Le 23 Janvier dernier était programmée au cinéma UGC les Gobelins, Paris XIV°, une projection en avant-première du film « Le Dernier Souffle » de Costa Gavras[1]. Ces projections en avant-première semblent être une pratique habituelle des communistes de l’arrondissement. Ayant eu connaissance de la publication de mon livre sur la fin de vie[2], ils m’ont gentiment invité à venir assister à cette projection et à rencontrer Costa Gavras pour débattre avec la salle et lui. Costa Gavras est un de ces cinéastes mythiques qui, du haut de ses 92 ans, garde une énergie, une bonhommie et une vitalité intactes, toujours prêt à se confronter aux problématiques sociales, à en faire de beaux films qui donnent à penser, qui nourrissent.
Costa Gavras explique qu’il a eu l’idée de ce film à partir d’un petit livre de Claude Grange (médecin de soins palliatifs) écrit à 4 mains avec Régis Debray (essayiste et philosophe)[3]. Dans ce livre, Régis Debray évoque la rencontre avec ce médecin et sa découverte des soins palliatifs comme pratique d’accompagnement des fins de vie. Costa Gavras a rendu visite au Dr Grange et a imaginé la rencontre d’un intellectuel (philosophe un peu hypochondriaque qui s’ouvre brutalement à la possibilité de sa propre mort) et d’un service de soins palliatifs. Ce qui est montré là, c’est cette pratique, encore largement méconnue, bien que déjà vieille de presque cinquante ans, que notre médecine a fait sienne.
Tout ce qui reste à faire quand il n’y a plus rien à faire … Les théoriciens des soins palliatifs n’aiment guère cette définition parce qu’il ne faut certainement pas attendre « qu’il n’y ait plus rien à faire » pour mettre en œuvre leurs techniques. Cela dit, cette définition pour controversée qu’elle soit, parle aux patients et aux familles, elle leur dit bien que leur place dans le soin reste intacte au-delà des pronostics, que la médecine continue aux abords de la mort prévue. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Avant les soins palliatifs, le mourant était exclu de la médecine, il dérangeait, la médecine n’avait rien à lui proposer.
On n’est pas censé passer sa vie à penser à sa mort, certes, mais l’âge, le décès des proches, les maladies et accidents peuvent d’un coup nous mettre en face de notre propre mort et nous sommes alors en droit de nous demander ce qu’il adviendra de nous, qui sera là avec nous, bref comment ce (probable) mauvais moment se déroulera. C’est ce qui est arrivé à Régis Debray et vraisemblablement à Costa Gavras qui semblent tous deux, d’un coup, découvrir que nos sociétés modernes et leur médecine ont su développer des prises en charge et des rituels thérapeutiques pour soulager, accompagner cette ultime partie de nos vies. C’est le déroulement pratique de ce soulagement, de cette bonne nouvelle, du savoir qu’on ne sera pas abandonné, qu’a voulu montrer Costa Gavras.
Le film tient plus du documentaire que du thriller. Le fil narratif ne réserve aucune surprise et la psychologie des protagonistes est plus évoquée que travaillée ; une sorte de fond fictionnel qui allège l’aspect « documentaire » du film. Fond fictionnel qui nous dit bien aussi que les soins palliatifs sont toujours une affaire d’émotions, pour les patients, bien sûr, pour leurs proches, pour les équipes de soins, qu’ils sont avant tout un engagement, une forme moderne de l’ancestral engagement des humains à accompagner les leurs jusqu’au bord de l’horizon.
Tout professionnel, qu’il soit policier, juge, garagiste, skieur, acrobate, ouvrier ou patron tremble devant les œuvres qui parlent de son domaine, craignant les raccourcis, les mauvaises présentations, les choses fausses, les accusations, le sensationnel. Ayant passé trente ans de ma vie professionnelle auprès des mourants, je m’étais préparé à faire face à ces « approximations », à devoir les dénoncer ou les corriger. J’ai été déçu : rien à redire ; le tableau des soins palliatifs que peint le film est parfait !
Pour le praticien de soins palliatifs que je suis, regarder ce film, c’est avoir la sensation qu’une caméra vous a suivi dans tout votre parcours professionnel pour en faire une merveilleuse et très juste synthèse. C’est sans doute à cela qu’on voit les grands cinéastes ; pas au spectacle mais à la justesse. Et de fait si vous voulez savoir et mieux encore, sentir, ce que peut être l’accompagnement en soins palliatifs vous avez le choix entre intégrer un service de soins palliatifs ou aller voir le film de Costa Gavras (je vous souhaite la deuxième solution, bien plus confortable !)
Tout est juste dans ce film. La plupart des situations auxquelles font face les équipes de soins palliatifs sont montrées, dans leur justesse. Des épisodes qui sembleront parfois extravagants au public non averti, sont en fait le pain quotidien des équipes de soins palliatifs. Difficile ici de les évoquer tous sans reprendre les scènes les unes après les autres. On y découvre des personnages bien connus de ces équipes ; les familles dans le déni, les patients à qui on a menti, ceux qui se lovent dans la chaleur des équipes, les colères, les refus, les morts solitaires et celles entourées d’un clan (Ah ! le décès de ces gens du voyage, à soixante dans une chambre d’hôpital !), les paniques, les sérénités surprenantes, les silences, les secrets qui se referment à jamais, la pudeur des mourants.
Ce film est bienvenu puisque les soins palliatifs font l’objet actuellement d’un débat parlementaire autour de deux lois sur la fin de vie. Je me suis déjà exprimé ici[4] sur ce thème des soins palliatifs et de leur traitement par nos gouvernements successifs. Ces débats seront bien sûr l’occasion de dire et redire que les soins palliatifs sont sous dotés financièrement, en personnel, que les formations initiales sont défaillantes, que les services ferment au lieu d’ouvrir (et d’ailleurs le service du Dr Grange a fermé !). Nous sommes loin d’avoir une unité de soins palliatifs par département ; les lits dédiés, les unités mobiles sont maltraitées. Même les grands services de soins palliatifs historiques souffrent de coupes sombres et de restrictions de toutes sortes. Les soins palliatifs sont aussi victimes de la recherche frénétique de nos « penseurs » vers plus de productivité médicale ! Or si on peut comprendre que soigner en moins de jours, avec moins de médicaments, en ambulatoire, à domicile, peut parfois être un progrès tant que pour le patient que pour les finances de la santé, la notion de productivité appliquée comme telle en soins palliatifs ne fait pas sens. Nos technocrates ont cependant réussi le tour de force d’appliquer aux soins palliatifs des critères de rentabilité et de productivité qui ont pour seul et unique effet de restreindre leur accès et le nombre de leurs bénéficiaires ! Par exemple, les lits de soins palliatifs sont bien souvent réservés à des patients dont le pronostic se compte en jours (moins de 10), non seulement limitant drastiquement la prise en charge mais le plus souvent interdisant tout simplement l’accès à ces soins ; les patients « non éligibles » décédant ailleurs et avant qu’ils ne remplissent les critères d’admissibilité !
Le projet gouvernemental financier qui brandit le chiffre grandiose du milliard d’euros d’effort financier en 10 ans, est, calculette en main, réduit à une augmentation de quelques pourcents, donc ne se donne aucun des moyens pour atteindre les objectifs déjà timorés qu’il se fixe. Les soins palliatifs, pour être parfois très techniques, n’en sont pas moins essentiellement humains ; ils n’offrent pas de débouchés pour l’industrie pharmaceutique ou technologique et à ce titre ne font pas frémir les ultra-libéraux qui nous gouvernent ! Inaugurant il y a quelques mois, un nouvel équipement d’un de nos grands centres de cancérologie, le président Macron a tenu un long discours édifiant qui a pu évoquer tour à tour, la place de la France dans la bataille technologique, les retombées économiques de la médecine de pointe, les opportunités pour nos chercheurs en intelligence artificielle de prendre de l’avance sur leurs concurrents, l’excellence de nos équipementiers sans prononcer une seule fois le mot « patient », sans évoquer une seule fois le mot « accompagnement », ou « soins palliatifs », et ce dans une spécialité où 40 % des patients vont décéder dans les 5 ans et qui représentent 25 % des décès toutes causes confondues. Cancéreux, réjouissez-vous ! Notre président l’a dit, vous êtes une incroyable opportunité économique pour notre pays ! La médecine n’a d’intérêt pour nos dirigeants que si elle est productive économiquement. Les soins palliatifs ne le sont pas, ils n’ont que des mains tendues et de la chaleur humaine à donner, même pas à vendre.
Mais il est encore un autre paradoxe, bien plus grave encore, qu’il faut regarder en face et le film sans le dire expressément le montre magnifiquement : les soins palliatifs avant d’être une spécialité sont une autre manière, une manière humaine, de faire de la médecine. Les soins palliatifs ont été les laboratoires précurseurs de tous les progrès de prise en charge qui ont eu lieu ces cinquante dernières années (et ils sont nombreux). C’est pour cela qu’en fait, paradoxalement, en développant l’aspect « spécialité » des soins palliatifs, on les amoindrira, on dénaturera leur œuvre et leur message. Cantonner les soins palliatifs dans des services spécialisés, les traiter comme une spécialité comme une autre, les tuera.
Quel que soit l’effort financier qu’on y mettra, si on continue à penser que la seule place pour nos mourants sont des services de soins palliatifs, le compte n’y sera jamais.
Les soins palliatifs sont une autre manière de faire de la médecine. Une médecine où on prend son temps, où le patient a droit au temps, une médecine d’équipe (les formations de soins palliatifs sont toutes trans-professionnelles), où l’aide-soignante apporte autant que le médecin, où son avis compte, c’est une médecine où le patient est abordé dans toutes ses dimensions, où la prise en charge est plurielle, personnalisée, réfléchie, où les protocoles sont des aides et pas des règles, où les proches sont accueillis, intégrés aux soins, où s’élaborent doucement les volontés des patients, où la parole circule dans toute son humanité, une parole qui ne se réduit pas à une transmission à sens unique d’informations froides et formatées, où les émotions ont une valeur, où le savoir n’est presque rien s’il ne s’accompagne pas de savoir-faire, de savoir-être, où la vérité a un sens, une profondeur, des échos. Les soins palliatifs sont en fait la seule véritable et véridique manière de faire de la médecine, une manière de faire qui en aucun cas ne devrait être réservée à ceux pour qui « il n’y a plus rien à faire ».
Tout cela le film le montre expressément, sans héroïsme, sans grandiloquence, l’humanisme simple, l’être ensemble, le travail quotidien d’un corps social qui fait vibrer la fraternité jusqu’au seuil de la mort. Costa Gavras a su capter l’essentiel et il nous le montre, nous l’offre et nous vient à l’idée que, sans doute, il y a des lieux où il fait bon mourir. Cet ultime paradoxe nous rassure, nous redonne le sourire et certains, au sortir de ce doux tableau, peut-être se sentiront plus prêts au dernier voyage.
Cantonner les soins palliatifs dans des services, c’est cantonner la vraie médecine dans des ghettos, pour mieux l’exorciser, pour mieux libérer la rentabilité, la technique, le profit.
Il ne faut pas développer les soins palliatifs, il faut en répandre l’esprit, le souffle, le dernier souffle.
[1] Bande annonce là : https://www.youtube.com/watch?v=bSXMshjUdUA
[2] « Panser la Mort ; la mort, le médecin et le citoyen » Bernard Sportès, édition Le Temps des Cerises, 2023
[3] « Le dernier Souffle, accompagner la fin de vie » Claude Grange et Régis Debray, Folio, Gallimard, 2023
[4] Soins Palliatif, le faux débat. Dr Bernard Sportès; https://cahiersdesante.fr/editions/soins-palliatifs/