© Nicolas Lambert

Transition épidémiologique en Guyane : où va-t-on ?

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Résumé :
L’auteur, fin connaisseur de la Guyane, montre ici les enjeux de la transition épidémiologiques en Guyane où l’offre de soin est insuffisante. Il ouvre des perspective de réorganisation du système de santé et rappelle qu’en Guyane, les droits et les devoirs doivent y être égaux à ceux de la métropole, ce sont les lois incontournables de la République

Abstract :
The author, a keen connoisseur of French Guiana, shows here the challenges of the epidemiological transition in French Guiana where the healthcare provision is insufficient. He opens up prospects for reorganizing the health system and recalls that in French Guiana, rights and duties must be equal to those in mainland France; these are the essential laws of the Republic.

Le terme de transition épidémiologique est désormais consacré en ce qui concerne la Guyane Française et revient dans toutes les publications de l’ARS, ainsi que dans des articles de synthèse publiés en 2023 par les équipes du CH de Cayenne. Les particularités du territoire doivent être prises en compte : une des régions les plus vastes de France (83 000 km²) pour seulement 300 000 habitants dont la moitié a moins de 25 ans, enserrée entre le Suriname à l’ouest et le Brésil à l’est, dont elle est respectivement séparée par deux fleuves du bassin amazonien d’importance capitale, le Maroni et l’Oyapock. Si la savane littorale dispose d’un réseau routier à peu près satisfaisant, de nombreux villages de la zone forestière (97 % du territoire) ne disposent que d’accès fluviaux ou même aériens (cas de Saül). Une bonne partie des habitants est d’origine et de nationalité étrangère, en particulier issus du Suriname, du Brésil et d’Haïti mais également Guyana, Colombie, Venezuela, République Dominicaine et…Moyen-Orient. Il s’ensuit une diversité linguistique majeure. Des « quartiers informels » existent dans les trois villes principales, Cayenne, Saint-Laurent du Maroni et Kourou. Il est important de considérer que les deux fleuves majeurs, pour les populations locales ne sont pas considérés comme des frontières, plutôt comme des « avenues ».  90 % de la biodiversité nationale vient d’ici.

La démographie est également caractéristique avec un taux de natalité très élevé et une mortalité statistiquement basse du fait du jeune âge de la population, mais dont les caractéristiques ont changé au cours des dernières années. L’espérance de vie reste inférieure de deux ans et demi par rapport à ma métropole mais de façon très inégalement répartie en fonction de l’âge et du statut socio-économique.

La transition épidémiologique se traduit par une extension des problématiques nutritionnelles, autant l’obésité et le diabète de type 2 que, paradoxalement, la question de la dénutrition, notamment chez les femmes jeunes et migrantes. Si les pathologies infectieuses traditionnelles ne s’étendent plus, elles restent néanmoins présentes (tuberculose, VIH, maladies tropicales telles que paludisme, fièvre Q, toxoplasmose, hépatites – cf vignette clinique 1), le passé récent est très marqué par l’épidémie de dengue, et par ailleurs de grippe A en tenant compte d’une très faible pénétration de la vaccination. L’incidence des cancers est moindre qu’en métropole hormis le cancer de prostate.

Au plan économique, le schéma est très différent des départements des Antilles Françaises. Pas de  «békés» ici, un secteur public important, le poids des multinationales dans le secteur de l’énergie et de l’orpaillage légal, le rôle du Centre Spatial de Kourou mais surtout une économie informelle au premier rang de laquelle l’orpaillage illégal et le commerce frontalier trans-fluvial.

Une bonne partie de la population perçoit le RSA et dépend de la CMU et de la CSS, voire de l’AME mais les entraves administratives sont importantes et vont en s’aggravant. Les droits en matière de santé sont pourtant les mêmes qu’en métropole ou dans les autres départements d’Outre-Mer.

L’offre de soins est insuffisante à plusieurs titres. L’offre de soins en médecine libérale, comme partout en France, diminue avec le temps et la densité médicale est ici inférieure à la métropole et aux Antilles, tant pour les médecins généralistes, que spécialistes, IDE, Kinés et pharmaciens. Le secteur public hospitalier est en pleine mutation avec la constitution, en cours, du CHR de Guyane puis du CHU, devenu de plein exercice en 2025. Les trois hôpitaux (CHAR à Cayenne, CHOG à Saint-Laurent et CHK à Kourou) fonctionnent déjà en GHT. On rappellera que le CH Kourou est un acquis des mouvements sociaux de 2017, quand l’ancien centre de la Croix-Rouge (CMCK) était promis à être privatisé.

Le service public hospitalier comporte un autre versant qui en fait une partie de l’originalité (la même chose existe sous une forme proche à Mayotte (où l’auteur a également travaillé).  Dans plusieurs localités existent des Centres de Santé (CDPS) dépendant administrativement et pour leur personnel soignant du CHAR. Les élus locaux revendiquent que dans des villes importantes comme Maripasoula (sur le Maroni) ou Saint-Georges (sur l’Oyapock), ces centres prennent le statut, l’équipement et les fonctions d’hôpital de proximité. Autour de Kourou, les villages de Sinnamary et d’Iracoubo n’ont plus de médecin généraliste et le CHK envoie les médecins urgentistes animer des consultations de médecine générale dans des CDPS nouvellement créés.

Le CHU de Guyane représente donc le projet immédiat de schéma hospitalier public et représente une forme de réponse aux besoins de formation pour les futurs étudiants en médecine guyanais, dont il faut impérativement augmenter le nombre, on voit mal comment il pourrait être opérationnel rapidement, les besoins en enseignants, terrains de stage et d’exercice sont immenses et non encore couverts. En août 2025, la presse locale et les élus ont attiré l’attention sur le déficit budgétaire structurel du CHU naissant, qui demande à l’évidence des investissements publics beaucoup plus importants.

Régulièrement, des opérations de coordination sanitaire internationale, avec le Suriname d’un côté, le Brésil de l’autre sont évoquées, ce pourrait être une piste novatrice. Plusieurs spécialités techniques ne sont pas couvertes sur le territoire, ou pas à temps complet, notamment médecine nucléaire diagnostique (scintigraphies, TEP-TDM) et thérapeutique (radiothérapie), certaines disciplines chirurgicales dont la neurochirurgie, la chirurgie thoracique, imposant des évacuations sanitaires en métropole ou aux Antilles. La transfusion sanguine demande une organisation particulière, le don du sang restant interdit en Guyane du fait de la prévalence non nulle de la maladie de Chagas. Les maternités publiques ont une très forte activité, en particulier celle de Saint-Laurent qui, régulièrement, déclenche des plans blancs par manque de personnel. La psychiatrie et la pédopsychiatrie souffrent également d’un manque ou plutôt d’une désadaptation des moyens pour des raisons tant linguistiques que culturelles et géographiques. Un cas typique est celui des suicides et conduites suicidaires des adolescents dans les villages amérindiens ou saramacas  isolés, problématique récurrente dont les réponses ne sont pas adaptées.

Des manques importants existent également en matière de soins de suite rééducatifs ou gériatriques et en EHPAD publics. Les rares structures existantes, plutôt de type établissements à but lucratifs sont hors d’atteinte de la plupart des gens âgés. La réponse publique s’avère largement insuffisance et les groupes privés s’engouffrent dans la brèche.

L’ARS de Guyane, lors de la crise pandémique en 2020, a mis en place de façon expérimentale, des modalités d’accueil des Praticiens à Diplôme Hors Union Européenne (PADHUE) différentes de la métropole. Cette stratégie, évaluée 4 ans plus tard, et quoiqu’imparfaite pour ces praticiens parfaitement compétents et en général sous-payés, s’est révélée efficace et devrait inspirer la politique nationale.

Enfin, parler de santé publique nécessite d’aborder les questions de prévention, cadre de vie, urbanisme (d’importance capitale dans la prévention des maladies transmises par les moustiques) qualité de l’eau pour laquelle les alertes sont récurrentes, en grande partie à cause de l’orpaillage, et accès aux soins dont les conditions administratives sont de plus en plus complexes, voire insolubles pour beaucoup de résidents (voir vignette clinique 2).

Telle est la Guyane, bout de France équatoriale et sud-américaine. Les droits et les devoirs doivent y être égaux à ceux de la métropole, ce sont les lois incontournables de la République. Des expérimentations intéressantes y ont lieu et devraient être plus valorisées qu’elles ne le sont, telles que le statut des PADHUE, l’accueil des cas contact COVID en structures hôtelières en 2020, l’auto diagnostic et traitements des populations isolées et mobiles en Amazonie, dite Malakit, qui a pour vocation de conduire à l’éradication complète du paludisme sur le territoire, le centre de référence pour la drépanocytose, et bien d’autres encore. Il n’en reste pas moins que le chemin de l’égalité dans l’accès aux soins (cf vignette clinique 3) est encore bien long.

Références :

* ARS Guyane La lettre Pro 445 28/04/2023

* ARS Guyane La lettre Pro 473 22/08/2023

* Diversité et précarité : le double défi des univers ultramarins – Claude-Valentin MARIE pour HCFEA 2021

* Bulletin épidémiologique hebdomadaire 36-37 15/12/2020, 12/07/2022

* Panorama des pathologies infectieuses et non infectieuses de Guyane, L. EPELBOIN & coll, Med Trop Sante Int. 2023 Feb 17;3(1)  doi: 10.48327/mtsi.v3i1.2023.308.

Vignette clinique 1 (août 2024)

Une anecdote médicale qui en dit long sur l’état de l’humanité, la planète, notre pays et plein d’autres choses. L’atroce banalité de ce monde inégalitaire… Un jeune homme est hospitalisé il y a quelques jours dans notre service à Kourou pour une septicémie. 26 ans, en France depuis 2 ans, chassé d’Haïti avec une partie de sa famille par la guerre des gangs et la violence, comme tant d’autres ici en Guyane Française. Bachelier, parfaitement francophone, gentil comme tout. On le rétablit rapidement, à 26 ans on est costaud. Mais les diagnostics s’enchaînent, le foie est malade, un cancer primitif hélas déjà très évolué, lié à une hépatite chronique B remontant à l’enfance, qu’un vaccin à 2 dollars aurait pu éviter.
J’en ai hélas vu des dizaines, entre le Cameroun, les migrants des Caraïbes en Guyane et les migrants Comoriens au CH Mayotte, ma rage n’est pas près de s’éteindre, il faudra m’enterrer avec 2 dollars… Pourquoi celui-ci me touche particulièrement, je ne sais pas, peut-être la fin de carrière ? Honte à tous les antivax de notre pays qui, vivant dans une zone protégée, ignorent tout de cette réalité-là. L’AME, la procédure “étranger-malade”, tout ce que l’immonde facho-sphère veut supprimer, vont nous permettre de lui donner un peu, un tout petit peu de répit par une chimiothérapie orale qui retardera l’inévitable. C’est très peu, mais ce sera beaucoup. Je ne le reverrai jamais mais il restera dans ma tête. Et j’ai une bonne mémoire.
Salut, grand !

Vignette clinique 2 (février 2025)

Cette fois, c’est une femme de 38 ans que je reçois dans mon service à Kourou, hospitalisée en urgence pour un diabète grave inconnu auparavant. Elle habite loin, dans un endroit très mal pratique, 6 enfants, non francophone mais résidant en France depuis des années. Elle a une Carte Vitale, je me dépêche de faire une demande d’ALD auprès de la CPAM, nous équilibrons le diabète et je me presse de la faire sortir car les enfants sont seuls au village.
Juste avant son départ, j’apprends par un mail que la demande d’ALD est refusée car ses droits ne sont plus ouverts. Et pourquoi donc? Parce qu’elle n’a pas renouvelé sa carte de séjour ! Il va donc falloir faire une demande d’AME, elle est trop loin de Kourou pour bénéficier de la PASS, elle va certainement arrêter son traitement et se retrouver à nouveau à l’hôpital.

Voulez-vous me dire en quoi ça concerne la Sécu ? La Sécu, ce n’est pas l’État, c’est censé être un organisme paritaire, il n’y avait aucune raison sérieuse de ne pas maintenir ses droits ouverts jusqu’au renouvellement de sa carte de séjour. On travaille mal quand on est en colère !

Vignette clinique 3 (août 2025)

Paco a eu une vie compliquée. Ancien militaire dans son pays andin, il s’y est également mêlé de la vie politique et pas toujours de façon très tranquille. C’est pourquoi il a dû son salut à une émigration en Guyane Française il y a une quinzaine d’années. Il a ainsi pu y construire une vie nouvelle, des revenus artisanaux, y trouver une compagne, une vie stable avec des papiers qu’il fallait renouveler régulièrement. Côté médical, une pathologie hépatique diagnostiquée il y a une dizaine d’années (par moi-même d’ailleurs, je ne m’en souvenais pas mais le dossier, si). Régime, traitement d’entretien, tout se passe bien, jusqu’à …fin 2024 où l’on diagnostique un cancer primitif du foie.

Pris en charge au CHAR à Cayenne, concertation pluridisciplinaire, protocole établi en chimio-immunothérapie, perspective de radio-embolisation ensuite. Tout semble s’enclencher selon les règles. Sauf que…sauf qu’il n’y aura pas de suite car les papiers administratifs ne sont plus en règle. La faute à qui ? Probablement à lui en bonne partie, nul ne le saura jamais, il aurait dû être plus vigilant ; mais peut-être aussi à l’environnement soignant qui a mésestimé la dimension médico-sociale de la prise en charge. Toujours est-il que lorsqu’il revient en catastrophe mi-août en état d’occlusion intestinale haute par extension tumorale dans toute la région épigastrique, il est malheureusement trop tard pour tout traitement autre que palliatif.

L’issue survint rapidement après une courte phase qu’il aborda avec sérénité et ma présence quasi-permanente à son chevet. Jusqu’au bout, malgré la sonde gastrique et les sédatifs, il continua à me parler de son pays andin.