Dossier historique N°1: Le «cadastre du risque avéré»: Une expérience de démocratie cognitive en ligne centrée sur le binôme médecin/patient

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Résumé :
Le « Cadastre du risque avéré » pointait, sur Google Maps, les micro-milieux ayant été cause directe d’au moins un cas de maladie environnementale : qui veut assainir le territoire doit savoir où se situe le risque avéré. Produit d’un système ergonomique intégré à la pratique curative quotidienne d’un petit réseau de médecins volontaires, il restituait les informations collectées jour après jour selon une procédure rigoureuse mais non figée, dotée d’un langage et d’outils spécifiques, définie comme « parcours du soupçon à la connaissance des situations à risque ». Cas après cas, reliant le savoir scientifique universel aux connaissances « terroirisées » des personnes prises en charge, cette expérience a produit, entre 1994 et 2016, des résultats intéressants tant du point de vue de la connaissance et de l’assainissement des situations nocives que du développement d’une médecine  moins consumériste.

Abstract :
The “land register of environmental disease” pointed out, on Google Maps, the micro-environments having been the direct cause of at least one proven case of preventable disease: whoever wants to clean up the territory must know where the risk lies. The product of a system integrated into the daily curative practice of a small network of volunteer general physicians, it restituted the information collected day after day according to a rigorous but not fixed procedure, equipped with a specific language and tools, defined as “a path from  suspicion  to knowledge of risk situations”. Case after case, linking universal scientific knowledge to the “terroirized” knowledge of the people under care, this experiment produced, between 1994 and 2016, interesting results both from the point of view of the knowledge and remediation of harmful situations and the development of a less consumerist medicine.

NDLR : La revue Rives méditerranéennes en 2020 a publié ce texte magnifique de Marc Andéol que nous voulons faire connaître. Il relate l’expérience conduite avec le Dr Jean-François Rey[1], Louis Calisti le militant mutualiste[2] et le Dr Gilbert Igonet et avec l’appui du mouvement mutualiste et de ses centres de santé des Bouches du Rhône en matière de dépistage des cas de maladies professionnelles ignorées. Il s’agit de ce que Marc Andéol appelle le système d’information concret. En France, ce modèle serait resté une simple curiosité si les deux dirigeants mutualistes d’exception, Louis Calisti et Jean-François Rey, n’avaient demandé, dès 1977, d’organiser sa diffusion dans une organisation de la santé originale, qui avait l’ambition de moderniser l’offre de soin tout en restant fidèle à l’esprit de solidarité des sociétés ouvrières de secours mutuel du XIXe siècle : les centres médicaux mutualistes des Bouches-du-Rhône. En 1990 une petite société de vingt-quatre médecins, l’APCME[3], fut créée en dehors d’une organisation mutualiste qui, désormais était devenue étrangère à sa propre histoire et avait changé de nature… Ici s’est ouverte une réflexion et une action révolutionnaire de la santé au travail.

Marc Andéol est un économiste, directeur d’établissements de soins de 1976 à 1993. Il a été le réalisateur du « Système d’Information Concret » (SIC) alimentant le Cadastre du risque avéré jusqu’en 2016. Avec une équipe de généralistes animée par le docteur Gilbert Igonet et la supervision du professeur Ivar Oddone (concepteur du SIC), il a réalisé une adaptation continue des procédures et des logiciels aux exigences de la pratique en fonction des résultats de l’intervention. Dans un rapport interactif avec plusieurs dizaines de médecins, des inspecteurs du travail, des spécialistes du domaine (médecins du travail, toxicologues, ergonomes, ingénieurs), des syndicalistes, il a coordonné plus de 3500 enquêtes d’imputabilité de maladies (cancers, allergies, bronchites chroniques, surdités, etc.) au facteur environnemental.

Introduction

Glyphosate, bisphénol, dioxine etc. : au moment où nous avons acquis la capacité à mesurer de plus en plus de paramètres physico-chimiques et microbiologiques même à des quantités infinitésimales, l’information sur la santé environnementale tend à se réduire à une liste, chaque jour plus longue, de substances aux noms énigmatiques, qui ne nous apprend rien des conditions dans lesquelles le risque qu’elles présentent s’est réalisé (a été la cause de maladies avérées). On ne sait pas où se situe le risque réel sur le territoire réel.

Hier, pour les toxicologues, le poison c’était la dose. Désormais, pour l’homo mediaticus contemporain, le danger c’est la substance considérée pour sa toxicité intrinsèque, indépendamment des conditions d’exposition. Par un effet similaire à celui des projections de Mercator, qui déforment la taille des continents parce qu’elles réduisent notre planète à deux dimensions alors que chacun sait qu’elle est de forme sphérique, ce phénomène détermine de profondes distorsions dans notre perception de la santé environnementale. Conséquence : « le principe de précaution évoqué de manière indiscriminée côtoie une gestion dramatiquement déficiente des risques avérés. » (Professeur Claude Got).

Inquiets, ne sachant comment se comporter face à une information simultanément surabondante insuffisante et contradictoire, les citoyens se tournent vers leur médecin généraliste. Mais le diagnostic de maladie environnementale exige bien plus qu’une simple opération de déduction de la part d’un médecin isolé, surtout quand il s’agit de maladies multifactorielles qui, comme les cancers par exemple, ne comportent aucun caractère spécifique de leur étiologie environnementale : la connaissance de l’exposition est déterminante. Pourtant, alors que « le milieu de travail devrait constituer un modèle de résolution des problèmes de santé environnementale parce qu’il est étudié plus complètement et depuis plus longtemps et concentre le plus grand nombre de facteurs pouvant ainsi fournir des éléments de compréhension face aux risques d’expositions plus diffuses caractéristiques d’autres milieux environnementaux[4] », les médecins ne disposent même pas de la mémoire des lieux ayant déjà causé des cas reconnus de maladies professionnelles.

Au début des années 1990, j’ai eu la chance de convaincre un petit groupe de médecins mutualistes du territoire de Martigues-Fos à s’engager dans la mise en œuvre d’une solution informatisée importée d’Italie : le « cadastre du risque avéré ». Son idée même découlait de la conscience de la centralité des lieux et de leurs spécificités locales dans l’évaluation du risque[5]. À ceux qui objectaient l’absence de données formalisées permettant d’accéder à un niveau aussi fin, je rétorquais que, si elles n’étaient pas formalisées, ces données existaient néanmoins dans la tête des hommes, dans leurs souvenirs, dans tout ce qui résulte de leur expérience « brute », liée à la volonté et nécessité d’agir pour éviter les maladies dues au milieu de travail : « les organisations n’ont pas de mémoire, seules les personnes ont des souvenirs[6] ». Fort de l’ignorance des débutants, j’étais convaincu que l’organisation des centres médicaux gérés par les sociétés ouvrières de secours mutuel des Bouches-du-Rhône  allait  permettre  de  construire  une  solution  informatisée  en quelques mois. Il fallut des années d’un travail acharné.

Qu’un tel projet ait suscité l’engagement d’un petit groupe de médecins – onze au départ – sur ce territoire n’est sans doute pas dû au hasard. La recherche du facteur environnemental y est à la fois plus nécessaire et plus complexe qu’ailleurs : la multiplicité des technologies employées dans les activités agricoles, artisanales et industrielles (centrales thermiques, cokéfaction, raffinage, cimenteries, chimie de base, sidérurgie, etc.), fait que l’on y trouve la plupart de facteurs de risque connus, dont la quasi-totalité des substances cancérogènes pour l’homme. L’ampleur prise ici par le drame de l’amiante (l’indice comparatif de mortalité par mésothéliome a été très élevé : deux cent soixante-dix neuf) – que ce groupe avait anticipé dès 1978 dans une enquête épidémiologique conduite à l’usine Eternit-Caronte avec le Pr. Christian Boutin – y a rendu plus visible qu’ailleurs la faillite des dispositifs institutionnels de surveillance et a fait naître l’exigence d’outiller le médecin généraliste.

C’est en simulant l’utilisation du Cadastre par ses clients potentiels que nous avons imaginé, dessiné et réalisé le parcours de collecte des informations qui l’alimentent. Par conséquent, nous commencerons par décrire le produit tel qu’il se présentait à l’utilisateur dans sa dernière version (le SIC 3.0 de 2014), pour examiner ensuite les modalités d’acquisition des données et les principaux résultats obtenus.

Un cadastre de situations « entières ».

Jusqu’en 2016, quiconque voulait savoir ce que signifie concrètement le mot « risque » sur ce territoire pouvait accéder en ligne, sur une application intégrant GoogleMaps, aux « groupes d’exposition homogènes » ayant directement causé au moins un cas avéré de maladie due à l’environnement. Il suffisait de cliquer sur les repères de couleur[7] pour y accéder :

Fig 1 : Page d’accueil du site SIC 3.0

D’un seul coup d’œil, on découvrait alors une synthèse des informations essentielles, chaque lieu étant décrit selon trois connotations considérées comme nécessaires et suffisantes à la caractérisation de l’exposition :

  1. Le « 2 mètres par 2 mètres » : le périmètre qui, dans la surface où la personne se déplace pour travailler, expose au risque.
  2. Le « Ce qu’il fait » : l’activité réelle de la personne réelle (et non la tâche prescrite à un travailleur anonyme).
  3. Les « spécificités locales » : les caractéristiques qui augmentent ou au contraire diminuent le risque par rapport à d’autres milieux analogues.

Suivaient l’indication des risques DE (maladies) – en distinguant les risques avérés des autres – et les risques PAR (nuisances) d’importance notable. Par exemple, la démolition des revêtements réfractaires des poches de coulée de la fonte dans le bâtiment SCA6 d’Arcelor Mittal, où travaillaient des équipes de 3 maçons fumistes :

2mx2m : Wagon poche-cigare, à l’intérieur de la poche de coulée revêtue de briques réfractaires magnésie  sur une épaisseur d’environ 50 cm (espace confiné : diamètre 4m, longueur 14m).CQF : Maçon fumiste. En équipe avec 3 autres maçons, démolit le briquetage réfractaire à l’aide d’un marteau piqueur de 10 à 15 kilos ; complète la démolition à la barre à mine, à la massette et au burin ; procède ensuite au cassage du bec et au nettoyage des viroles destinées à accrocher le revêtement réfractaire.Spécificité Locale : L’empoussièrement en           silice cristalline s’élève  à  20  fois  la norme alors que les masques  utilisés  ne protègent  que  pour 10 fois la norme[8].
Risques PAR (nuisances) : Bruit +++Chaleur +++Poussières de dioxyde de silicium cristallin +++Vibrations (mains et bras) +++Effort musculaire +++Anxiété (risque d’écrasement).Horaires : posté en 3×8.Risques DE (maladies) : Cancer Bronchite chronique + Silicose + Surdité + Cardiopathies Troubles  angioneurotiques Affections ostéo articulaires +

Grâce à un système hypertextuel, ces fiches étaient reliées à tout ce qui documente le scénario ayant conduit à la réalisation du risque et permet de décrire les interactions entre ce(s) milieu(x)-là, cette activité-là, et cette personne-là – éventuellement attachée au groupe de personnes également impliquées dans ce(s) milieu(x).

La personne « entière » (caractérisée dans une fiche individuelle de synthèse comportant l’âge, l’anamnèse personnelle et professionnelle, les durées et périodes d’exposition aux postes nocifs, le profil pathologique, les résultats d’examens significatifs, etc.), et le poste « entier » constituaient les deux unités d’information élémentaires. En effet, de même que la santé de la personne ne se réduit pas à des paramètres biologiques (l’organisme n’est pas un simple agrégat d’unités sans rapports entre elles, c’est un système, « un ordre dynamique de parties et de processus en interaction mutuelle[9] »), l’exposition ne dépend pas que des mesurages de tel ou tel facteur pris à part. Les interprétations « molaires », qui considèrent la personne entière et le milieu entier dans leur réalité vivante sont certainement aussi nécessaires que les interprétations « moléculaires » qui analysent en laboratoire l’action de tel ou tel élément pris à part..

Une troisième fiche, reliée par liens hypertexte aux éléments précédents, récapitulait les arguments d’imputabilité de la maladie au facteur environnemental selon cinq critères : décrire le mécanisme de pathogénèse spécifique au cas examiné est déterminant pour évaluer la probabilité d’une relation de cause à effet. Dans le SIC on ne parle que de cas singuliers : « il n’y a pas de maladies, il y a des malades » disent les médecins. La possibilité de voir ces cas se répéter dans d’autres contextes est à rechercher non par généralisations mais par analogies : en identifiant les traits essentiels de la situation où le risque s’est déjà réalisé on peut anticiper sur ce qui peut se produire dans d’autres contextes.

Qu’est-ce que ça change ?

Comparons une même réalité, celle des leucémies professionnelles indemnisées chez les cokiers de Fos, vue à travers la grille de l’Assurance Maladie puis à travers celle du SIC :

  • L’Assurance Maladie impute les leucémies des cokiers au benzène, selon les dispositions du tableau 4 des maladies professionnelles. Ce faisant, elle ne mémorise – donc ne connaît – qu’un seul facteur de risque : le benzène. Les mesurages de benzène ayant révélé des valeurs inférieures aux limites réglementaires (1 ppm), elle considère que le risque est proche de celui auquel est exposée la population générale. Par conséquent elle indemnise mais elle n’intervient pas pour éliminer le risque.
    • Au contraire, dans la représentation que donne le SIC, on découvre que, du fait de l’hyperventilation due à la très forte chaleur, aux efforts musculaires intenses et à la présence de monoxyde de carbone dans l’air, l’exposition réelle au benzène des opérateurs chargés des tâches les plus pénibles (luteurs, fumistes, régleurs de portes, etc.) est dix fois plus élevée qu’elle ne l’est pour une personne au repos. Mais il y a plus : les abondantes fumées, dont la pénétration est favorisée par la présence de particules fines contenant du dioxyde de silicium cristallin – cancérogène – contiennent du benzo(a)pyrène dans des proportions historiques, objectivées par les mesurages (plusieurs centaines de fois les concentrations maximales recommandées). Or les Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques sont des cancérogènes « multicibles » susceptibles de causer aussi des cancers du système lympho-hématopoïétique, comme le Pr. Paolo Boffetta l’a démontré[10].

Ainsi, contrairement à ce que laissaient penser les données de l’Assurance Maladie, le risque de leucémie à la cokerie de Fos, ignoré de la quasi-totalité des médecins du territoire (les cas déclarés relevaient presque exclusivement du SIC), était très élevé. Nos données ont révélé que c’est dans le contexte de plus de quarante cas de cancers de tous types indemnisés en dix-sept ans (la partie émergée d’un iceberg) qu’il convient de le situer[11]. Dans le SIC, parce qu’il est correctement enregistré et mémorisé, un « signal faible » peut révéler un milieu où un nombre restreint de personnes est très fortement impacté par un risque majeur. Au bout d’une vingtaine d’années de travail et la prise en charge d’environ trois mille cinq cent personnes, les archives du SIC contenaient plus d’un millier de « groupes d’exposition homogènes » topographiquement identifiés. Il en découlait une représentation du risque à contre-courant des lieux communs que véhiculent les représentations « normales ». Pour que cette information soit authentiquement opérationnelle, il fallait qu’elle soit située dans un milieu structuré du point de vue de l’organisation sociale : la commune. La commune représente en effet l’unité sociale structurée élémentaire qui peut avoir – et qui a déjà par certains aspects – des caractères cybernétiques, c’est-à-dire qui permettent de construire une perspective de contrôle des informations en fonction de l’autorégulation d’un système.

Fig 2 : La nocivité du travail, une connaissance non partagée.

Un langage pour mieux se comprendre.

Les données qui alimentent le Cadastre médicalisé ne sont pas le résultat d’une recherche ponctuelle, figée, effectuée par des spécialistes extérieurs à la réalité quotidienne du territoire. Elles ne sont pas davantage le produit d’une démarche empirique. Elles sont nées d’un rapport entre « patients-travailleurs » et médecins généralistes atypique, intégré à un réseau organisé, structuré, doté d’un langage et de procédures spécifiques.

Dans une situation « normale », le généraliste, s’il connaît son patient dans sa globalité et sa quotidienneté, n’a qu’une idée très approximative de son milieu de travail. L’interprétation qu’on  en  donne  généralement  (le  manque  de  formation  de  médecins  qui  seraient  peu « sensibilisés » aux risques professionnels) fait obstacle à la compréhension du véritable problème. En réalité :

  • Le médecin ne sait pas comment passer de l’objet qu’il trouve dans les publications – une nuisance prise à part et ses effets sur la santé de l’homme – à l’objet micro milieu « entier », tel qu’il se présente réellement à son patient.
  • Le patient ne sait pas comment décrire son travail quand il s’agit de le faire d’une façon suffisamment exhaustive pour que le médecin puisse accéder à ces détails qui permettent de débusquer le risque. En effet, les travailleurs apprennent par l’action, selon une modalité analogique. Faire parler l’action, créer de toutes pièces une description formalisée, compréhensible, du travail que l’on effectue dans un lieu « terroirisé », identifié dans un contexte précis, n’est pas un problème si facile à résoudre, quel que soit le niveau d’instruction dont on dispose …

Aujourd’hui, avec les bouleversements intervenus dans les technologies et l’organisation du travail (sous-traitance, polyvalence des opérateurs, etc.), des catégories générales comme le métier, la tâche ou l’emploi sont devenues inopérantes. Et ni le langage médical ni le langage des ouvriers ne permettent de mieux rendre compte de cette réalité : voilà où se situe vraiment le « breakdown », la panne de système.

Les ergonomes nous ont enseigné que, pour connaître le travail réel d’une personne réelle, il n’est pas d’autre moyen que de le reconstruire mentalement avec elle[12]. Si, au milieu des années 1970, j’ai introduit en France les travaux d’Ivar Oddone[13], c’est parce qu’à Turin, dans son activité de médecin (le jour) et de « consultant » des syndicalistes de la Fiat-Mirafiori (le soir), il avait développé et éprouvé un langage nouveau, apte à relier entre elles la représentation que le travailleur a du poste de travail concret dans lequel il opère et les connaissances médicales universelles. Il s’agit de deux « fenêtres » distinctes. Le terme est emprunté à Alain Mendez, un sidérurgiste d’Ugine-Aciers, philosophe des sciences. Il affirmait que l’on doit connaître aussi bien ce que l’on voit de la réalité depuis la « fenêtre » de l’ouvrier que ce que l’on voit depuis la fenêtre du médecin. Ce sont des choses qui ont toutes une valeur en soi, elles sont d’égale importance.

Se situer face à l’homme producteur dans un rapport d’égalité, comme face à un sujet riche d’une expérience que le médecin ne possède pas, est le savoir-faire indispensable à acquérir pour qui veut aider le sujet à « éliciter » les cartes cognitives présentes dans sa tête. On peut alors les traduire dans une forme transmissible, essentiellement spatiale : les « cartes brutes[14] de risque ». Nées de la conscience de la centralité des lieux, elles se veulent être des cartes d’expression de ces lieux. Si elles en donnent une représentation déformée, schématisée, exagérée sous certains aspects, ces altérations ne sont pas accidentelles : elles naissent du fait qu’elles sont un outil pour guider une action, comme les « cartes du trésor » de notre enfance étaient censées nous permettre de nous orienter sur un territoire. Par exemple, l’opération d’enrobage de tuyaux dessinée par Monsieur Amar Bouabdallah :

Fig 3 : Poste d’enrobage de tuyaux

Une fois cet espace bien caractérisé, l’identification des facteurs de risque d’importance notable s’effectue en interrogeant le sujet sans passer par le filtre d’une grille figée aux items préétablis,   mais   en   employant   un   langage   « communiquant »,   construit   selon   une arborescence dont le tronc comporte quatre grandes catégories de base présentes à l’esprit de tous[15] :

– Le premier groupe contient ce qui rappelle l’habitation : confort thermique, éclairement, bruit. Ces facteurs, tous mesurables, n’ont jamais d’effets différés.

  • Le deuxième groupe contient ce qui rappelle l’atelier industriel : poussières, fumées, gaz, vapeurs, radiations. Tous ces facteurs peuvent avoir des effets différés dans le temps, parfois jusqu’à quarante ans après l’exposition.
  • Le troisième groupe ne contient qu’un seul facteur, la fatigue due à l’effort musculaire.
  • le quatrième groupe considère toutes ces formes de fatigue qui ne sont pas dues à l’effort  musculaire : postures  et  gestes  forcés,  contraintes  temporelles  sévères,  tâches répétitives et ennuyeuses, etc. Ces différentes formes de fatigue peuvent agir comme multiplicateur des facteurs des deux premiers groupes[16].

Basée sur des éléments sensoriels, expérimentaux, cette modalité de classement, qui permet de toujours situer les mesurages analytiques de tel ou tel facteur d’ambiance pris à part dans une approche globale, est compatible avec les modèles scientifiques. Même pour ceux qui possèdent des modèles de lecture très sophistiqués, ce mode de classer « brut » persiste. Il s’agit donc d’un modèle commun, partagé, qui donne le script sur lequel on peut construire et les arborescences scientifiques les plus ésotériques et les organisations mentales empiriques. Les connaissances – qu’il s’agisse du savoir scientifique ou du savoir de tous – sont en effet toujours organisées selon divers niveaux de spécification, de plus grand ou de plus petit détail. Pour transmettre sans distorsions majeures des informations à des non spécialistes, il faut éviter les niveaux de spécification trop « bas », c’est-à-dire insérés dans un langage trop spécialisé, trop spécifique (« Tout devrait être rendu aussi simple que possible, mais pas plus. » disait Einstein). Il s’agit de partager les niveaux de spécification les plus élevés, envisagés comme éléments de communication entre les connaissances des diverses disciplines et les connaissances « non disciplinaires », de tous. Ces premiers niveaux représentent la zone commune, la communication transversale entre tous. À partir d’elle, on peut descendre dans la profondeur des spécifications de la discipline concernée, en ayant la garantie de pouvoir remonter à la « surface »[17].

En France, ce modèle serait resté une simple curiosité si deux dirigeants mutualistes d’exception, Louis Calisti et le docteur Jean-François Rey, ne m’avaient demandé, dès 1977, d’organiser sa diffusion dans une organisation de la santé originale, qui avait l’ambition de moderniser l’offre de soin tout en restant fidèle à l’esprit de solidarité des sociétés ouvrières de secours mutuel du XIXe siècle : les centres médicaux mutualistes des Bouches-du-Rhône.

Le parcours du soupçon à la connaissance du risque.

D’emblée, l’engagement du docteur Gilbert Igonet, médecin directeur du centre médical de Port-de-Bouc, fut total : ce devait être celui d’une vie. Sa capacité à installer un rapport au pair avec ses patients travailleurs, sa façon d’envisager la médecine au-delà du seul acte technique, agissaient comme un « catalyseur » dans la constitution d’un réseau de relations interpersonnelles avec les ouvriers et les syndicalistes du territoire. Sans lui, la réalisation opérationnelle  du  SIC  aurait  été  impossible.  Après  une  longue  phase  consacrée  à  la « contamination » des mutuelles, c’est donc à Port-de-Bouc, à partir de 1990, que j’ai eu la chance de pouvoir conduire avec Gilbert Igonet et la supervision d’Ivar Oddone, une action-recherche[18] dont le but était de transformer l’organisation curative existante en organisation capable aussi d’identifier, pour pouvoir les éliminer, les maladies dues à l’environnement.

Mise en route à la fin de l’année 1993, la collecte informatisée des données intervenait selon un parcours du patient défini du point de vue de toutes ses procédures et d’une organisation ergonomique « greffée » sur l’activité quotidienne du médecin généraliste. Doté de formes de saisie des données ouvertes, basées sur un langage empirique, non figé, il était caractérisé par un cycle « médecin-cartographe-médecin ». Le terme « cartographe » qualifiait la fonction que je devais créer ex-novo : à la demande du médecin et en fonction du diagnostic, je devais interroger le travailleur pour remonter avec lui aux groupes d’exposition homogènes susceptibles d’avoir causé la lésion, y caractériser les conditions d’exposition, me livrer à la recherche (bibliographique et directe) d’éventuels cas analogues, présenter ces informations dans une forme qui maximise leur « utilisabilité ». Il ne s’agissait évidemment pas de faire des découvertes originales mais de garantir l’utilisation maximale de toutes les connaissances déjà  bien  établies.  Je  ne  devais  pas  seulement  rechercher  les  éléments  nécessaires  à  la déclaration de la maladie, je devais avant tout construire, avec les hommes du territoire, une carte qui réponde à la question : où se situe le risque ?

Bien entendu, l’évaluation du risque et/ou de l’atteinte à la santé de l’individu, donc des examens nécessaires, de l’interprétation des résultats, étaient de la compétence du médecin généraliste qui avait eu le soupçon et qui le vérifiait sur la base des informations environnementales, cliniques et de laboratoire collectées dans le parcours du patient. Défini comme « parcours du soupçon à la connaissance du risque », il était guidé par la recherche organisée, rigoureuse, de la réponse à cinq questions structurantes (seule une réponse sûre, positive ou négative, à ces questions pouvait éteindre le soupçon) :

  1. Peut-on exclure la cause environnementale de la maladie ?
  2. Quels risques PAR (nuisances) sont-ils susceptibles de la provoquer ?
  3. Où et comment le sujet a t-il pu « toucher » ces risques PAR ?
  4. D’autres facteurs, non environnementaux, sont-ils une cause directe ?
  5. Connaît-on des cas analogues (connaissance directe ou bibliographique) ?

Parce qu’aucun algorithme ne permet d’identifier, dans le parcours professionnel du sujet pris en charge, les postes de travail susceptibles de déterminer la lésion, l’enquête était conduite selon  un  Plan  de  recherche  heuristique[19],  mobilisant  la  participation  active  du  patient- travailleur. Interrogé dans une forme qui l’enrichissait du point de vue des modèles de lecture de son environnement, il devenait de plus en plus pertinent au fil de ses passages. La demande même du patient changeait. Et les médecins voyaient leurs patients d’une façon différente : porteurs d’informations, de modèles de lecture, de langages utiles.

Ce changement dans le rapport médecin-patient fut le moteur de l’amélioration continue du savoir-faire et de la performance du réseau. À la fin de l’année 1997, quatre ans après le début de l’informatisation, parmi les six mille deux cent personnes de la file active des cinq médecins généralistes du centre de Port-de-Bouc, mille cinquante-neuf (16% du total) avaient été incluses dans la mémoire du système. Près de la moitié (quatre cent quatre-vingt-six soit 47%) présentaient au moins une maladie imputable à l’environnement :

  • cent quatre-vingt-deux lésions non cancéreuses dues à l’amiante,
  • cent quarante-neuf surdités,
  • quatre-vingt-une bronchites chroniques et trente-et-un asthmes,
  • vingt-quatre cancers,
  • neuf silicoses,
  • cent-vingt et une autres maladies (constituant un ensemble très hétérogène).

Le nombre de déclarations de maladies professionnelles avait été multiplié par huit[20]. Selon une étude de l’inspecteur du travail, effectuée en avril 1998, les neuf médecins généralistes des deux centres de Port-de-Bouc et Martigues avaient émis, pour l’année 1997, quatre-vingt déclarations sur un total de cent soixante : autant que tous les autres médecins du bassin Martigues-Fos (les cent trente-cinq autres généralistes ; tous les médecins du travail ; tous les spécialistes libéraux ou hospitaliers).

Une galerie des cas en réseau et en ligne

Au début des années 2000, l’usage du SIC avait produit une nette différence de potentiel entre les médecins inclus dans le réseau et les autres :

  • Pour les premiers, la nature des atteintes déclarées évoluait vers des pathologies dont l’étiologie professionnelle est plus complexe à établir : les cas d’intoxications comme les encéphalopathies ou les névrites et polynévrites dues aux solvants, l’hydrargyrisme due au mercure, les atteintes rénales dues aux métaux lourds etc., mais aussi les asthmes d’origine allergique, les bronchites industrielles, certains cancers non inclus dans les tableaux (larynx, cavum, lymphomes, etc.).
  • Pour les autres, seule progressait l’identification des maladies qui, du point de vue de la recherche de l’étiologie, ne demandent pas de dépasser les limites des compétences de routine. En effet, pour eux, l’augmentation des déclarations enregistrée au début des années 2000 était presque exclusivement due aux troubles musculo-squelettiques. C’était la conséquence d’une modification de la loi : de 1991 à 2011, le tableau 57 contenait des notions comme « l’épaule douloureuse simple », affection courante même chez des sujets non exposés (ce qui ne signifie pas qu’elle ne peut pas avoir une origine professionnelle).

Comment transmettre la compétence professionnelle acquise par les médecins du SIC aux autres praticiens du territoire ?

Partant de l’hypothèse qu’avec le temps et l’expérience la compétence du médecin se fonde davantage sur la mémorisation d’une galerie de malades que sur les connaissances relatives aux maladies  apprises  à la faculté et que,  par  conséquent,  ce qui distingue le médecin chevronné de celui qui sort de la faculté est la mémoire cumulative de cas qu’il a affrontés et résolus dans sa pratique quotidienne, Ivar Oddone proposa la mise en ligne d’une « galerie des cas[21] ». Elle était organisée selon des groupes de malades analogues agrégés autour d’un cas considéré comme paradigmatique du fait de caractéristiques propres à la maladie et/ou à l’exposition. Le but était de relier la mémoire de tous les cas affrontés et résolus par chaque médecin du réseau à celle de chacun de ses confrères du même bassin de vie. Dans notre jargon, il s’agissait de faire peu à peu émerger un « médecin cumulatif ».

Pour développer ce produit, une petite société de vingt-quatre médecins, l’APCME[22], fut créée en dehors d’une organisation mutualiste qui, désormais étrangère à sa propre histoire, avait changé de nature. Un programme soutenu par l’État (la direction régionale du travail) et la Région PACA permit de trouver les fonds nécessaires. Parmi les indices permettant d’évaluer les résultats exceptionnels obtenus par la mise en œuvre de cette approche, une comparaison entre les tendances suggérées par les déclarations effectuées et les statistiques de la CNAMTS sur la période 2000-2005 :

  1. La surdité représentait 28 % de nos déclarations alors qu’elle ne constituait que l’Europe du Nord, où cette maladie est encore considérée comme prioritaire du fait de sa fréquence (douze mille signalements par an en Allemagne). En France, où l’on compte six millions de sourds, personne n’est en mesure d’évaluer la part du facteur professionnel : mais qui peut croire que la réalité se limite aux sept cents à mille cas indemnisés chaque année ?
  • Les bronchites chroniques et les asthmes représentaient 13% de nos déclarations contre moins de 0,5% des maladies reconnues au plan national. Nous fûmes parmi les premiers à faire reconnaître la bronchite obstructive du soudeur en espaces confinés, celle du peintre-sableur, celle du ponceur de béton, du cokier ou encore du fondeur en aciérie. On estime que la « bronchite industrielle » représente au minimum 15% des trois millions et demi de BPCO que connaît la France[23].
  • Les lésions non cancéreuses dues à l’amiante représentaient 33 % de nos déclarations contre 12% des maladies reconnues au plan national. A la fin des années 1990, la CPAM de Port-de-Bouc avait atteint le « score » le plus élevé de France. Un médecin conseil du bassin minier de l’Est fut spécialement détaché pour « contester les diagnostics abusifs des médecins de Port-de-Bouc ». Après l’étude attentive des dossiers, il ne put que reconnaître qualité du travail accompli et il nous encouragea à poursuivre …
  • Les cancers représentaient 10% de nos déclarations contre 3,4% des maladies reconnues au plan national. La différence n’était pas seulement quantitative : elle portait tant sur le  siège  des  lésions,  sur  la nature  de  l’agent  causal,  que  sur  les secteurs  d’activité économiques en cause. En 2009, une étude réalisée pour l’Institut National du Cancer[24] sur un échantillon de cent quarante-cinq cas mettait à mal bien des lieux communs : Alors que les cancers du poumon et les mésothéliomes imputés à l’amiante représentaient 90% des cancers reconnus par l’Assurance Maladie, dans notre petit échantillon, et malgré un nombre de cancers du poumon et de mésothéliome très supérieur dans ce bassin d’emploi à la moyenne nationale, ces localisations ne représentaient que 46% des cas. La raison : les autres localisations susceptibles d’avoir une origine environnementale (lymphomes LNH, rein, larynx, nasopharynx, cerveau, etc.) n’étaient presque jamais déclarées en dehors du réseau SIC.
  • 77% des cas connus du SIC étaient imputables à plus d’un cancérogène : l’amiante est très loin d’être le seul agent en cause. Mais, pour des motifs exclusivement liés à l’indemnisation, la cause enregistrée dans les statistiques de la CNAM élimine mécaniquement les autres causes directes, et parfois même la cause essentielle.
  • Près de 40% des cas que nous connaissions étaient imputables aux activité de maintenance des fours et installations industrielles mettant en jeu de fortes chaleurs : fours à coke, poches de coulée, fours de laminoirs, fours pétrochimiques, etc. S’il faut tenter une explication, elle sera liée au fait que certaines opérations y exposent en effet, souvent en espaces confinés, à des pollutions complexes comportant de nombreux cancérogènes dans des proportions variables : silice cristalline des matériaux réfractaires, produits de combustion contenant des HAP, chrome et nickel (soudage de tuyauteries en inox réfractaire), et bien sûr des fibres minérales (l’amiante mais aussi les fibres céramiques réfractaires qui l’ont remplacé et peuvent être une cause directe de cancers). Une manifestation de l’effet cocktail ?

Fig 4 : Répartition des cancers du territoire par types d’installations industrielles.

Nota Bene : ce tableau contient les doubles comptes correspondants aux cas qui ont “touché le risque” dans plusieurs installations. Un même cas peut être imputé à n postes de travail, tous devant être soumis à enquête (il s’agit de dire où se situe le risque, pas de calculer d’hypothétiques parts attribuables).

L’absence d’assainissement après indemnisation.

Nous avons longtemps pensé qu’en dépistant mieux les maladies professionnelles on disposerait d’une meilleure connaissance du risque induisant, par une sorte d’embrayage automatique, des actions correctives. Cette représentation rationnelle, largement partagée (elle était l’argument du contrat de Plan État-Région[25]) faisait obstacle à la perception de la réalité telle qu’elle est. Certes, les surdités indemnisées s’aggravant après la reprise du travail trahissaient l’absence d’arc réflexe entre indemnisation et assainissement. Mais elles étaient interprétées comme des fautes occasionnelles, non comme le résultat normal de la procédure normale : il y a parfois des choses trop évidentes pour être soumises à examen (les ergonomes parlent de cécité de l’évidence). Il a donc fallu qu’une succession d’événements « percutent » le noyau de cette représentation pour parvenir à la modifier.

Le cas de Monsieur Mustapha Lebouachera, un sous-traitant travaillant à la maintenance de la cokerie, fut déterminant. Après la reconnaissance, intervenue en 2005, du caractère professionnel de sa leucémie, il s’était procuré l’enquête de la CARSAT[26] car, disait-il, « je veux savoir quel est le poste de travail qui a été reconnu comme responsable pour éviter que d’autres collègues ne tombent malades ». Alors que tout indiquait que son cas était essentiellement imputable aux activités de maintenance de la cokerie, son dossier se concluait en ces termes : « sur certains sites pétrochimiques où ce salarié a travaillé le benzène est présent ». Très éloigné de la réalité, mais administrativement correct, c’était suffisant pour indemniser la maladie : l’enquête s’arrêtait donc là.

Pourquoi le sujet n’avait-il pas été associé à une véritable enquête étiologique ? Probablement parce que le concept de récupération de l’expérience est intimement lié à la représentation que l’on a du travailleur : dans le parcours de reconnaissance du caractère professionnel de la maladie, l’organisme compétent envisage la personne comme une « victime » pour laquelle il faut évaluer les droits juridico-formels à indemnisation et non comme un producteur riche d’une expérience indispensable à la connaissance des effets du milieu de travail sur la santé et des solutions à mettre en œuvre. Il suffit de considérer un formulaire de déclaration de maladie professionnelle pour s’en convaincre : pour décrire son poste de travail, le sujet ne dispose que de 4,5 centimètres linéaires.

En nous reliant au secrétaire du CHSCT de la cokerie, nous découvrîmes qu’il ignorait tout des maladies professionnelles reconnues chez les sous-traitants et intérimaires. Par une sorte de « blanchiment non intentionnel », elles n’étaient pas imputées au compte de la cokerie mais à celui de leur employeur, c’est-à-dire aux branches du BTP, des services et de la métallurgie. Seul le bilan des maladies professionnelles du personnel organique pour la période 1997/2007 était disponible, il donnait les résultats suivants :

  • Sur deux cent quatre-vingt-cinq maladies déclarées 180 avaient été reconnues.
  • Seules vingt d’entre elles avaient été imputées à Arcelor – Mittal.
  • Les cent soixante restantes avaient été imputées à un « Compte Spécial », financé par tous les employeurs, responsables ou non d’atteintes à la santé, au motif que l’exposition au risque était intervenue dans plusieurs établissements différents.

Ainsi les statistiques de l’organisme dont la mission est de collecter et gérer toutes les données nécessaires et de les utiliser à des fins de prévention n’indiquent la branche d’activité dans laquelle le sujet a « touché » le risque que dans 0,07% des cas. Ce lieu est connu (on n’indemnise pas la maladie si l’exposition n’est pas prouvée), mais il disparaît des statistiques. Cerise sur le gâteau : sur deux cent quatre-vingt-cinq déclarations, un seul cas avait donné lieu à l’enquête du CHSCT, théoriquement obligatoire. Les syndicats avaient laissé deux-cent quatre-vingt-quatre personnes se défendre seules.

Aujourd’hui encore, tout le monde se « contente » de l’indemnisation de la maladie. En substance, il n’y a pas d’arc réflexe entre l’information « le risque est avéré » et l’action « éliminons le risque ». Personne ne semble tirer toutes les conséquences du fait que reconnaître un poste de travail comme cause d’une maladie professionnelle avérée signifie, si cette reconnaissance n’est pas suivie d’un assainissement, qu’il y aura inévitablement d’autres malades. On peut affirmer que c’est l’un des motifs de l’augmentation régulière du nombre de cancers en France.

Il fallait faire de l’assainissement le principal indicateur des résultats : ceci signifiait modifier en profondeur les procédures et les logiciels ; prévoir la possibilité d’intégrer toute la dynamique qui, à partir du soupçon du médecin, devrait avoir pour aboutissement l’assainissement des postes de travail ; se relier plus directement à l’inspecteur du travail et aux délégués de CHSCT. L’apparition de Google Maps (2006), offrait le support technique nécessaire : l’accumulation de croquis de poste de travail, de procès-verbaux de CHSCT, de photos, de cartes et de documents divers accumulés dans des classeurs qui n’étaient utilisables que par moi-même pouvait enfin produire une véritable carte interactive utilisable par tous.

Un système d’intégration capable d’autorégulation.

Fin 2007, les premiers tests du nouveau logiciel eurent lieu dans le cadre de la mise en route du « Comité Territorial de Connaissance et d’Assainissement ». Sa composition : des médecins de l’APCME, des délégués des CHSCT du territoire, l’inspecteur du travail, des élus de la Région PACA et de la commune de Port-de-Bouc, des personnes atteintes. Son objet : utiliser et enrichir la mémoire informatisée des cas et des postes, vérifier cas par cas l’état de l’assainissement.

Les tests effectués donnèrent lieu à une série de commentaires de l’inspecteur du travail : « Les fiches de poste de travail que je trouve sur votre site me permettent d’être plus efficace et plus rapide. Elles m’offrent un éclairage particulier : l’atteinte dont souffre la personne d’une part, les indications qu’elle a pu fournir sur les conditions réelles d’exposition au risque d’autre part. Je prendrai l’exemple d’un poste de travail intermittent que je ne connaissais pas du tout : un poste de chargement de produits chimiques. Du coup, mon inspection s’est déroulée après une préparation entièrement virtuelle, à partir de l’indication écrite très ciblée du lieu (que je ne connaissais pas) et de ce qu’y fait concrètement et réellement la personne atteinte.Comme les opérations en cause ne se déroulaient pas au moment de l’inspection, j’ai provoqué leur reconstitution à partir des indications formalisées sur votre fiche. La réalité du problème, invisible au départ, dans le prescrit, est apparue sous nos yeux, et elle recoupait les informations du salarié. Dans ce cas, tout s’est joué sur l’existence d’une fiche descriptive capable de récupérer l’expérience de l’opérateur. Et sans la présence d’une atteinte enregistrée, médicalement certifiée, il est très probable que personne ne serait jamais allé voir le coin où se trouve ce poste de travail. Sans cette information, le travail d’inspection aurait été mal fait ou pas fait du tout. Avec une information fiable, intéressante, qu’on peut recouper, le travail est mieux fait. Tout est là »[27].

Cet exemple illustre à quel point l’activité d’évaluation et de prévention des risques a besoin, pour s’autoréguler (utiliser les résultats pour mieux s’adapter à la réalisation de ses buts), du « feedback » du risque avéré. Il peut aussi nous permettre de mieux caractériser les connexions atypiques générées par SIC entre les Plans de comportement professionnels[28] de sujets appartenant à des groupes qui ont fonctions techniques et/ou sociales différentes :

  1. Le pôle des médecins généralistes. Habituellement, le rapport entre le généraliste et son patient ne produit qu’une chose : des soins. Dans le réseau, il produisait aussi la création d’une nouvelle fiche, d’un signalement argumenté. Dans ce cas, si la lésion signalée était sans gravité – une conjonctivite inscrite au tableau 12 – elle n’en constituait pas moins une alerte car elle objectivait, pour ce poste, le caractère délétère du niveau d’exposition aux chlorométhanes cancérogènes (une évaluation sérieuse des expositions devrait toujours se baser sur l’implication des soignants : les mesurages sont certes utiles, mais l’interprétation des résultats des mesurages demande la certification de l’absence d’effets sur la santé des hommes).
  2. Le pôle d’enquêtes et de documentation. Informé de la cause de la lésion par son médecin traitant, le sujet avait refusé de la déclarer à l’Assurance Maladie parce qu’il craignait pour son emploi. Mais l’existence du réseau lui avait ouvert la possibilité d’informer les médecins et l’inspecteur du travail. Il voulait en effet qu’il puisse être utile à la défense de la santé des autres travailleurs au même poste, ses collègues de travail.
  • Le pôle des experts en technologie et en médecine du travail, capables d’indiquer des solutions pour assainir. Dans ce cas, la solution (effectuer les opérations en vase clos avec injection d’azote) existait déjà dans un autre poste de chargement de la même entreprise. Souvent en effet, le progrès dans les conditions de travail ne demande rien de plus que la généralisation de solutions déjà mises en œuvre (la constitution progressive d’un « Cadastre des postes assainis », comme défi positif entre les entreprises, est l’élément le plus important de la perspective ouverte par le SIC).
  • Le pôle des organismes qui ont le pouvoir d’assainir, c’est-à-dire d’exploiter toutes les données existantes pour tarir les sources de maladies éliminables. Habituellement, l’inspecteur du travail utilise un Plan de comportement professionnel qui a pour test la question suivante : « la situation inspectée est-elle congruente avec la loi et les règlements ? ». Dans ce cas au contraire, il avait activé un plan utilisant des tests bien plus riches, impliquant la connaissance de l’atteinte réelle, des conditions qui l’ont déterminée, des solutions technologique et organisationnelles à mettre en œuvre pour éviter sa répétition, etc.

Fig 5 : Les quatre groupes de prise en charge des cas.

On ne dépasse pas le travail isolé seulement en se réunissant et en se parlant[29]. L’ergonomie de la mémoire informatisée a été déterminante pour réduire la quantité d’énergie demandée à chaque intervenant afin qu’il puisse se relier à des groupes différents de ceux qui définissent socialement, techniquement ou professionnellement[30].

À l’aciérie d’Ascométal cette dynamique se vérifiera même dans un contexte où étaient rassemblées toutes ces conditions défavorables souvent évoquées dans les litanies de ceux qui expliquent qu’on ne peut rien faire : la maladie déclarée (un cancer du rein) n’était pas inscrite aux tableaux ; aucun document d’usine n’attestait la présence des substances en cause ; le salarié appartenait à une entreprise extérieure  ne disposant pas de CHSCT ; la solution technologique était complexe et coûteuse ; enfin l’établissement était régulièrement menacé de fermeture[31]. Pourtant Guy Coste et Serge Masoero, les deux syndicalistes qui ont conduit l’action d’assainissement des « réchauffeurs poches », ont démontré en actes que même dans les conditions les plus hostiles les hommes sont capables de rester debout, de maintenir leur capacité de penser, de s’approprier les critères scientifiques qui fondent l’évaluation de la nocivité et, finalement, de se relier aux autres pour construire une volonté collective capable de transformer le présent. L’intervention corrective, fondée sur la certification documentée de la présence du risque, fut réalisée en 2015, c’est-dire avant que le caractère professionnel de la maladie (déclaré en 2009) ne soit reconnu par l’Assurance Maladie.

Parce que la prévention est bien plus importante que l’indemnisation, les quatre groupes de prise en charge avaient comme référence commune un « tableau de bord » présentant une synthèse des résultats qui ne se limitait pas au dénombrement, pour l’échantillon pris en charge, des maladies déclarées et des maladies reconnues. Il recensait aussi les « groupes homogènes d’exposition » inclus dans le Cadastre, en distinguant ceux pour lesquels la connaissance d’un cas avait induit un assainissement (compris comme un processus complexe qui porte tant sur les conditions et l’organisation du travail que sur les contrôles mis en œuvre pour vérifier, sur la santé des hommes, la réalité des résultats).

Faire mieux en dépensant moins : la démocratie cognitive

Les potentialités offertes par les technologies de l’information rendent pensable une organisation sociale qui, allant au-delà du droit à la libre expression des opinions, s’imposerait l’obligation de connaître la réalité en utilisant les yeux de tous, en recueillant les connaissances « privées » que chaque citoyen a de son micromilieu, en assemblant et en restituant ces connaissances particulières dans une forme compréhensible et utilisable par tous. C’est ce qu’Oddone appelait la « démocratie cognitive ». Il ne s’agit évidemment pas de ne voir la vérité que dans le « vécu quotidien », en dehors de la science, dans l’expérience envisagée dans son  acception la plus  ingénue du terme,  qui n’est au  fond que l’image spéculaire de l’académisme. Loin du « dogme de l’expérience immédiate[32] », aux antipodes de « l’opinionisme » aujourd’hui dominant, il s’agit d’intégrer plusieurs façons de connaître une même réalité pour en construire une connaissance plus complète, plus scientifique, mieux à même d’informer l’action et d’en évaluer les résultats.

La méthode n’est pas nouvelle. Sa première formulation remonte à la fin du dix-septième siècle, au père fondateur de la médecine du travail, Bernardino Ramazzini[33] : il relate que, surpris par la réponse d’un égoutier à la question de savoir quels motifs le poussaient à travailler en si grande hâte (« plus tôt nous aurons fini et moins nous serons exposés à ce qui rend aveugle »), il engagea une recherche qui établit le lien avec l’exposition aux vapeurs résultant de la décomposition bactérienne de matières organiques en conditions anaérobie (elles contiennent en effet de l’hydrogène sulfuré). L’interrogatoire « assis sur un même banc que le sujet », c’est-à-dire dans un rapport au pair, était né.

Aujourd’hui, la diffusion des connaissances permise par le Web-Internet[34] offre des possibilités inconnues jusqu’alors à des sujets curieux de connaître, capables de construire leurs propres Plans de recherche. Des sujets structurés donc, capables de sélectionner ce qui est cohérent avec leur situation, de poser aux experts du domaine non seulement une demande de connaissances scientifiques mais aussi le problème de faciliter une réappropriation de ces connaissances même. L’exemple donné par Mme Cassisi est paradigmatique. Elle qui ne disposait d’aucun moyen d’aucune sorte, qui n’avait aucune compétence dans le domaine, qui ne pouvait compter sur l’appui d’aucun spécialiste, a été capable de reconstruire, après le décès de son époux, la situation de travail qui l’avait exposé aux brouillards et aux fumées d’huiles minérales jusqu’à provoquer le cancer. Elle a rassemblé la documentation qui a conduit le Comité Régional de Reconnaissance des Maladies Professionnelles (CRRMP) à reconnaître, six ans après, l’existence d’un lien direct entre les conditions d’exposition aux huiles de coupe pleines et le carcinome urothélial.

Elle savait qu’elle ne pouvait pas compter sur un médecin du travail qui avait remis, à un sujet atteint d’un cancer des voies urinaires, un certificat de reprise du travail à un poste exposant aux fumées d’huiles minérales chauffées. Au départ, les souvenirs d’un collègue de travail de son mari étaient sa seule source d’information. Elle a entrepris « d’extirper » ce qu’il savait, allant jusqu’aux détails si évidents pour lui qu’il lui était presque impossible de les formuler (« ça va sans dire » disait-il). Pendant des semaines, elle a donc reformulé ses questions jusqu’à obtenir les images concrètes, détaillées, compréhensibles qu’elle recherchait. Organisant le soir ce qu’elle avait appris pendant la journée, sélectionnant sur le Web la documentation médicale et technique correspondante, elle partageait ses résultats avec l’opérateur jusqu’à reconstituer le « lay-out » de l’atelier, mettre en évidence les spécificités du local, révéler la réalité de l’exposition de son époux aux huiles minérales et à leurs produits de dégradation thermique. Sa recherche a porté à la lumière du jour une réalité ignorée des organismes de surveillance : un « Germinal » moderne où toutes les normes d’hygiène et de sécurité étaient bafouées.

Par leur caractère exclusivement comptable, lié aux seules exigences de l’indemnisation individuelle, les systèmes d’information des organismes en charge la santé au travail ignorent de tels gisements d’expérience et « font obstacle à la connaissance de la réalité », selon les termes même de l’Inspection Générale des Affaires Sanitaires et Sociales[35].

Jugement trop sévère ? Au cours de l’année 2015, nous avons incité les syndicalistes de Mittal à demander à la CARSAT, l’organisme auquel la loi demande de collecter toutes les données relatives aux maladies professionnelles, combien de cancers ont été reconnus parmi les sujets ayant « touché » les installations de la cokerie. Depuis 1998, notre petit réseau (environ 10% des médecins du territoire) avait en effet déclaré vingt et un cas – dont dix-sept pour les sous traitants et intérimaires, de loin les plus exposés[36]. Les syndicalistes durent recourir à la menace d’une saisine du Tribunal de Grande Instance pour obtenir une réponse. Pour le personnel organique, il s’agissait de vingt-deux cas, soit la terrible moyenne de plus d’un cas par an. Pour les sous-traitants, une objection froidement administrative fut formulée :

« Il n’est pas possible avec les systèmes d’information existants d’établir le nombre de maladies professionnelles reconnues pour des salariés ayant, dans leur parcours professionnel, exercé des missions ou des travaux pour le compte d’entreprises extérieures dans les installations d’ArcelorMittal, de requêter sur les maladies professionnelles imputées au Compte Spécial pour déterminer celles dont la victime travaillait chez ArcelorMittal. »

Ainsi l’organisme qui dispose de tous les moyens humains, financiers et réglementaires nécessaires à la connaissance des maladies dues au milieu de travail « en tenant compte de leurs causes et des circonstances dans lesquelles elles sont survenus[37] » et qui doit « étudier les problèmes de prévention qui en dérivent », déclare publiquement qu’il ne connaît pas (ne mémorise pas) ce qu’une petite association de médecins bénévoles connaît (mémorise). Dans un langage où n’affleure pas la moindre compassion pour les victimes – l’une d’elle, Salvatore Ambrosio, avait tout juste quarante ans – il utilise les carences de son système d’information – déjà pointées dans de multiples rapports et expertises – pour justifier son inertie face à une « épidémie » de cancers évitables.

Chaque année, ce même organisme notifie aux entreprises leur taux de cotisation en précisant qu’il est « fixé en fonction du risque que présente l’activité de chacune des entreprises cotisantes ». Conformément à la politique dite de « tarification du risque » en vigueur, il prétend donc moduler ce taux afin d’inciter ceux qui produisent des dommages à en réduire le nombre et à ne pas faire peser de handicap sur les autres (les économistes parlent « d’internaliser les externalités négatives »). En 2015, nous avons découvert que l’écart entre le taux appliqué à notre association et celui de la cokerie, l’installation la plus nocive du golfe de Fos, était de … 0,8 % ! Quand les mécanismes de « prévention des coûts » sont à ce point annihilés, que les « bons » employeurs paient pour les « mauvais », comment s’étonner de ce que « les coûts des atteintes à la santé en relation avec le travail dépassent 3% du PNB[38] » (environ 20% des dépenses de santé) ?

Pourtant personne, ni les organisations syndicales (qui siègent dans les comités techniques des CARSAT), ni les mutuelles (qui supportent une partie des dépenses induites par ces maladies éliminables), ni les élus du territoire, n’a demandé à la CARSAT qu’elle réponde vraiment[39]. Pourquoi ?

Conclusion

Quelle est la résultante de tant d’efforts ? La réponse de Max Nicolaïdès, l’inspecteur du travail du territoire, sans doute le sujet le mieux placé pour évaluer l’action du système sur sa cible, tient en peu de mots : « Ailleurs où n’existe pas ce travail les situations sont pires[40] ».

A une époque où la complexité est trop souvent utilisée comme alibi pour ne rien faire, le cadastre a démontré en actes qu’on peut, grâce aux nouvelles technologies, corriger les distorsions induites par les représentations du risque « plates », en deux dimensions, et produire une information davantage apte à guider les actions correctives. Les experts de l’Institut National du Cancer ont vu dans cette approche, pourtant née en dehors des rituels académiques, « un modèle pour le repérage épidémiologique des situations de risque dans un contexte où la forte mobilité de la main d’œuvre rend très délicate l’assignation d’un cas à telle ou telle exposition[41] ». L’Agence Régionale de Santé nous a décerné le « Trophée des actions probantes du Plan Santé-Environnement » et la Cour des Comptes y a trouvé un « outil exemplaire »[42] .

Au départ, nous n’étions pourtant pas des spécialistes du domaine. Ce que nous savons du milieu de travail, c’est aux ouvriers que nous l’avons « volé », en restituant le produit du vol comme une chose structurée, enrichie de connaissances médicales, mais dans laquelle ils pouvaient toujours se reconnaître. C’est par l’usage quotidien d’une procédure, le SIC, où le changement des hommes est à la fois le but et le moyen, que nous avons pu acquérir les savoir-faire permettant une « navigation » pertinente dans des disciplines aussi diverses que la technologie, la médecine, la toxicologie et la loi, développer des « links » entre elles et, finalement, construire une connaissance plus opérationnelle.

L’idée d’un cadastre médicalisé n’est pas nouvelle[43]. Pourtant, ni l’État ni les organismes d’Assurance Maladie n’ont su se doter d’un système capable d’autorégulation, au sens d’utiliser les atteintes avérées pour assainir les milieux qui les génèrent et vérifier ultérieurement les résultats de l’intervention[44]. Depuis quarante ans en effet, au lieu d’affronter la question du système de collecte et de mémorisation des données, on a multiplié sans compter, à tous les échelons du territoire, des observatoires qui observent de si loin qu’ils ne voient pas les groupes les plus atteints[45] ; des études ponctuelles qui isolent tel ou tel facteur de son contexte et n’aident pas à la construction d’un système permanent de surveillance ; des tableaux de bord qui ne peuvent servir à ajuster notre conduite car ils sont incapables de nous dire où se situe le risque à éliminer.

Simultanément, l’Assurance Maladie a encombré la consultation médicale d’un fatras d’actes bureaucratiques et comptables improductifs. La solution qui était venue de l’extérieur, d’une petite société de médecins généralistes volontaires, libre de l’influence de tout intérêt privé et de tout enjeu de pouvoir, culturellement liée à ce que l’on appelait autrefois le mouvement ouvrier, a été peu à peu asphyxiée, prise dans les remous limoneux de la bureaucratie.

Néanmoins, la démonstration est faite : correctement outillé, placé dans des conditions optimales, le binôme médecin/travailleur peut constituer le terminal intelligemment actif d’un système de veille efficace et efficient, capable de rétroagir sur l’activité de prévision et de prévention des risques. Tout ce qui est nécessaire (connaissances, technologies, lois, organismes) existe déjà.


[1] Alain Beaupin, «Jean-François Rey, Penseur de la santé », Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, n°43, Décembre 2022.

[2] Louis Sauveur Noël Calisti est né le 23 décembre 1922 à Mausoléo de Brando (Corse, Haute-Corse), mort le 7 août 2005 à Mausoléo ; employé des Assurances sociales, puis métallurgiste à Marseille (Bouches-du-Rhône) ; résistant ; militant communiste, syndicaliste et mutualiste, membre du secrétariat de la fédération communiste des Bouches-du-Rhône, président de la Fédération nationale de la Mutualité des travailleurs (FNMT). On trouve sa fiche dans le Maitron.

[3] Association médicale pour la Prise en Charge des Maladies Éliminables, présidée par le Dr. Mizzi.

[4] Rapport de la Commission d’Orientation du Plan National Santé Environnement, février 2004.

[5] Maurice De Montmollin, L’ergonomie, Paris La Découverte, 1996.

[6] Charles Perrow, Normal accidents, living with hight risks technologies, Princeton, University of Princeton Press, 1984.

[7] Rouge pour les lieux “actifs”, mauve pour les lieux “cessés”, mais dont les effets délétères peuvent se produire longtemps après l’exposition.

[8] Les conditions décrites ici ont disparu après l’organisation, à l’initiative du médecin et l’inspecteur du travail, d’une intervention corrective.

[9] Ludwig Von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Paris, Bordas, 1973.

[10] in Robert Lauwerys, toxicologie industrielle et intoxication professionnelle, Paris, Masson, 1999.

[11] Voir APCME, rapport d’activité 2015 sur le site sic-apcme.net.

[12] De Montmollin, Idem.

[13] Ivar Oddone, Alessandra Re, Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière, vers une autre psychologie du travail, Paris, Editions sociales,1981 (Préface de Yves Clot, postface de Marc Andéol).

[14] Brutes, c’est-à-dire, en attente d’élaboration.

[15] Ivar Oddone, Gastone Marri, L’ambiente di lavoro (le milieu de travail), Rome, Editrice Sindacale Italiana, 1969. L’ouvrage a été traduit en allemand, espagnol, portugais, japonais. En France, où sa diffusion est restée confidentielle, la seule traduction disponible est celle que j’ai réalisé en 1977.

[16] Hans Selye, Le stress de la vie, Paris, Gallimard/Lacombe, 1975.

[17] Alessandra Re, Ergonomia per psicologi, Cortina Editore, Milano 1995

[18] Action-research, locution imaginée par Kurt Lewin dans les années 1960, a été traduit en français par « recherche-action ». Pour nous, l’action était déterminante et donnait ses buts à la recherche.

[19] G. A. Miller, E. Galanter, K. H. Pribram, Plans and the Structure of Behavior, Henry Holt and Co., New York, 1960.

[20] Près  de  70%  des  sujets  présentant  ces  affections  étaient  des  sous-traitants  effectuant  les  travaux  de maintenance des installations industrielles les plus pénibles. La moitié était des travailleurs immigrés (principalement des algériens, des marocains, des tunisiens). Nombre d’entre eux présentaient un mauvais « état général », notion difficile à objectiver mais susceptible de favoriser le franchissement des barrières de défense de l’organisme par les risques toxiques et physiques. Si toutes les affections n’atteignaient pas le taux de gravité suffisant pour permettre une déclaration, il est arrivé de devoir déclarer jusqu’à 7 maladies professionnelles pour une seule et même personne.

[21] Alessandra Re, Ivar Oddone, Marc Andéol, Gilbert Igonet, A general physician-centred system for preventing environmental diseases, in Meeting diversity in Ergonomics, Actes du congrès IEA, 2006, Amsterdam, Elsevier p.1123-1127.

[22] Association médicale pour la Prise en Charge des Maladies Éliminables, présidée par le Dr. Mizzi.

[23] INVS « Facteurs de risque professionnels de la broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO) et prévention », Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire, n° 27-28, 200, p. 250-252.

[24] Voir APCME, rapport d’activité 2009.

[25] Grâce à l’action résolue du docteur Gérard Traverse, médecin inspecteur régional du travail, de Philippe Sotty de la DRTEFP, et de Mme Danielle Demarch, élue communiste au Conseil Régional, le SIC et ses données furent à l’origine du contrat de Plan santé-travail 2000-2006.

[26] Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au Travail.

[27] Extrait du procès-verbal de la rencontre du Comité Territorial de Connaissance et d’Assainissement de décembre 2007.

[28] Plan est entendu ici au sens de l’approche millérienne : Georges A. Miller, Eugène Galanter, Karl H. Pribram, Plans and the Structure of Behavior, New York, Henry Holt and Co., 1960.

[29] Voir APCME, rapport d’activité 2011.

[30] En 2006, un organisme indépendant (le GRIEPS) a évalué l’activité du réseau à la demande de l’Union Régionale des Caisses d’Assurance Maladie. On y trouvera tous les détails utiles.

[31] Voir APCME, rapport d’activité 2016.

[32] Vygotski, L., La signification historique de la crise en psychologie, Lausanne et Paris : Delachaux et Niestlé, 1999 (Manuscrit rédigé en 1927).

[33] Giovanni Franco, Ramazzini and worker’s health, The Lancet, vol. 354, 4, 1999, p. 858-861.

[34] Tim Berners-Lee, Weaving the Web. The original design and ultimate destiny of the Word Wide Web by its inventor, New York, Harper Business, 2000.

[35] Voir : La prévention sanitaire en milieu de travail, Paris, 2003.

[36] Voir APCME, rapport d’activité 2015

[37] Article L.422-2 du Code de la Sécurité Sociale

[38] Rapport de la Commission d’Orientation du Plan National Santé Environnement, 2004

[39] Un beau documentaire de Eric Guéret sur notre expérience, diffusé le 19 novembre 2015 sur France3 sous le titre « La santé en France », avait pourtant rendu la question publique.

[40] Jacqueline de Grandmaison, Polluants industriels. Salariés en danger: Révélations sur une contamination silencieuse, Ivry-sur-Seine, 2017.

[41] Expertise formulée en 2012 par la Commission d’Évaluation Scientifique de l’INCa, alors placée sous la présidence de Mme Agnès Buzyn (Projet PREV 12-006).

[42] Rapport d’enquête de la Cour des Comptes, Les politiques publiques de lutte contre la pollution de l’air, décembre 2015.

[43] En 1835, l’expression avait déjà été utilisée dans L’opuscule médical sur la ville de Martigues du docteur Casagny (édité par Hachette dans le cadre d’un partenariat avec la BNF, disponible sur Galica) : il témoigne de ce qu’à l’époque la population de Martigues était régulièrement frappée par le choléra, les fièvres typhoïdes, le paludisme (endémique jusqu’à la fin des années 1960) etc. On oublie trop souvent que le milieu dit naturel était celui de la sélection naturelle.

[44] Pr. Claude Got, Rapport sur la gestion du risque et des problèmes de santé publique posés par l’amiante en France, Paris, Ministère de la santé, 1998.

[45] En 2005 l’excès de cancers du poumon sur le golfe de Fos avait été attribué par l’ORS PACA au comportement des « ouvriers fumeurs de l’ouest de l’étang de Berre ».

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Marc Andéol, «Le «cadastre du risque avéré» Une expérience de démocratie cognitive en ligne centrée sur le binôme médecin/patient», Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 49 Juin 2024.