Political map of Afghanistan with capital Kabul, national borders, most important cities, rivers and lakes. Illustration with English labeling and scaling.

Afghanistan: pourquoi meurent les enfants…

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L’auteur, spécialiste des questions internationales dénonce ici le crime qui consiste à laisser mourir des enfants au nom de sanctions internationales contre les Talibans. Il indique que 25 millions de personnes relèvent de l’aide humanitaire d’urgence. Il appelle à lever les sanctions en s’adressant particulièrement à la France qui reste inactive.

 Abstract :

The author, a specialist in international issues, denounces here the crime of letting children die in the name of international sanctions against the Taliban. It indicates that 25 million people are in urgent humanitarian aid. He calls for the sanctions to be lifted, addressing France in particular, which remains inactive.

L’ensemble des informations et des données chiffrées contenues dans cet article sont issues des sites et publications des ONG de l’humanitaire: OCHA, PAM, FAO, CICR …

Le 22 décembre 2021, le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, à l’unanimité, adopta une résolution – No 2615 (2021) – autorisant l’aide humanitaire à l’Afghanistan… mais sans pour autant lever le programme de sanctions adopté, lui aussi à l’unanimité, quelques jours avant, le 17 décembre. Beaucoup espéraient certainement que le silence pourrait durablement sinon définitivement s’installer sur une question ô combien gênante. Gênante pour l’Administration américaine en particulier. Comment, en effet, pouvoir justifier aisément la moindre aide susceptible d’aider le régime des Talibans alors que ceux-ci, pour Washington et pour les pays de l’OTAN, restent à la fois un acteur direct de la défaite occidentale en Afghanistan et le produit empoisonné de 40 années de guerres, dont 20 ans de la guerre américaine « contre la terreur ». C’est à dire des années de conflits meurtriers et d’occupations militaires qui ont réuni dans ce pays les conditions de la catastrophe humanitaire, sociale, économique et politique en cours[1].

Dans un article du quotidien Les Échos du 27 décembre, intitulé « Le retour discret de l’aide occidentale à l’Afghanistan », Richard Hiault écrit : « la population paye un lourd tribut au retour des Talibans »[2]. Comme si ce retour était la seule ou la principale cause de la catastrophe. Certes, les Talibans n’ont rien d’une équipe d’innocents démocrates. Leur violence, leur autoritarisme répressif, leur politique discriminatoire en particulier contre les femmes, et leur refus de considérer celles-ci comme des être humains à égalité de droit… tout cela constitue une épreuve, une lourde épreuve de plus pour le peuple afghan. On ne saurait minimiser les nombreuses et graves problématiques éthiques, politiques, sociales et institutionnelles issues de l’installation de ce pouvoir de facto. Mais on ne peut sanctionner et fermer brutalement toutes les portes à l’Afghanistan actuelle sans rajouter encore à l’inhumanité de ce que vit l’ensemble de son peuple, et singulièrement les femmes.

Il y a danger, aussi, à ne pas vouloir considérer l’ensemble des causes de la situation actuelle issue d’un cumul de longue durée, par imbrications complexes, de facteurs accablants : État déliquescent, désintégration économique, sous-développement et pauvreté massive, affaiblissement drastique des services sociaux existants, notamment celui de la santé. Ce qui ne relève pas seulement des incapacités manifestes du régime précédent sous tutelle occidentale et sous perfusion financière internationale. Les causes sont aussi les calamités naturelles : sécheresses récurrentes, inondations destructrices et meurtrières, séismes répétitifs…On sait que l’Afghanistan se situe sur une zone sismique correspondant aux contreforts de l’Indu Koush. Dans les 10 années écoulées, 7000 personnes ont perdu la vie du fait d’un tremblement de terre[3].

Le 17 janvier 2022, un séisme a frappé la province de Badghis dans l’Ouest du pays. Selon les premiers décomptes il faut enregistrer 28 morts, 40 blessés et entre 700 et 800 maisons détruites ou endommagées. Selon l’OCHA (Bureau de la coordination de l’action humanitaire de l’ONU) les fortes pluies qui s’étaient abattues précédemment avaient rendu les maisons en briques de terre beaucoup plus vulnérables. Alors que cette région, comme d’autres régions rurales du pays, a déjà subi la dévastation de la sécheresse. Avec l’hiver, dans de telles provinces où la pauvreté s’est étendue, la neige et les basses températures vont rendre les conditions de vie encore plus dures. Rappelons que 70 % des Afghans vivent dans des zones rurales. L’agriculture apporte 25 % du PIB du pays et 80 % de l’ensemble des moyens de subsistance proviennent directement ou non du secteur agricole. L’enjeu est donc décisif.

25 millions de personnes relèvent de l’aide humanitaire d’urgence

L’Afghanistan, classé comme un des pays les plus pauvres du monde, est ainsi directement impacté par le changement climatique, affaibli par une grave crise agricole, par la désagrégation de l’État et celle des fragiles structures économiques et sociales… Comme si cela ne suffisait pas, les États-Unis, leurs alliés et l’ensemble des pays membres du Conseil de sécurité ont donné une sorte de coup de grâce en appliquant un consternant système de sanctions dont la conséquence implacable est l’émergence d’une crise humanitaire considérée par les services de l’ONU et par les ONG comme une des pires catastrophes humanitaires du monde, comprenant un risque immédiat de famine. 24,4 millions de personnes, soit plus de la moitié de la population du pays, relèvent ainsi d’un besoin humanitaire d’urgence, de l’insécurité alimentaire, et même de la malnutrition aiguë et du risque de mort pour un enfant sur deux de moins de 5 ans. Dans un tel contexte, beaucoup rejoindront les quelque 2,6 millions de réfugiés afghans dans le monde, et le sort des déplacés (700 000 pour la seule année 2021) risque d’être encore plus dramatique. N’oublions pas, enfin, cette autre férocité, celle de l’État Islamique du Khorasan (ou Daech-K), présent maintenant dans la plupart des régions d’Afghanistan : ses attaques sont passées de 60 à plus de 300 en novembre 2021.

La résolution du 22 décembre qui autorise l’aide humanitaire ne résout donc rien sur le fond, même avec l’énorme et précieux travail des ONG face au cumul des urgences plus impératives les unes que les autres. Soulignons d’abord que l’ampleur de la crise est telle, et ses causes structurelles si sévères que l’humanitaire d’urgence ne suffira pas à sortir l’Afghanistan du désastre sans que soient engagés des processus contribuant directement aux fonctionnements de l’économie, à un minimum de développement et de reconstruction productive et sociale. Il faudra aider l’Afghanistan à sortir de la paralysie du système bancaire, contribuer à la survie de l’agriculture, aider au maintien des services sociaux, en particulier celui de la santé. Cette catastrophe humanitaire en cours explose du fait des sanctions, mais elle vient aussi de plus loin. Selon l’OCHA, le nombre de personnes ayant un besoin d’aide vitale a été multiplié par 4 en 3 ans. L’augmentation de la pauvreté ces dernières années a constitué un paramètre d’aggravation des risques. Dans un contexte de décomposition économique, il ne manquait donc plus que le facteur déclenchant des sanctions pour mettre ce pays au bord du gouffre.

Notons ensuite que le déblocage de l’aide d’urgence est à la fois indispensable et totalement inopérant s’il ne s’accompagne pas de la levée de toutes les sanctions. Washington doit débloquer les 9,5 milliards de dollars d’actifs de la Banque centrale afghane. Le FMI et la Banque mondiale doivent (l’ONU le demande) reprendre les aides au développement sans lesquelles les services de base, notamment celui de la santé, ne peuvent ni fonctionner, ni exister. La Banque mondiale a fait un geste en accordant 280 millions de dollars issus du Fond d’affectation spéciale pour la reconstruction. Mais on garde le sentiment que le sort du peuple afghan reste une non question, une non urgence… Comme si l’on pouvait, en ce 21e siècle, tolérer une famine de très grande ampleur dans un processus d’écroulement global possible concernant un pays qui s’est vu imposer durant tant d’années des logiques de puissance destructives. Comme dit David Beasley, Directeur exécutif du Programme alimentaire mondial (Le PAM a reçu le Prix Nobel de la paix en 2020) : « cet hiver, des millions d’Afghans seront forcés de choisir entre la migration et la famine, à moins que nous puissions intensifier notre aide, et à moins que l’économie ne puisse être ressuscitée. Nous sommes sur le compte à rebours de la catastrophe, et si nous n’agissons pas maintenant, nous aurons un désastre total sur les bras »[4].

Lever toutes les sanctions

Dans cette situation, les Nations-Unies demandent immédiatement 5 milliards de dollars pour stopper la descente aux enfers, enclencher un mouvement de relèvement, empêcher un effondrement total. Pour l’ONU et pour les plus conscients de la tragédie qui guette, il faut qu’un processus d’aide et de dialogue fasse évoluer les choses. La crise est tellement grave que les Talibans sont ouvertement demandeurs. Ils ont même multiplié les signes et les appels… Pour l’ONU, ce peut être un moyen de pression sur les comportements inacceptables de leur régime. Évidemment, il n’y a aucune garantie de résultat, mais dans ce contexte, tout vaut mieux que l’enfermement sur la désespérance sociale et la violence talibane.

L’Administration américaine n’est pas de cet avis. Elle soutient – et la France fait de même – qu’il est nécessaire de maintenir les sanctions afin d’empêcher que les Talibans ne profitent de la manne financière. Nul ne pourrait accepter, en effet, qu’il en soit ainsi. Cependant, si Washington se permet de donner des leçons dans le domaine de la corruption, il faut bien constater que celle-ci n’est pas (seulement) un risque d’aujourd’hui. C’est une vieille et envahissante réalité. Les États-Unis, en la matière, ont une responsabilité. En décembre 2019, le grand quotidien américain Washington Post le montre bien en publiant  ce qu’on appelle les « Afghanistan Papers ». Ceux-ci mettent en évidence, à travers 2000 documents, une corruption généralisée en Afghanistan. Au point que celle-ci est devenue un argument favorable aux Talibans et une des raisons pour lesquelles ils ont pu accéder au pouvoir en août dernier. L’ONG Transparency International qui tient un index sur ce fléau classe l’Afghanistan à la 177e place sur 180. Enfin, à la mi septembre 2021, soit un mois après la prise de pouvoir des Talibans, la Banque centrale a annoncé avoir découvert 12,3 millions de dollars en liquide et des lingots d’or chez d’anciens hauts responsables afghans, notamment un ancien vice-président.

Aujourd’hui, l’ONU souligne que les acteurs humanitaires intensifient les opérations et ont engagé une véritable course contre la montre pour acheminer l’aide. En décembre, ils ont distribué des denrées alimentaires à 7 millions de personnes. Depuis le 1er septembre, 4 millions d’Afghans ont bénéficié de soins de santé. Mais c’est un hiver très rigoureux qui s’annonce. La tâche à accomplir et les besoins d’urgence sont colossaux. La dégradation économique a produit une contraction du PIB de 40 %. Et le naufrage social continue. L’appel de l’ONU à lever 5 milliards de dollars pour éviter l’effondrement structurel (le montant le plus élevé jamais requis pour un seul pays) reste pour l’instant sans réponse. Pourtant, selon Martin Griffiths, Secrétaire général adjoint des Nations-Unies pour les affaires humanitaires, « sans ce plan d’aide, il n’y aura pas d’avenir pour l’Afghanistan ».

Les autorités françaises gardent sur cette question un silence choquant. Après avoir géré dans l’approximation, l’arbitraire, et de façon restrictive[5], l’évacuation d’Afghans menacés par le nouveau régime, la France officielle semble se désintéresser du sort de ce pays et de son peuple. Depuis les votes du Conseil de sécurité le 17 décembre afin de proroger le régime de sanctions, et le 22 décembre pour « faciliter » l’aide humanitaire, les autorités françaises n’ont rien dit et rien fait pour que la gravité de la situation soit prise en compte. A l’occasion de réponses à des questions écrites au Parlement, le gouvernement assure qu’il « suit attentivement la situation » (quelle audace…), en indiquant que la France a voté en faveur de la résolution du 22 décembre parce que l’aide humanitaire « vise à répondre aux besoins de la population afghane ». Cette formulation-là est à la fois cynique et très inexacte au regard de la nature des besoins et d’une réalité économique et sociale aussi complexe. Pire que cela, la représentante de la France au Conseil de sécurité, Madame Sheraz Gasri, dans une intervention à la tonalité dure, a insisté sur la nécessité d’exclure toute activité de développement. On se demande jusqu’où peut aller l’irresponsabilité française.

Vivre est un péril, survivre est une épreuve

On a peine à croire qu’une situation aussi alarmante, qu’une telle adversité humaine et sociale puisse faire l’objet d’un niveau d’indifférence politique aussi élevé. La vaccination d’un seul champion mondial de tennis peut faire la une des journaux télévisés, mais la détresse et la vie de 24,4 millions d’Afghans, y compris d’enfants, ne mobilise guère les gouvernements et les médias. Il est vrai que cette crise afghane traduit un échec majeur des politiques de puissance, et l’impasse d’un ordre international libéral dans lequel dominent outrageusement les  intérêts stratégiques, les logiques de la guerre et de la force, les dominations et la pratique des sanctions. En Afghanistan, ces logiques ont atteint leur limite… et c’est le peuple qui paye.

Dans ce pays, les ONG doivent aujourd’hui encore organiser la vaccination contre la poliomyélite dont l’éradication mondiale est pourtant quasiment une réalité depuis la fin de la décennie 2000 (2020 pour l’Afrique). Cette exception (avec le Pakistan et le Nigeria) témoigne de la très grande vulnérabilité des structures sociales afghanes et singulièrement celle de la santé. Une telle précarité, bien sûr, est le résultat de quarante ans de guerre et de violence aux multiples causes. Mais aujourd’hui, la violence est à la fois militaire, sécuritaire, économique, sociale, idéologique, politique. Elle est partout. Elle vient d’hier et d’aujourd’hui. La vie de tout un peuple est une violence au quotidien.

Voici ce qu’en a dit, le 22 novembre 2021, M. Dominik Stillhart, Directeur des opérations du Comité International de la Croix Rouge (CICR) à l’issue d’une visite de travail de six jours en Afghanistan :

« Je suis hors de moi. En regardant ces photos d’enfants afghans squelettiques depuis l’étranger, on ne peut qu’éprouver un sentiment d’horreur bien compréhensible. Mais quand vous vous trouvez dans le service pédiatrique du plus grand hôpital de Kandahar et que vous plongez votre regard dans les yeux vides d’enfants affamés, entourés de leurs parents désespérés, c’est la colère qui prédomine. Pourquoi la colère ? Parce que ces souffrances n’ont rien d’une fatalité. Les sanctions économiques censées punir les personnes au pouvoir à Kaboul ne font que priver des millions d’Afghans des biens et des services essentiels dont ils ont besoin pour survivre. La communauté internationale tourne le dos au pays tandis qu’il court à la catastrophe provoquée par l’homme. Les sanctions financières ont ruiné l’économie et entravent l’aide bilatérale. Les employés municipaux, le personnel de santé et les enseignants ne sont plus payés depuis cinq mois. Certains doivent marcher deux heures pour se rendre au travail, les transports publics étant devenus un luxe inaccessible. Ils n’ont même plus de quoi acheter à manger : leurs enfants ont faim, maigrissent à vue d’œil et finissent par mourir »[6].

La colère de Monsieur Stillhart est salutaire et justifiée. Pour le peuple afghan, ce qu’on appelle « le monde de demain » est encore pire que celui d’hier. Il est d’ailleurs préoccupant que l’extrême violence sociale et politique qui s’abat sur le peuple afghan, sans autre réaction à la hauteur que celles des acteurs de l’humanitaire, ne suscitent pas davantage d’indignation et d’exhortations à la raison et à la solidarité.

 

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