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Dépenses militaires et dépenses sociales: une mise en perspective

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Résumé :
L’auteur s’interroge : dans quelle mesure la surenchère des dépenses militaires européennes se justifie-t-elle sur le plan de la sécurité? En théorie, quatre options peuvent être envisagées pour financer un réarmement d’envergure: accroître la dette publique; augmenter les prélèvements obligatoires; recourir à un financement européen; sabrer dans les autres dépenses publiques. Aucune ne saurait suffire et chacune se heurte à de considérables obstacles. Il serait souhaitable que la question des priorités entre dépenses militaires et dépenses sociales fassent l’objet d’un vrai débat démocratique. Malheureusement, ces deux domaines ont en commun que leurs politiques sont décidées et mises en oeuvre avec une absence frappante de transparence et de démocratie.

Abstract : The author asks: to what extent is the escalation of European military spending justified from a security perspective? In theory, four options could be considered to finance large-scale rearmament: increasing public debt; increasing compulsory taxes; resorting to European financing; and cutting other public spending. None of these options would be sufficient, and each faces considerable obstacles. It would be desirable for the issue of priorities between military and social spending to be the subject of a genuine democratic debate. Unfortunately, these two areas have in common that their policies are decided and implemented with a striking lack of transparency and democracy.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’arrivée de Donald Trump au pouvoir aux Etats-Unis ont entraîné un profond bouleversement stratégique en Europe. Faisant voler en éclats le mythe de la « paix assurée » entre Etats qui prévalait depuis la fin de la Guerre Froide, le retour inattendu d’une guerre classique aux frontières de l’Union européenne a replacé la défense traditionnelle au centre des fonctions régaliennes. Avec la résurgence d’un affrontement militaire de haute intensité sur le sol européen et une Amérique qui traite désormais ses alliés comme des adversaires potentiels, l’approche conventionnelle de la sécurité est redevenue un souci majeur des gouvernements européens.

Les appels à des efforts accrus en faveur des dépenses militaires pour assurer l’autonomie stratégique de l’Europe suscitent la crainte d’une réorientation drastique des priorités budgétaires au détriment des autres dépenses publiques et notamment sociales, déjà largement sous pression. Cette crainte se manifeste en particulier en France, où les attentes vis-à-vis de l’Etat-providence sont traditionnellement fortes. Comment et où l’Etat peut-il et va-t-il trouver des ressources ? Comment peut-il et va-t-il arbitrer entre protection militaire et protection sociale ?

Les dépenses militaires et l’évolution du concept de sécurité

La plupart des pays de l’Union européenne ont annoncé une hausse significative de leurs dépenses militaires, dont le poids dans le PIB après la Guerre Froide était descendu à moins de 2%. Ce ratio, relativement modeste selon les standards historiques, reflétait les changements survenus dans la perception de la sécurité en Europe (voir encadré).

L’évolution du concept de sécurité en Europe après la Guerre froide Après l’effondrement de l’URSS, les pays d’Europe ont manifesté la volonté de consacrer désormais moins de moyens à la préparation de la guerre et plus d’efforts à la préservation de la paix. La Stratégie de Sécurité Européenne de 2003, après avoir listé comme principales menaces affectant désormais le continent le terrorisme, la prolifération d’armes de destruction massive, les conflits régionaux, les Etats en faillite et le crime organisé, stipulait que «si des instruments militaires peuvent être nécessaires pour restaurer l’ordre dans les Etats en faillite et dans les conflits régionaux, (…) ces moyens doivent impérativement être complétés par des moyens d’autre nature permettant de restaurer durablement la sécurité». Cette analyse prenait acte des changement survenus dans la nature, les acteurs et la forme des conflits: la substitution aux guerres classiques de nouveaux types d’affrontements, n’ayant plus comme objectif une victoire militaire sur le terrain mais l’imposition de logiques ou d’idéologies à caractère identitaire, ethnique ou religieux par la force, la propagande, la terreur et/ou le nettoyage ethnique; l’implication dans ces nouveaux types de violence d’acteurs non-étatiques (milices paramilitaires, mercenaires, maffias, réseaux terroristes, cybercriminels); le ciblage systématique et délibéré des populations civiles, devenus principales cibles et victimes d’atteintes massives aux droits de l’homme. Le concept apparu à cette époque pour tirer les leçons de ce changement de paradigme est celui de « sécurité humaine », qui insiste notamment sur la nécessité de faire prévaloir désormais la protection des individus et communautés sur celle des Etats.

Confrontés à la détérioration de la situation géopolitique, une majorité d’Etats membres de l’Union européenne ont dépassé en 2024 l’objectif, fixé par l’Otan en 2006 mais très peu respecté jusqu’alors, de 2 % du PIB pour la défense. Les pays ayant effectué les plus gros efforts sont les pays baltes (plus de 3%) et la Pologne (4,1%), suivis de l’Allemagne, lancée dans un effort de réarmement sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.

Le cas allemand Après avoir annoncé en 2022 le déblocage de 100 milliards d’euros pour faire de la Bundeswehr l’armée conventionnelle la plus puissante d’Europe, les dirigeants allemands se sont engagés en 2025 à respecter d’ici 2032 l’objectif de 5% désormais exigé par les Etats-Unis de leurs alliés européens de l’Otan. Ils ont également suspendu (temporairement?) la règle constitutionnelle du « frein à la dette » plafonnant le déficit du budget fédéral à 0,35% du PIB et annoncé 500 milliards d’engagements financiers. Ils ont cependant repris la proposition du secrétaire général de l’Otan de fractionner cet effort de défense entre 3,5 % consacré aux dépenses militaires stricto sensu et 1,5% aux infrastructures civiles «critiques» pouvant avoir un usage militaire en cas de crise (routes, rail, ports…). Le gouvernement de coalition droite-gauche s’est assuré pour cela du soutien des écologistes, qui ont obtenu en contrepartie que 100 milliards d’euros de ce vaste plan de relance keynésienne soient alloués à la transition écologique et énergétique ainsi que 100 milliards aux Länder. Ces sommes devraient contribuer, après des années de sous-investissement public chronique, à moderniser les infrastructures de transport, d’énergie et numériques, à développer les énergies renouvelables et à relancer la croissance. Ce bond spectaculaire du budget de la défense hisse désormais l’Allemagne au second rang de l’Otan après les Etats-Unis (850 milliards €). Il est intéressant de noter que le Royaume-Uni, qui a longtemps occupé cette seconde position, n’a augmenté son budget (81 milliards de dollars) qu’à hauteur de l’inflation.

.En France, 4ème contributeur de l’OTAN en 2025 avec un budget de la défense de 50,5 milliards d’euros (2,1% du PIB), la nouvelle loi de programmation militaire 2024-30 ayant remplacé la précédente avant son terme prévoit de consacrer à la défense 413 milliards d’euros sur sept ans, soit 40 % de plus que la précédente. Cela représente une augmentation annuelle légèrement supérieure à 3 milliards d’euros, aboutissant à un budget de 68 milliards d’euros en 2030. Le Président Macron a cependant récemment surenchéri, en dramatisant la «menace existentielle» représentée par la Russie, et évoqué un effort allant jusqu’à 3% voire 5% du PIB[1]. Le budget annuel de la défense atteindrait dans la première hypothèse une centaine de milliards d’euros par an (soit plus que le coût de l’épidémie du covid pour les finances publiques), et dans la seconde environ 170 milliards. Ces hypothèses, qui semblent relever davantage d’un exercice de communication politique que d’une évaluation sérieuse des besoins militaires et des possibilités financières du pays, ne cadrent pas avec la volonté affichée par le gouvernement Bayrou de réduire drastiquement les dépenses publiques.

Dans quelle mesure cette surenchère se justifie-t-elle sur le plan de la sécurité? Si les pays de l’UE doivent certes être en mesure de se défendre contre un agresseur potentiel, seuls si nécessaire, et pour cela compléter et rationnaliser leurs capacités militaires, il ne faut pas perdre de vue que cette mobilisation massive résulte davantage de la perspective d’un changement de politique des Etats-Unis envers l’Europe que de la menace militaire représentée par la Russie. Rappelons qu’en 2024 le budget militaire de cette dernière était de 130 milliards d’euros (plus que ses dépenses publiques cumulées de santé, d’éducation et de transports), contre 454 milliards d’euros pour les pays européens de l’OTAN et qu’à cette infériorité financière quantitative s’ajoutait une abyssale infériorité technologique…

Si la guerre en Ukraine peut d’ailleurs apparaître comme la preuve que la menace d’une guerre de haute intensité n’a pas disparu en Europe, elle peut aussi être vue comme une anomalie, voire une démonstration a contrario des limites de ce type d’intervention militaire. Elle montre que les grosses plateformes héritées de la seconde guerre mondiale, en dépit de tous leurs perfectionnements électroniques, sont très vulnérables sur le terrain, où les David de la technologie militaire -drones, missiles- peuvent détruire en quelques instants les Goliath incroyablement sophistiqués et coûteux. Alors que dans une guerre symétrique, les progrès dans la précision, la léthalité et la puissance de destruction des armements rendent désormais difficile sinon impossible la victoire décisive d’un des camps, dans un affrontement asymétrique, les nouvelles technologies permettent au «faible» de faire en sorte que son écrasement par des moyens militaires ait un coût tel en termes d’images, de légalité, de finances, de moyens et de pertes humaines qu’il finit par saper la volonté et la capacité du «fort» de résoudre par la force des problèmes qui sont avant tout politiques. Les différents conflits impliquant actuellement des Etats illustrent bien cette nouvelle donne, qui ne signifie pas la fin de la force militaire mais la nécessité d’un changement profond dans la conception et l’utilisation de celle-ci.

Priorités budgétaires et arbitrages politiques

En théorie, quatre options peuvent être envisagées pour financer un réarmement d’envergure: accroître la dette publique; augmenter les prélèvements obligatoires; recourir à un financement européen; sabrer dans les autres dépenses publiques. Aucune ne saurait suffire et chacune se heurte à de considérables obstacles.

Financer l’effort militaire par l’accroissement de la dette publique – le moyen traditionnel historique – est difficile à envisager compte tenu des déséquilibres financiers déjà existants. Contrairement à ses voisins qui ont repris le contrôle de leurs finances après l’épidémie de Covid, la France a vu sa dette publique et ses déficits budgétaires continuer leur escalade après la fin du « quoi qu’il en coûte », alimentés par des dépenses systématiquement supérieures aux recettes. La dette sociale, somme des dettes de l’administration centrale, des collectivités locales et de la Sécurité sociale, a crû de 2264 à 3447 milliards d’euros entre 2017 et 2025, atteignant un niveau inédit hors période de crise ou guerre (113% du PIB). Ce qui la rend à terme difficilement soutenable tient moins à son niveau qu’à son coût, qui grimpe en même temps que les taux d’intérêt. Le service de la dette atteignait 60 milliards en 2024 (2,2% du PIB), il absorbera plus de 100 milliards en 2029. Même si l’Union européenne a suspendu la «clause de sauvegarde nationale» permettant de s’écarter des règles budgétaires rigides limitant les niveaux d’endettement et de déficit à respectivement 60% et 3% du PIB, le gouvernement Bayrou a décidé d’enrayer brutalement leur croissance. Ainsi, au moment précis où nos voisins augmentent leurs dépenses publiques, notamment militaires, le gouvernement français annonce reprendre le contrôle des comptes en gelant le niveau de la dette et en taillant dans les dépenses publiques sans augmenter les impôts.

Financer les dépenses militaires par une hausse des impôts est difficilement envisageable pour ne pas dire inconcevable dans la configuration politique actuelle, l’alourdissement ou la modification de la fiscalité étant un sujet tabou depuis l’élection de Macron en 2017 et l’asservissement au dogme de la politique de l’offre. Pas question d’augmenter la taxation des entreprises, des hauts revenus et des détenteurs de rentes (financières, digitales, immobilières, actionnariales, etc.), sous prétexte que cela ferait fuir les riches, découragerait l’investissement, et que les prélèvements obligatoires sont déjà parmi les plus hauts de l’OCDE (46% du PIB contre 39% en Allemagne et 34% en moyenne dans la zone OCDE). Depuis 2017, les prélèvements obligatoires et les recettes fiscales ont au contraire baissé d’environ 60 milliards d’euros, ce qui est pour environ la moitié la cause du dérapage des comptes publics.

Une piste regardée avec faveur par nos dirigeants est celle d’une mutualisation européenne, inspirée du plan de relance de 750 milliards d’euros mis en place durant la pandémie de covid, qui impliquerait des dépenses communes, financées par de la dette commune et des ressources propres de l’UE (taxes carbone, numérique, sur les transactions financières…). Un embryon de budget existe déjà depuis 2021, avec le Fonds européen de défense (FED), doté de 13 milliards d’euros sur la période 2021-27 pour soutenir la production de technologies et d’équipements communs. En 2025, la Commission a changé d’échelle en lançant le programme “ReArm Europe“, de près de 800 milliards d’euros, dont 150 milliards sous forme de prêts, à disposition des Vingt-Sept pour stimuler l’interopérabilité et les achats communs, sécuriser les chaînes d’approvisionnement et activer les commandes et productions dans des domaines jugés prioritaires (munitions, drones et anti-drones, défense anti-aérienne, guerre électronique, protection anti-missiles).

D’autres pistes ont été évoquées pour soutenir l’effort de défense européen, comme l’utilisation des avoirs russes gelés, un nouveau grand emprunt européen, la réorientation vers les politiques de défense d’une partie des financements au titre de la politique de cohésion (destinée à réduire les écarts socio-économiques entre les régions), l’accélération de la mise en place d’une Union de l’épargne et de l’investissement pour canaliser l’épargne privée vers des projets de défense, le recours à la Banque européenne d’investissement (BEI), etc. Renforcer la coopération européenne est souhaitable et permettrait certainement d’importantes économies, notamment d’échelle[2], mais supposerait un important saut qualitatif de l’intégration européenne dans un domaine – la défense – historiquement marqué par les souverainetés nationales. Il n’est pas certain que les autres pays européens soient d’ores et déjà prêts à un tel bouleversement stratégique et financier.

A orientation politique inchangée, atteindre les objectifs ambitieux fixés en matière de défense ne laisse donc d’autre choix qu’une réduction drastique des dépenses publiques, dont la part dans le PIB (57%) représente un autre record (49% en moyenne dans la zone euro). D’après France Stratégie, consacrer 3,5% du PIB aux dépenses militaires d’ici 2030 exigerait de réduire l’ensemble des dépenses publiques de 0,7% par an en moyenne entre 2025 et 2039. Sinon, sur quelle bases effectuer des arbitrages ? On peut certes tailler dans des prodigalités n’ayant pas fait leurs preuves (crédit-impôt-recherche, allègements et sur-allègements de cotisations sociales, niches fiscales diverses) mais sabrer dans l’éducation, la transition énergétique ou le numérique auraient des conséquences dramatiques pour le futur, et s’attaquer aux autres dépenses des contrecoups socio-politiques délétères et des effets récessifs alors que la croissance est déjà en berne. Le refus d’augmenter les recettes fiscales, dans un contexte de dégradation des finances publiques et de limitation des marges de manœuvre pour réduire les dépenses de l’Etat, explique le choix d’un choc d’austérité violent risquant de cibler comme maillon faible le poste le plus dispendieux, à savoir les dépenses sociales.

Les dépenses sociales en perspective

Longtemps considéré comme coûteux mais exemplaire du point de vue de ses accomplissements (système de santé universels, retraites publiques, allocations chômage, dispositifs de soutien au logement, à la dépendance, etc.) le modèle social français est en crise. En pourcentage des dépenses sociales dans le PIB, la France occupe la première place en Europe et même dans le monde (33% du PIB contre 26,7% en Allemagne et une moyenne de 21% dans l’OCDE en 2023). Cet écart avec les autres pays est attribuable principalement à deux postes: les retraites (45% du total) et la santé (31%), qui laissent peu de place aux autres postes de redistribution.

Qui finance cette protection généreuse? Ce ne sont pas les plus riches, bien que ce soient eux qui en bénéficient le plus. En 2023, ses ressources provenaient pour 55% de cotisations sociales, assises sur les salaires et payées par les salariés et les employeurs (dont la part ne cesse de diminuer depuis 1991) et pour 30% d’impôts et taxes dédiées, depuis la création en 1990 par Rocard de la contribution sociale généralisée. Ces deux sources s’étant révélées insuffisantes pour combler les déficits croissants, une troisième voie a consisté, sous l’égide du gouvernement Juppé, à emprunter sur les marchés financiers pour financer la dette sociale gonflée chaque année par leur cumul. Gérée par la Cades (Caisse d’Amortissement de la Dette Sociale), cette dette devrait atteindre 175 milliards d’euros d’ici 2028. Avec un risque majeur, d’après la Cour des comptes, de crise de liquidité dès 2027, lorsque la dette devenue trop importante pour continuer à être gérée par la Cades sera transférée à l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), dont la mission n’est pas de gérer la dette à moyen terme mais la trésorerie à très court terme des caisses de Sécurité sociale, et qui se finance sur un marché de taille insuffisante pour absorber un volume d’emprunt aussi important.

En dépit de leur poids financier qui ne cesse de s’accroître, ces dépenses remplissent plutôt bien leurs missions, sauf en matière de santé dont la branche représente 90% du déficit de la Sécurité sociale. Services d’urgence et hospitaliers saturés, inégalités dans l’accès aux soins, baisse de l’espérance de vie en bonne santé, hausse de la mortalité infantile (23ème rang des 27 pays de l’UE), réapparition de maladies de la misère (scorbut), croissance de l’obésité ne sont que quelques-uns des indices témoignant de la dégradation de leur rapport global coûts/bénéfices. Cette détérioration a des causes multiples: démographiques et structurelles (vieillissement et dépendance, explosion des maladies chroniques, progrès technique), conjoncturelles (récessions, pandémie), organisationnelles (excès de bureaucratie, fraudes), socio-politiques (pénuries de personnels, intérêts corporatistes).

A dépenses constantes, il existe certainement d’importantes marges d’amélioration de la situation, en développant la prévention et la planification, en évaluant sérieusement les politiques publiques, en procédant à des réformes organisationnelles, en réallouant certaines ressources, mais aussi en renonçant à la défense systématique des avantages acquis. La philosophie originelle voulant que chacun contribue selon ses moyens et reçoive selon ses besoins est dévoyée depuis longtemps dans la pratique, une logique de consommation s’étant progressivement substituée à la logique d’assurance et le concept d’égalité («la même chose pour tous») servant souvent de repoussoir à celui d’équité («davantage à ceux qui en ont plus besoin»).

Conclusions

Comme le faisait observer Pierre Mendès-France pendant la guerre d’Indochine, “la cause fondamentale des maux qui accablent le pays, c’est la multiplicité et le poids des tâches qu’il entend assumer à la fois. Or, on ne peut pas tout faire à la fois. Gouverner, c’est choisir, si difficiles que soient les choix. Choisir, c’est fixer des rangs de priorité. Ne disposant que de moyens limités, nous devons veiller à les affecter aux objets essentiels“.

Dans un monde confronté à de multiples menaces -velléités impériales et montée des nationalismes, raréfaction et épuisement des ressources, réchauffement climatique, explosion des inégalités, nouvelles technologies de manipulation et de destruction- la question de la sécurité doit être envisagée dans toutes ses dimensions. Si la composante physique de la sécurité est primordiale, en tant que condition préalable de toutes les autres composantes (sociale, énergétique, environnementale, juridique…), elle ne saurait être assurée à leur détriment, alors que la plupart de ces menaces n’ont pas un caractère militaire et n’appellent pas des réponses militaires.

Dans le contexte actuel, les enjeux des arbitrages sont clairs: à politique inchangée, maintenir le niveau actuel de dépenses sociales en atteignant les objectifs fixés en matière de défense impliquerait une hausse massive soit des déficits soit de la fiscalité. Ces deux derniers scénarios ayant été explicitement écartés par nos gouvernants, il ne reste que celui d’une réallocation massive des ressources, qui ne pourra se faire sans affecter les services publics et la protection sociale à laquelle les Français sont particulièrement attachés.

Il serait souhaitable que la question des priorités entre dépenses militaires et dépenses sociales fassent l’objet d’un vrai débat démocratique. Malheureusement, ces deux domaines ont en commun que leurs politiques sont décidées et mises en oeuvre avec une absence frappante de transparence et de démocratie. Rappelons que la défense relève du «domaine réservé» du chef de l’Etat sans quasiment aucun contrepouvoir, que ce n’est pas à la suite de votes mais par ordonnances que la sécurité sociale a été instituée en 1945 et réformée en 1967 et 1995, et que la contribution sociale généralisée et la réforme des retraites ont été respectivement imposées en 1991 et 2023 par un recours à l’article 49.3 de la Constitution.

Le discours grandiloquent du Président français sur la nécessité de lancer un «chantier d’économie de guerre»[3] brillait par son absence de toute considération sur les moyens de la financer. Ce projet se heurte de façon si frontale à la dure réalité des chiffres qu’on est en droit de se demander s’il n’était pas motivé par des considérations de politique étrangère ou pour servir de prétexte ou d’excuse à l’annonce d’une politique d’austérité. Il évoquait bien des objectifs relance industrielle et technologique, mais sans que soit même esquissée et encore moins précisée la cohérence entre les différents paramètres. L’un d’entre eux était même cruellement absent: les conséquences environnementales.

Dans la situation actuelle de notre pays, un réarmement d’envergure n’est pas financièrement envisageable et suppose l’existence d’un consensus social et politique qui fait jusqu’à présent défaut. Il n’est pas évident qu’un accroissement incontrôlé des dépenses soit même souhaitable sur le plan stratégique, où la quantité n’est pas automatiquement synonyme d’amélioration des services attendus et rendus sur le terrain. Si l’adaptation de l’armée aux défis de demain est certes nécessaire, elle ne passe pas uniquement par l’accroissement de ses capacités matérielles, mais aussi par l’évolution des concepts et doctrines, par exemple concernant l’usage de la force.

Cela laisse ouvert le scénario de la mutualisation européenne, qui correspond au désir, exprimé dans un sondage récent par les citoyens de l’UE, d’un renforcement de l’échelon européen dans les politiques de défense. En France comme dans le reste de l’Europe, 60 % des personnes interrogées déclaraient faire plus confiance en une armée commune européenne qu’en leurs armées nationales pour assurer leur sécurité. Cela ne signifie pas que les citoyens veulent substituer une Europe de la guerre à l’ambition initiale de l’Europe comme projet de paix, mais qu’ils sont conscients des bénéfices multiples associés à une approche collective de la sécurité. Cela incite à la réflexion, comme le fait que les sondages placent en tête des questions cruciales pour les mêmes citoyens européens la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, suivie par la santé publique et la lutte contre le changement climatique.


[1] Sans fixer toutefois la moindre échéance et en précisant qu’il ne s’agissait pas forcément du « bon chiffre » (son entourage expliquant ultérieurement que ce serait dans l’éventualité où les Etats-Unis décideraient de ne plus protéger l’Europe).

[2] Comme l’a rappelé opportunément Macron, il existe 62 types de plateformes terrestres et 47 navales dans l’UE contre respectivement 8 et 6 aux Etats-Unis.

[3] Terme plus approprié à l’Ukraine où 34% du PIB est dédié à la défense, ou à la Russie où plus de 40 % du PIB est directement lié à la production d’équipements militaires.

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Geneviève Schméder, Dépenses militaires et dépenses sociales, une mise en perspective, Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 53 juin 2025.