parce qu’ils sont en prison. Même les camps de concentration nazis n’avaient pas prévu cela.
  • Veut-on enfin faire rentrer derrière les murs des hôpitaux, les équipes mobiles psychiatrie-précarité et les SAMU sociaux ? Veut-on réinventer les asiles ? Créées en 2005, pour les premières, elles manifestent la volonté « d’aller vers », à laquelle on attache un grand intérêt dans bien des domaines aujourd’hui où l’on considère tout simplement que tous ne viennent pas aux soins et qu’il faut aller vers eux pour atteindre l’objectif fondamental de la santé pour tous. Quant aux SAMU Sociaux, dont le premier fut créé par Xavier Emmanuelli voici 30 ans, et qui déjà démissionna en juillet 2011, pour protester contre la réduction des moyens alloués à l’hébergement d’urgence, faut-il rappeler qu’il est aussi à l’origine de « SAMU Social International » présent sur tous les continents où il mène une action importante mais participe aussi au rayonnement de notre pays. Quelle tristesse !

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Pour ces motifs de droit et au regard de ces chiffres, on ne devrait pas accepter de débattre d’une réforme de l’AME. « On ne déjeune pas avec le diable même avec une très longue cuiller » déclarait Raymond Barre en 1985[4], reprenant un vieux proverbe français à son compte et citant Shakespeare à sa façon. « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages » disait Jean-Pierre Vernant, grand helléniste et résistant communiste de la première heure dès 1940, par « évidence morale » comme il le rappelait[5]. En clair « Tout ne se débat pas ». J’ajouterai qu’on ne discute pas, même par goût du débat juridique, des modalités d’application de la Conférence de Wannsee avec les éminents juristes qui la composaient sous la houlette de Heydrich.

Faut-il souligner, pour ceux que la morale importune et que la santé des « bénéficiaires » de l’AME n’intéresse pas, ce que seraient les effets pernicieux de la suppression de l’AME sur leur propre santé ?  Quelques mots suffiront :

  • La protection de la santé de toutes les personnes résidant sur le territoire est l’une des premières mesures barrières pour éviter la propagation des maladies infectieuses et parasitaires.
  • le risque pour la santé et la sécurité publiques d’une absence de prise en charge des malades est très grand pour eux comme pour tous.
  • L’AME et les dispositifs liés mentionnés plus haut évitent des dépenses bien plus importantes notamment pour les urgences hospitalières où finissent par échouer ceux qui ne sont pas autrement pris en charge.

Tout cela est évident mais si la France voulait se hisser à la hauteur d’elle-même, il ne devrait tout simplement pas être nécessaire de le mentionner car la question de la suppression ou de la réduction de l’AME relève de la morale. C’est l’une de ces questions qui font la République et le bonheur de vivre ensemble.


[1] Rapport sur l’aide médicale de l’État par MM Claude Evin et Patrick Stefanini. Paris, Ministère de l’intérieur et de l’outre-mer ; Ministère de la Santé et de la Prévention ; Ministère chargé de l’organisation territoriale et des professions de santé, déc.2023, 104p.,

[2] Id.

[3] Comptes Nationaux de la Santé 2023

[4] Le Monde daté du 11 novembre 1985

[5] Le Monde daté du 8 juin 1993

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Emmanuel Vigneron, «L’aide médicale d’État, une ardente obligation», Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 51 décembre 2024.