Résumé :
L’auteur aborde la question de l’émergence de l’Intelligence Artificielle en médecine. C’est un sujet porteur d’espoirs et de craintes. Il en montre les champs d’application diverse : imagerie médicale, psychiatrie, biotechnologies, chirurgie et il ouvre le dossier des jumeaux numériques.
Abstract :
The author addresses the question of the emergence of Artificial Intelligence in medicine. It is a subject that brings hope and fear. He shows the various fields of application: medical imaging, psychiatry, biotechnologies, surgery and he opens the file of digital twins.
L’intelligence artificielle (IA) est une avancée majeure dans le développement de la révolution scientifique et technique générée par le développement de l’informatique et de la cybernétique. Ce phénomène qui touche tous les domaines de la connaissance est bien décrit dans le livre Cyber-révolution & Révolution sociale d’Ivan Lavallée paru aux éditions du Temps des Cerises en 2022. On peut aussi attirer l’attention du lecteur sur le magnifique ouvrage de Jürgen Renn, directeur de l’Institut Max-Planck pour l’histoire de la science à Berlin: L’évolution de la connaissance paru en France aux éditions des Belles Lettres en 2022. L’IA qui se met en place est une aide puissante au niveau des tâches cognitives. Comme tout outil inventé par l’homme, elle porte des possibilités d’immenses progrès mais aussi de risques majeurs. Tout va dépendre entre quelles mains elle va tomber. Le capitalisme des données peut conduire à une subjugation de plus en plus étendue de la connaissance à des intérêts privés ou d’État. Dans ces conditions du capitalisme de données, le cycle ‘‘information-données-information’’ de l’économie de la connaissance « préweb » se métamorphose en un cycle ‘‘données-information-plus de données’’ contrôlé par ceux qui détiennent les moyens et les infrastructures nécessaires à l’accumulation et l’utilisation de Big Data, qu’il s’agisse d’entreprises privées ou d’États.
La santé est un domaine particulièrement sensible à cette évolution. En effet la capacité à stocker, analyser et exploiter des masses énormes de données inaccessibles aux simples capacités cérébrales, appuyée par la puissance informatique des calculateurs, ouvre l’accès rapide à des connaissances nouvelles. Et le moissonnage des connaissances qu’elle offre permet, pourvu qu’elle en donne les sources, l’accès à des données synthétiques parfois époustouflantes. Une véritable aide au progrès des connaissances est en cours mais qui sortira gagnant : l’humain ou le marché ? On peut citer cinq domaines médicaux pour en mesurer les enjeux.
Les images :
Les images radiologiques sont parfois très complexes à interpréter. Ainsi la simple radiographie de poumon qui parait banale pour le public est en fait très complexe à lire. Elle contient une masse énorme d’informations « discrètes » sur un simple cliché qui peut échapper au médecin le plus expérimenté. On rêve de cet outil d’IA dans la pratique médicale quotidienne.
a) la mammographie : un logiciel d’intelligence artificielle semble maintenant en mesure de réduire la charge de travail des radiologues dans le dépistage du cancer du sein, selon les premières données d’une étude publiée en juillet 2023 dans le Lancet Oncology. Réalisé en Suède, ce travail permet surtout de conclure qu’il n’y a pas de risque à ce que les radiologues utilisent un logiciel d’intelligence artificielle pour mieux orienter leurs analyses. Les chercheurs ont divisé quelque 80 000 femmes en deux groupes de taille semblable. Toutes ont effectué une mammographie mais le premier groupe a été dépisté de manière classique en double lecture, c’est-à-dire avec le regard de deux radiologues indépendants, tandis que les données du second ont d’abord été examinées par une IA puis par un seul radiologue. En fin de compte, le groupe assisté par l’IA n’a pas enregistré de moins bonnes performances : on y a même détecté légèrement plus de cancers. Le taux de « faux positifs », c’est-à-dire les cas où le premier examen soupçonne à tort un cancer, était, lui, semblable. Un seul radiologue étant nécessaire dans la procédure impliquant une IA, l’usage de cette technologie pourrait éventuellement réduire de moitié la charge de travail des médecins qui sont aujourd’hui en nombre très insuffisant. Ces résultats sont prometteurs car le dépistage de masse est largement considéré comme l’une des principales manières de lutter contre le cancer du sein. Pour autant, il est trop tôt pour conclure à l’intérêt réel de l’IA dans le domaine : il faudra plusieurs années de recul pour savoir si elle a été aussi efficace qu’un double avis humain. Pour ce faire, les chercheurs compareront, dans deux ans, le taux de cancers qui auront échappé au dépistage mais auront été diagnostiqués dans l’intervalle. Le risque de surdiagnostic « doit encourager à la prudence quant à l’interprétation des résultats », a prévenu dans un commentaire au Lancet Oncology le cancérologue Nereo Segnan, étranger à l’étude, tout en reconnaissant son caractère prometteur.
b) en dermatologie, l’IA a fait la preuve de sa capacité à diagnostiquer les mélanomes sur la base d’une simple image photographique. Mise en concurrence avec des dermatologues très expérimentés, elle est au moins aussi bonne dans ce diagnostic. Ce sera donc un outil rapide à la disposition de tous les médecins non spécialistes.
En psychiatrie
Cette question va soulever beaucoup de protestations et d’angoisse car elle se pose dans un domaine où le dialogue, l’écoute, l’échange oral avec le malade sont reconnus comme essentiels et où la méfiance vis à vis de la technologie est grande. Pour autant certains envisagent une aide au diagnostic et à la prise en charge. Ainsi le Dr Mouchabac, psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine à Paris, souligne dans un article de juillet 2023 que les applications potentielles de l’IA en psychiatrie comprennent l’analyse de grandes bases de données pour faire émerger de nouvelles pistes de recherche clinique ou thérapeutique comme par exemple l’analyse prédictive à partir de données hétérogènes (transition vers un état pathologique, tentative de suicide, réponse au traitement, rechute précoce, l’aide au diagnostic), mais aussi l’analyse en IA de bio-marqueurs avec une meilleure spécificité permettant d’affiner la sémiologie différentielle. Idem pour l’identification des sujets à risque, les agents conversationnels et l’analyse symptomatique et émotionnelle, l’assistance thérapeutique, les traitements personnalisés et enfin la prise en compte des données individuelles pour des options thérapeutiques plus adaptées.
Les biotechnologies
Dans le domaine du médicament, l’apport peut être important particulièrement dans le dépistage des signaux faibles (effets nocifs rares des médicaments). Dans le secteur des analyses biologiques la mise en évidence là aussi de signaux faibles sera bienvenue.
La chirurgie et autres techniques thérapeutiques :
La mise au point d’outils plus performants et l’assistance opérationnelle des professionnels sont déjà en cours de développement.
Les jumeaux numériques :
Citons encore une application très innovante en voie de développement : la proposition de créer un jumeau numérique en santé, double virtuel de chaque humain avec les mêmes traits physiques mais aussi physiologiques et génétiques. Ce double serait mis à jour à partir de données en temps réel et on pourrait exécuter toutes sortes de simulations afin d’étudier des processus divers avant application au sujet vivant. Ce serait un support numérique permettrait à toutes les professionnels de la santé d’avoir un outil commun pour traiter chaque cas individuel avec un maximum d’efficacité et de sécurité. Il s’agirait d’un avatar de nous-mêmes dans une version non plus ludique comme on sait le faire aujourd’hui mais d’une version professionnelle. Notons que cette pratique existe déjà dans le monde industriel, par exemple la conception des avions. La marche des difficultés sera difficile à franchir. Il faudra alors collecter des données de grandes qualités et constamment mises à jour. Le domaine de la santé est extrêmement complexe : complexité anatomique, physiologique, génétique, cérébrale, psychologique, organisationnelle, voire économique et culturelle. La grande innovation de ce support numérique permettrait à tous les intervenants en santé d’avoir une vision commune sur une même personne. Cela ouvrirait le chemin d’une médecine de précision, centrée sur la personne avec en perspective des soins personnalisés. Cela constituerait aussi une base pour une médecine prédictive et donc de prévention. On pourrait espérer une baisse des erreurs de diagnostic et une optimisation des parcours de soins. L’intérêt pour le développement des médicaments est évident avec un raccourcissement possible des phases expérimentales.
Les composantes fondamentales de ces jumeaux numériques seraient la modélisation du corps (ADN, tissus, cellules, modèle anatomique 3D et même fonctionnement cérébral). Des bases de données ouvriraient la voie pour la recherche en particulier dans le domaine thérapeutique. La génétique et l’épigénétique grâce au séquençage de l’ADN systématique individuel serait mieux prises en compte. À cet outil informatique on pourrait ajouter des capteurs connectés et un système d’information. L’IA trouvera ici un champ de développement important.
Les problèmes à prendre en compte sont néanmoins nombreux : un modèle économique compliqué, un rejet du numérique de la part des personnes mais aussi des professionnels de santé, des problèmes de stockage des données et de confidentialité (cybersécurité), des problèmes de gouvernance, d’organisation et d’éthique.
Le futur s’ouvre vers de nouvelles technologies encore insoupçonnées : des blockchains pour la sécurité, l’informatique quantique (puissance, rapidité), les biotechnologies (manipulations génétiques thérapeutiques, bio-ingénierie pour créer des cellules et des tissus individualisés). Bref une nouvelles médecine se profile.
On pourra lire à ce sujet la note de Serge Soudoplatoff, publiée par Fondapol ( fondapol.org) en septembre 2023. En conclusion : on n’échappera pas à l’IA en santé. La question est de savoir qui va maîtriser ces technologies et dans quel but. La question du capitalisme et du marché est ici posée. On est bien rentré sans le savoir dans l’anthropocène ou ère de la connaissance que nous annonce avec tant de force Jürgen Renn.