NDLR : Nous ouvrons ici un nouveau chapitre dans notre revue : les documents historiques. C’est une décision collective du Comité de rédaction. Et non sans humour, sur proposition du Pr. Vigneron, nous publions un texte du Pcf contre la psychanalyse jugée réactionnaire datant de 1949. On mesurera le chemin parcouru… L’article ainsi intitulé et sous-titré ‘autocritique’ est paru dans la revue La Nouvelle Critique en juin 1949. Il est co-signé par trois médecins des Hôpitaux psychiatriques de la Seine, les docteurs Lucien Bonnafé, Sven Follin et Louis Le Guillant, ainsi que par Serge Lebovici, alors médecin assistant des Hôpitaux de Paris, Emile Monnerot, interne des Hôpitaux psychiatriques de la Seine, Jean Kestemberg, Evelyne Kestemberg, psychothérapeute à l’Hôpital Henri-Rousselle et Salem Shentoub, Attaché de Recherches au C.N.R.S.
La psychanalyse, idéologie réactionnaire
Autocritique
La Nouvelle Critique, juin 1949, pp.57-72
Le contenu de classe de la psychanalyse
Le développement de la psychanalyse, jusque dans le contenu de sa doctrine et de sa technique, est si intimement lié à l’histoire des luttes sociales que cet enseignement ne saurait être répudié.
1° La psychanalyse est née à Vienne, à une époque et dans le cadre d’une société témoignant de façon exemplaire de la décadence de la famille paternaliste bourgeoise où le « tabou sexuel » allait de pair avec une crise de la morale sexuelle. Ainsi, dès l’origine, Freud reprend et développe le thème de la libération sexuelle, exigence d’une partie importante de la bourgeoisie de l’époque. En ce sens, la naissance de la psychanalyse est bien spécifiquement liée aux besoins d’une classe sociale.
2° Le développement et l’histoire du mouvement psychanalytique ne font que rendre ces liaisons plus étroites. C’est ainsi qu’actuellement sa zone d’extension privilégiée est constituée par les pays anglo-saxons.
3° L’évolution dans le temps des thèmes centraux de l’idéologie psychanalytique est aussi caractéristique. L’apparence révolutionnaire du thème de libération sexuelle, proposé aux origines de la psychanalyse, cède le pas aux thèmes de culpabilité, lié à l’importance croissante de la notion de « sur-moi » ; ces notions sont définies par rapport au système analytique lui-même, sinon par référence à un idéal social qui n’est que le reflet de la structure sociale du moment arbitrairement choisie comme norme.
Ainsi, l’idéologie religieuse a pu s’accommoder de la psychanalyse, des prêtres se dire psychanalystes, des psychanalystes collaborer à des revues religieuses dogmatiques ; en un mot, le conservatisme social y trouve une arme idéologique.
Les luttes sociales devenant plus aiguës, le thème de l’agressivité passe au premier plan. Au stade actuel, c’est le thème central auquel tous les autres se rattachent. La liquidation de l’agressivité ou son utilisation aux fins de défense de l’ordre social suivant le cas, est aujourd’hui proposée comme panacée pour la solution du malaise de la civilisation, du problème de la « citoyenneté mondiale », voire de la paix, même au prix d’opérations de police ou de guerres contre ceux dont l’« agressivité » ne se laisserait pas réduire.
L’agressivité est ainsi présentée sur les plans idéologique et politique comme un mal quand elle menace l’ordre existant et comme un bien quand elle le renforce. Ainsi, l’orientation actuelle de la psychanalyse est telle qu’elle devient, de fait, sur le plan de l’individu, une technique de son adaptation à la société bourgeoise, sur le plan social une arme de préparation idéologique à une nouvelle guerre mondiale contre les forces de démocratie et de paix. Ainsi, l’extension, la popularisation actuelle de la psychanalyse se développent, comme un phénomène de crise à la mesure de la décrépitude du régime dont elle est née.
4° Il est clair cependant, que devant le renouveau dont les plus larges masses expriment l’exigence, cette arme idéologique serait émoussée si elle n’apparaissait pas, ne se présentait pas comme révolutionnaire, si elle ne se prétendait pas comme révolutionnaire, si elle ne se prétendait pas porteuse d’un avenir qualifié de démocratique voire de socialiste.
« Nous sommes en présence de deux conceptions de la libération de l’homme : le marxisme et la psychanalyse », écrivait Henri de Man. En 1949, l’importance du rôle des milieux sociaux-démocrates, de certains éléments du Parti travailliste anglais surtout, dans cette offensive politico-analytique, lui donne sa pleine signification.
5° Quelle est, en 1949, la pratique de la psychanalyse ? Une minorité infime de malades peuvent bénéficier de cures techniquement sérieuses. Cette minorité est sélectionnée par ses possibilités financières. L’argent, le sacrifice pécuniaire, sont constamment présentés comme le moteur nécessaire de la cure, aggravant encore le caractère de classe de la technique elle-même. Celui-ci devient véritablement scandaleux quand on sait les conditions réelles, lamentables au sens le plus strict du mot, dans lesquelles sont actuellement traités les malades mentaux d’origine prolétarienne.
6° Ce phénomène de crise du capitalisme se retrouve jusque dans le recrutement des psychanalystes. Le futur psychiatre éprouve le malaise que l’intensification de la lutte des classes crée dans les classes moyennes et le drame de l’urgence d’un choix. Il s’interroge avec angoisse sur le problème de l’être dans le monde. Il constate que le corps de doctrine offert par la psychiatrie classique se fissure de toutes parts et ne répond pas aux faits actuellement connus. Enfin, il se trouve aux prises avec des difficultés matérielles sans nombre, fonctionnaire abandonné à lui-même dans un asile de province. mal rétribué par rapport au sérieux de ses études.
La théorie et la pratique psychanalytiques lui proposent un apaisement sur son plan personnel, une explication à ses inquiétudes, une conception du monde. une théorie générale des faits pathologiques, des conditions particulièrement satisfaisantes d’exercice de sa profession.
Ainsi, l’engouement actuel des jeunes psychiatres pour la psychanalyse traduit les difficultés correspondant aux aspects politiques, idéologiques et économiques de la crise générale des classes moyennes.
Il apparaît ainsi clairement que la naissance, le développement, la diffusion actuelle de la psychanalyse sont liés à l’accroissement de la lutte des classes. Elle s’étend partout où la classe dominante a besoin de tenter de paralyser les efforts de la classe montante, de calmer le malaise des couches sociales déchirées par un choix auquel elles ne peuvent se dérober. Le fait que l’évolution des thèmes essentiels de l’idéologie psychanalytique soit liée à ses origines et à l’évolution sociale pose la question de savoir comment ce contenu de classe s’exprime au sein de la théorie elle-même.
Une doctrine mystifiante
La psychanalyse se présente classiquement, théoriquement, à partir de trois notions fondamentales : l’inconscient, les instincts, les complexes.
Le mythe d’un inconscient en soi, existant comme chose réelle, a été trop critiqué pour qu’il soit utile d’y insister. De même, le chosisme des instincts a été suffisamment dénoncé.
Les progrès de la biologie se marquent par une conquête constante sur le domaine des instincts au profit des apprentissages de conduites. Il est clair aujourd’hui que ce que l’on appelle « instincts » correspond en réalité à des comportements dépendant autant du développement de l’organisme que des conditions de milieu. Tous ceux qui se raccrochent à la notion d’« instinct » le font par rapport à l’énergétisme.
On retrouve ici, malgré certaines protestations de Freud. les parentés de la psychanalyse avec les philosophies mystiques modernes, qu’elles s’appuient sur le doigt de Dieu, la volonté de puissance, la « hormé » ou l’élan vital. Il s’agit ici de la réification, et pour tout dire de la mystification du caractère dynamique des processus vitaux, qui est le propre de toute philosophie idéaliste. Il n’y a pas d’autre façon de caractériser ce dynamisme, en termes scientifiques. que cette proposition d’Engels : « la vie est le mode d’existence des matières protidiques », mode d’existence et non propriété à part, matière vivante et non vie dans la matière.
Les mêmes critiques s’adressent à la théorie des complexes, indissociable de celles des instincts. Un seul exemple suffit à démontrer la pseudo-transcendance des complexes. On sait aujourd’hui, en effet, que l’Œdipe n’est ni universel, ni constant : les travaux de Malinovski, montrant son absence dans des sociétés mélanésiennes. prouvent que les conduites rapportées à ce complexe, lorsqu’elles existent, sont liées aux conditions sociales et historiques dont dépend la structure familiale.
D’une façon générale, si certaines conduites humaines peuvent être caractérisées comme la reproduction de conduites passées, la notion d’automatisme de répétition, fondamentale dans la psychanalyse, est mythique lorsqu’elle se réfère à des complexes et instincts pris en soi, hypostasiés par rapport aux conditions réelles, à l’histoire réelle déterminant les conduites ainsi dénommées.
Si l’on examine les circonstances génératrices de conflits inconscients vécues par l’individu et en particulier par l’enfant, circonstances que la psychanalyse ramène à des conflits instinctuels, on voit qu’elles résultent toutes, directement ou indirectement, des mythes régnant dans une société donnée.
Le fait est particulièrement patent pour tout ce qui concerne la vie sexuelle et les tabous qui la frappent. C’est dans la mesure où la morale sexuelle est l’expression de ces tabous, où elle est d’inspiration religieuse, où ses interdictions correspondent à des mythes, en un mot dans la mesure où elle est mystifiée, qu’elle est chargée d’engendrer des« sentiments de culpabilité ». Les interdictions sexuelles qui entrainent le « refoulement » ne sont pas nécessaires, mais démesurément grossies, sinon totalement immotivées.
Les complexes qu’elles provoquent correspondent à des conflits sans objet, phantasmatiques. L’apport le plus valable de Freud consiste dans la découverte, derrière certaines manifestations psychopathiques, à la fois comme cause et comme contenu, de situations fictives profondément ressenties par l’individu. Mais précisément ces situations ont une caractéristique commune: elles répondent à la définition classique du mythe : « … des faits que l’histoire n’éclaire pas et contenant soit un fait réel transformé en notion religieuse, soit l’invention d’un fait à l’aide d’une idée » (Littré).
Or, la critique marxiste a depuis longtemps montré l’origine et la signification des mythes. Le rôle qu’ils jouent dans la société. Ils expriment et masquent à la fois les souffrances de cette société. Il n’est pas surprenant de les retrouver chez des malades dont le trouble porte essentiellement sur certaines modalités de leurs rapports avec les autres membres de la collectivité. Ce n’est pas le fait du hasard ou d’une disposition fondamentale de l’esprit humain que mythes et symptômes parlent le même langage. Ils sont le fruit des mêmes situations concrètes transposées du plan de la collectivité à celui de l’individu. Une profonde analogie se laisse ainsi découvrir entre l’idéologie mystifiée et la névrose. Celle-ci apparait lorsque dépérit une idéologie de classe : lorsque l’évolution historique permet chez certains individus une prise de conscience qui vient heurter la puissance magique du mythe. Elle est le vide, le désarroi, l’angoisse de sa disparition, ensemble niée et pressentie.
La psychanalyse ne peut percevoir cette signification profonde de la névrose : moment et aspect de la lutte des classes. Découvrant constamment les mythes à l’origine des symptômes, elle tend, au contraire, à les considérer de plus en plus comme leurs causes nécessaires et suffisantes et, finalement, à consacrer leur existence en tant qu’entités immanentes à l’homme.
Faute d’une perspective marxiste, elle méconnaît le fait essentiel qu’ils constituent seulement des facteurs médiats à travers lesquels la réalité sociale atteint l’individu. Bien loin de répondre à sa prétention de constituer une psychologie abyssale, elle demeure une psychologie des « apparences » qui, pour lui emprunter sa propre terminologie, tient le « contenu manifeste » de ses interprétations pour leur « contenu latent ».
S’il est vrai que pour le malade, pour l’enfant ou le rêveur, leurs images et leurs fantasmes peuvent apparaitre comme réalité, croire, adhérer à ces productions imaginaires, poser leur réalité en soi, hors de la conscience qui les imagine, c’est là, par définition, délirer : c’est un mode de l’aliénation de l’individu. Tant que les psychanalystes ne sortent pas de ces fantasmes, tant qu’ils ne font que les ramener à des notions qui, pour être plus générales, n’en sont pas moins mythiques, ils ne sortent pas du délire. En se bornant au monde des images, prises pour réalité sur le critère de ces images elles-mêmes, la psychanalyse revient à un vaste cercle vicieux. Si elle a souvent montré le jeu et la puissance pernicieuse des mythes, elle n’a pu aller au-delà et sortir de l’idéologie mystifiée où elle s’est enfermée. Un psychanalyste l’a peut-être avoué en disant que l’analyse adopte un détour qui revient, en somme à « induire dans le sujet une paranoïa dirigée ».
Le moins que l’on puisse dire de la formation analytique est qu’elle entrave au plus haut point la liberté d’attribuer aux faits d’autres causes que celles postulées par la psychanalyse elle-même. Ainsi s’explique cette oscillation perpétuelle qui trouble la démarche des esprits les plus éclairés et les fait revenir sans cesse à expliquer les phénomènes les plus généraux par des hantises ou des aspirations vers les mythes de l’humanité, devenus des fétiches de La psychanalyse et non pas les objets d’une recherche rationnelle … véritable fascination de l’esprit par ses créations théoriques.
La technique analytique ne peut, en toute occurrence, conduire le malade, en quelque sorte. qu’à mi-chemin, au point où il prendra conscience du mythe qui l’accablait, mais non de ses sources profondes. Elle ne lui offre qu’une libération factice dans un monde imaginaire. Il est véritablement absurde ou malhonnête, par exemple, pour un médecin catholique convaincu, d’analyser le sentiment de culpabilité d’un malade.
L’absence de discrimination entre l’idéologie mystifiée que l’analyse retrouve sous les symptômes, et un idéal moral et social authentique tend à installer le malade dans une adaptation sociale dont le seul critère serait la « réussite ».
Une conception idéaliste des rapports individu-société
Si notre première critique de la doctrine psychanalytique se situe ainsi au niveau de son irrationalisme, la seconde visera l’individualisme qui la caractérise fondamentalement.
Il est clair, en effet, qu’en restant attachée au mythe des instincts elle ne peut quitter le plan individuel. Toute doctrine tendant à expliquer les rapports de l’individu et de la société sur la base d’une conception de la « nature » de l’individu isolé, fausse d’emblée le sens du problème. C’est ainsi que la psychanalyse a été amenée à bâtir une théorie générale des comportements des hommes et une histoire des civilisations.
Selon l’expression de Politzer, « elle cherche à expliquer l’histoire par la psychologie et non la psychologie par l’histoire ».
Bien mieux, aujourd’hui, en 1949, elle ne se borne plus à des interprétations, mais intervient directement dans la lutte des classes : les mouvements sociaux sont ramenés à l’agressivité ou au « ressentiment » des meneurs, et la guerre au sadomasochisme de quelques chefs d’Etats. Les psychanalystes de bonne foi qui le déplorent n’y peuvent rien. Cette intervention politique de la psychanalyse est impliquée dans sa doctrine, dans l’individualisme qui la fonde.
Rappelons que si l’on ne peut négliger le rôle des individus dans un mouvement social, ce rôle ne saurait être expliqué dans ses caractères historiques concrets par l’individu seulement : « Ce qui dépend de l’individu, c’est le choix que sa “psychologie” fera parmi les possibilités historiques données d’une époque. Cette “psychologie” ne peut être elle non plus, séparée de l’histoire concrète de l’humanité. Des “mécanismes psychologiques” sélectionnent les uns pour le rôle de héros et les autres pour le rôle de lâches, mais ces “mécanismes” ont aussi leur genèse historique et leurs conditions sociales d’existence » (G. Politzer).
Lorsque l’on pousse la théorie psychanalytique jusqu’à sa racine, on retrouve en fait la conscience d’un individu solitaire.
Dans la pratique, cet individualisme revient à la négation de toute possibilité de transformation de l’ordre social.
L’individu est livré pieds et poing liés à l’ordre établi au sein duquel on lui fait croire à sa liberté. Comme le dit Hesnard il s’agit d’« un individu se sentant libre jusque dans la contrainte sociale nécessaire ».
Il parait paradoxal que, dans ces conditions, certains aient cru voir dans la psychanalyse une conception dialectique qui pourrait même confirmer le socialisme. L’argument tient ici à ce que l’on tente de faire passer l’opposition métaphysique des instincts de mort et instincts de vie pour une contradiction dialectique. C’est ainsi également que l’on présente le problème des rapports : individu et société. C’est là la source des bavardages sur la « synthèse du marxisme et de la psychanalyse ».
Une telle position implique que l’individu serait la négation de la société et inversement. Cependant, en restant attachés au mythe psychanalytique des instincts, ces auteurs n’ont pas quitté le plan de l’individualisme : l’individu reste en réalité dans leur conception, une sorte d’entité hétérogène par rapport à la société, autre entité. Il est clair qu’il ne saurait y avoir de relations dialectiques entre elles. Cette tendance correspond à une forme particulière de l’idéologie bourgeoise à notre époque, qui tente d’opposer la réalité sociale aux exigences psychologiques des individus. Son individualisme est un thème de propagande politique, par laquelle elle cherche à discréditer le socialisme.
Le mouvement dialectique que l’on peut observer en étudiant les phénomènes psychiques est, en réalité, le développement de l’individu au cours de son histoire : différentes crises de l’enfance ou stades du développement traduisant différentes époques de maturation biologique, tout autant que des transformations dans les aptitudes psychologiques et les rapports sociaux. A chaque stade, l’étape nouvelle est un dépassement dialectique de l’étape ancienne et il n’y a pas lieu de chercher de distinction d’essence entre les modalités biologiques ou sociales de ces transformations.
Une technique ésotérique
Il nous est possible maintenant de pénétrer au cœur de la technique psychanalytique. Nous allons y retrouver les erreurs ou les dangers énoncés dans la théorie.
Il est clair en particulier que les conditions initiatiques de la formation du psychanalyste tendent à organiser chez lui un système de référence mystifié : celui des instincts et des complexes considérés comme réalités « en soi ».
Si les psychanalystes acceptent à la rigueur de discuter leur théorie, ils considèrent comme rigoureusement intangible, comme la plus grave transgression à leur croyance, toute atteinte portée à la psychanalyse didactique. C’est pourquoi ils interdisent aux non-initiés toute pratique de leur métier.
Il faut y pénétrer par le moyen de cette situation à deux, caractère spécifique de la méthode et dont le seul support est le système analytique lui-même.
Ce système d’explication, réduisant l’être à ses pulsions et à leurs interdictions, à la persistance ou à la reviviscence de situations passées inconscientes, va se dérouler jusqu’au bout. La didactique ou la cure seront dominées par l’interprétation donnée par l’analyste à l’analysé. Il existe donc un risque permanent que l’analysé adhère aux mystifications contenues dans le système de références, risque particulièrement grave dans les conditions concrètes dans lesquelles se déroule l’analyse.
Si cela a été un mérite considérable de Freud que d’avoir imposé la sexualité comme un sujet d’études, l’erreur mystificatrice s’est immédiatement implantée lorsque la psychanalyse a fait du conflit métaphysique instinct-répression dans l’inconscient, le moteur et l’explication des conduites humaines.
De même, s’il est vraisemblable qu’en mettant l’accent sur l’importance du rapport médecin-malade et même sur les conduites de transfert, Freud a découvert l’une des conditions de toute psychothérapie, cela ne justifie pas pour autant son système théorique de référence.
La psychanalyse est aussi, pour une grande part, responsable du fait que la psychiatrie, et dans une certaine mesure la psychologie tout entière, se sont écartées de l’étude des manifestations psychiques considérées par rapport aux structures sociales. Concentrant l’attention sur les processus individuels par l’intermédiaire desquels ces structures agissent, elle est particulièrement responsable de la négligence ou de l’abandon de tout ce qui est action collective, aussi bien en médecine et hygiène mentales qu’en matière d’enfance.
Orientation de recherches
Pour terminer cette étude, nous tenterons de préciser une orientation de recherches qui permettra d’éclairer davantage le sens de ce qui précède.
Rappelons tout d’abord que la critique radicale que nous avons faite de la psychanalyse ne laisse aucune place à l’éclectisme. Si Freud et ses élèves ont eu le mérite incontestable de révéler aux psychiatres l’importance de certains faits, ceux-ci prennent un sens nouveau dès qu’on les détache de la doctrine psychanalytique pour les situer à leur place dans la vie réelle.
Il en est ainsi de l’importance accordée aux relations familiales dans la formation de la personnalité. Freud a eu ici surtout le mérite d’insister sur l’importance de la première enfance, mais les explications fournies sont restées mythologiques dans la mesure où le comportement et l’évolution de la personnalité de l’enfant ont été ramenés à des instincts et ainsi détachés de la réalité sociale que constitue la vie familiale.
Il apparaît possible de reprendre l’étude des situations et des conduites infantiles en les réintégrant dans cette réalité. Il serait notamment assez facile de retrouver dans la structure spécifique de la famille patriarcale, des rapports parents-enfants au sein de cette famille, l’origine des situations génératrices d’agressivité. Les conflits primordiaux vécus par l’enfant naissant manifestement soit de l’impérantisme du père patriarche, soit des diverses modalités d’une situation fondamentale de « possession-frustration » directement inspirée des conceptions patrimoniales des parents, ébauches des fétiches auxquels ils sont eux-mêmes en proie.
D’autres perturbations dans le développement affectif du jeune enfant, sur lesquelles les psychanalystes ont légitimement attiré l’attention, sont elles-mêmes en rapport étroit avec des situations concrètes qui sont l’expression des contradictions de la société capitaliste. C’est ainsi, par exemple, que le comportement des mères frustrées, anxieuses, « over-protecting », vis-à-vis de leurs bébés ne fait que refléter la condition actuelle d’innombrables femmes, dont le statut social subit une crise grave.
D’une façon plus générale, le type même de la famille névrosée et névrotisante tel que nous le rencontrons dans notre pratique professionnelle est dans l’ensemble identifiable à la famille bourgeoise telle qu’elle se peint elle-même, à son monde clos et déchiré. En ce sens, la décadence de « l’imago paternelle » sur laquelle Lacan a attiré l’attention ne constitue qu’un aspect superficiel et limité des multiples altérations de la famille bourgeoise, par quoi se révèle la crise à laquelle elle est en proie.
Ses contradictions, son désarroi idéologique, se révèlent tout particulièrement dans son comportement à l’égard des êtres qui sont dans sa dépendance, ses propres enfants ; c’est pourquoi le même mélange de séduction et d’autoritarisme, de démission et d’exigences passionnées, la même impuissance à proposer un objectif valable, un idéal, une possibilité quelconque d’intégration dans la collectivité, se retrouvent toujours derrière les attitudes parentales décrites par les psychanalystes dans l’histoire des névroses de leurs clients.
Ces considérations nous indiquent la voie dans laquelle pourrait s’engager, au-delà de l’analyse, une véritable étude psycho-sociale de l’étiologie des névroses et, dans une certaine mesure, des psychoses, l’élaboration d’une véritable « hygiène mentale ». Elle se proposerait, non la négation des situations découvertes par l’analyse et mystifiées par elle, mais la recherche des circonstances de fait et des idéologies qui les provoquent.
Un exemple de cette recherche, dont nous ne pouvons qu’indiquer ici le principe, pourrait être trouvé dans les travaux sur « l’inadaptation infantile », actuellement si préoccupante, et sur les « dissociations familiales » auxquelles elle est généralement rapportée. L’analyse des facteurs réels (conditions matérielles et mythes) de cette « dissociation » se montrerait infiniment plus féconde que la notion obscure d’une sorte d’« éternel conflit » du couple, à quoi la plupart des auteurs semblent en définitive se référer.
De même, l’importance des conduites dites de transfert ne saurait être niée. La notion de conduites de transfert changerait complètement de sens à partir du moment où le problème des rapports médecin-malade serait situé sur le plan des conditions sociales d’existence. Il est vraisemblable que les psychiatres des services publics, lorsqu’on leur donnera les moyens de soigner leurs malades, pourront utiliser les conduites de transfert dans un but thérapeutique. Dans ces conditions nouvelles, la conduite de la cure, sa durée, son prix se poseront d’une façon toute différente. D’où l’indication d’une nouvelle voie féconde de recherches : se situer, pour reprendre fondamentalement les problèmes du transfert, dans une perspective sociale, par une critique de l’expérience analytique basée sur des positions extérieures à la doctrine freudienne.
Mais les cadres de la connaissance sont ceux de la société et une telle recherche, dont nous venons d’ébaucher quelques aspects, ne peut être entreprise que si les possibilités matérielles qu’elle exige sont réunies et par un nouveau type social : « le médecin qu’on ne paie pas ». Elles se confondent avec une transformation radicale de la condition honteuse des malades mentaux dans notre société et de leur assistance.
C’est la même démarche de la pensée, le même effort concret, qui nous permettront de soigner pratiquement les gens qui travaillent, d’élaborer des techniques de formation psychiatriques, non initiatiques et des thérapeutiques psychologiques démystifiées.
Dr BONNAFE, Médecin des Hôpitaux psychiatriques de la Seine
Dr Serge LEBOVICI, Médecin Assistant des Hôpitaux de Paris
Dr FOLLIN, Médecin des Hôpitaux psychiatriques de la Seine
Dr Louis LE GUILLANT, Médecin des Hôpitaux psychiatriques de la Seine
Dr Jean KESTEMBERG
Dr MONNEROT, interne des Hôpitaux psychiatriques de la Seine
Dr E. KESTEMBERG, Psychothérapeute à l’Hôpital Henri-Roussel
S. SHENTOUB, Attaché de Recherches au CNRS.