Résumé :
L’auteur, philosophe, à partir de l’oeuvre de François Dagonet souligne la singularité mais aussi bien la difficulté d’un dialogue entre médecine et philosophie. Il ne faut pas se représenter la relation entre philosophie et médecine comme un mauvais compagnonnage, mais comme la nécessaire réflexion sur les catégories mises en œuvre dans la pratique médicale. Après avoir retracé l’évolution des concepts de base de la médecine et montré l’intérêt d’un regard philosophique, il propose de créer un enseignement philosophique pleinement intégré au cursus des études médicales.
Abstract :
The author, philosopher, based on the work of François Dagonet underlines the singularity but also the difficulty of a dialogue between medicine and philosophy. We should not imagine the relationship between philosophy and medicine as a bad companion, but as the necessary reflection on the categories implemented in medical practice. After tracing the evolution of the basic concepts of medicine and showing the interest of a philosophical perspective, he proposes to create philosophical teaching fully integrated into the curriculum of medical studies.
Un compagnonnage encombrant ?
Il y aura bientôt trois quarts de siècle, François Dagognet, lui-même médecin et philosophe, saluait dès les premières lignes de son ouvrage « Philosophie biologique»[1] la singularité mais aussi bien la difficulté d’un dialogue entre médecine et philosophie, ou plutôt entre les professionnels de santé et les « purs » théoriciens. « Nous tentons une prise de conscience de la philosophie naturelle immanente à l’art médical. Nous voulons dégager la théorie d’une praxis. Or le scepticisme inexpugnable du médecin, son matérialisme discret, son mépris naturel pour l’idée qui l’amène le plus souvent jusqu’à refuser de penser l’étrange matière médicale, son antidogmatisme toujours proclamé et glorifié ; tout cet ensemble nous paraît constituer une figure de l’esprit dans la phénoménologie des activités humaines ».
Pourtant, ajoutait immédiatement Dagognet, « c’est la Médecine qui fait les médecins ». Et toute la suite de son livre, comme d’ailleurs de son œuvre, prolongeant l’effort de cet autre philosophe médecin que fut Georges Canguilhem, s’attache à mettre en valeur la dialectique, jamais achevée, du savoir et du savoir-faire, de l’expérience acquise et du « cas » singulier. Il y a d’une part des savoirs théoriques et des possibilités technologiques qui progressent de façon exponentielle, et d’autre part ce qu’on appelle traditionnellement la clinique, à savoir ce qui se joue dans le rapport singulier et dissymétrique entre le soignant et le patient. La clinique (du mot grec qui signifie le lieu où le patient est « incliné », le lit), c’est le contact direct, et d’abord de l’observation. Prétendre faire l’économie de ce contact, c’est vouloir faire l’économie de la médecine elle-même. La clinique, ce n’est pas seulement le conciliabule, c’est aussi le lieu où se précise, et se relativise le savoir théorique. Celui où la théorie perd sa prééminence, où elle se trouve questionnée par l’incontournable et dérangeante réalité des faits. Situation inconnue du penseur spéculatif !
Dès ce moment, la contradiction annoncée trouve le chemin sinon de sa résolution, du moins de sa saine gestion : et ce n’est pas l’image du philosophe donneur de leçons ni celle du professionnel de santé enfermé dans sa pratique qui apparaît, mais la véritable question : de quelles catégories fait-on usage quand on soigne ? Où commence le soin ? Comment définir la santé ? La maladie ? La guérison ? La normalité ? Et d’emblée un couple catégoriel se trouve dépassé, celui, antithétique, du dogmatisme, qui ne voit pas le particulier, et de l’empirisme, qui ne voit pas le général. Toute la médecine semble osciller entre ces deux pôles. La maladie, c’est toujours la maladie de quelqu’un, quelqu’un qui vit quelque part, a une vie nécessairement singulière, qui a des proches, ou pas, une histoire, un rapport au travail, une place dans la société, ou pas. Bref : un milieu. Et en même temps nommer sa maladie, mettre des mots sur « ce qu’il a », c’est déjà l’extraire d’une solitude, des ténèbres du vécu et du ressenti, le promouvoir à une sorte de statut, lui donner la valeur théorique et même la dignité d’un « cas ». Certes, le médecin se méfie avec raison des « grands mots ». Il faut nommer cependant, ne serait-ce que pour l’équipe des soignants, et là réside une partie de son art.
Ce questionnement n’est pas propre à la médecine : on le retrouve notamment dans la psychopédagogie. Mais en médecine, il revêt une importance particulière. Il n’y a pas d’activité humaine sans mise en jeu d’une normativité : on a une idée, si vague soit-elle de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas, et cette idée oriente nos choix. Le « primum non nocere » est à cet égard exemplaire : une norme purement négative est une norme quand même, une « norme plancher » pourrait-on dire, et qui cependant produit des effets, impose des conduites, commande des pratiques. Mais il y a aussi, et inévitablement, débats voire conflits de normes : il faut choisir, naviguer entre des impératifs opposés, décider entre le mal et le moindre mal.
Il ne faut donc pas se représenter la relation entre philosophie et médecine comme le mauvais compagnonnage entre un pédant de collège qui collerait aux basques du médecin empressé, mais comme la nécessaire réflexion sur les catégories mises en œuvre dans la pratique médicale. Il s’agit pour les professionnels de santé de s’approprier un certain nombre d’outils et de méthodes leur permettant de ne pas se laisser imposer de l’extérieur des normes contestables visant à dicter leurs décisions. Comme tout praticien, le médecin a sa « philosophie spontanée[2] » : à lui de s’en rendre conscient et de l’évaluer.
- Anatomie, physiologie, pathologie : les limites d’une approche théorique
- Normes, normalité, normativité
- Un travail catégoriel implicite et irrécusable
- Sur quelques enjeux de formation
- Anatomie, physiologie, pathologie: les limites d’une approche théorique
Un lieu commun, qui n’est pas faux, veut que les sciences de la vie se soient d’abord confondues avec la médecine pour s’en détacher peu à peu, dissociant la médecine « thérapeutique », c’est-à-dire « art de guérir » de la théorie proprement dite. De fait, cette dernière, par un effet en retour, a permis à la pratique de dépasser le simple empirisme et la pesanteur des traditions, ouvrant aussi des voies nouvelles, et aussi de vastes débats portant sur les orientations, les méthodes et les finalités de l’acte de soin.
Les limites d’une classification
De ce point de vue, il est convenu de considérer l’anatomie, « connaissance des parties du corps considérées en dehors de leur existence vitale » (Hegel)[3] comme la « base » du savoir médical, condition notoirement insuffisante mais absolument nécessaire. Le « Testud » en France, le « Cunningham » en Grande-Bretagne, ont longtemps constitué le socle de la première année des études de médecine. Avec une contradiction à la clef : un savoir d’ordre purement descriptif ne peut porter que sur des êtres, en quelque sorte isolés et au repos. Mais observer, ce n’est pas seulement identifier, reconnaître. C’est aussi évaluer, anticiper, relier. Dans l’anatomie, l’étude des fonctions vitales, de leurs interconnections voire même de leur embryologie semble différée. Pourtant, l’être ne se sépare pas de celle des fonctions, sinon par l’acte d’un entendement qui abstrait et défait ce que la vie tient lié : « … le résultat nu est le cadavre qui a laissé la tendance derrière soi »[4]. Il est intéressant de noter que quand Marx, au livre I du Capital, devance les reproches de « subtilité » qui ne manqueront pas d’être adressés à son analyse de la marchandise et notamment de sa forme-valeur, il se justifie en prenant pour exemple les subtilités bien réelles que l’anatomie met en évidence. Irréfutable enseignement du matérialisme quand il cesse d’être réducteur : c’est la réalité qui est subtile et dialectique, et nos constructions intellectuelles qui peinent à en rendre compte !
Il n’en reste pas moins que la physiologie, étude des fonctions vitales, tend à considérer l’anatomie comme son soubassement. Autre chose le poumon, autre chose la respiration. Mais très vite les choses vont se compliquer, et Claude Bernard pourra, sans jamais employer le mot, esquisser l’idée d’un rapport dialectique entre la fonction et l’organe. L’objet du savoir médical n’est que très relativement une structure étagée. Surtout, la notion cardinale et hautement paradoxale de « milieu intérieur » introduite par Claude Bernard oblige à penser l’organisme comme unité fonctionnelle et appelle, par la solidarité de fait qu’elle pose entre les parties du corps soumises à des sécrétions et régulations de toute nature, des pratiques d’un genre nouveau. Entre ces différents niveaux, les interférences et les relations sont nombreuses.
Le statut de la pathologie
Et la pathologie, loin de constituer un dernier étage, complique en quelque sorte transversalement l’ensemble, suscitant à tous les niveaux bifurcations et réorganisations. De fait, l’anatomo-pathologie et la physiopathologie sont de plus en plus considérées comme des parties prenantes de l’anatomie et de la physiologie. Ce que l’idée de milieu intérieur apporte en l’occurrence, c’est une conception nouvelle de la maladie: la maladie est rarement quelque chose qui arrive de l’extérieur à un organisme qui ne l’attendait pas, elle est souvent en germe dans les tissus et les cellules. S’ensuivra une nouvelle détermination de la médecine comme « science des prodromes » (Dagognet[5]) affairée à diagnostiquer le mal qui avance insidieusement et à mettre au point des stratégies préventives et non seulement curatives.
S’agissant des rapports entre physiologie et pathologie, il y a lieu de mettre en question la définition que Virchow donnait de cette dernière : « la physiologie avec obstacle ». Canguilhem remarque que si cette définition est valable dans l’ordre pédagogique, où la connaissance d’une fonction est première par rapport à celle de ses altérations (les « complications »), elle va à l’inverse de l’ordre heuristique : dans l’expérience du malade, et parfois aussi de la médecine, c’est le dysfonctionnement qui est premier, la désorganisation et le trouble qui amènent non seulement à la pratique, mais à la théorie ! Dès lors se mettent en place les termes d’une dialectique complexe, la clinique étant le lieu pour la théorie comme pour l’expérience, le lieu à la fois de leur mise en mouvement et de leur mise en question. Paradoxe d’un progrès à la fois réel et jamais acquis une fois pour toutes.
La prégnance des modèles
Si l’on prend en considération les grandes ruptures qui jalonnent l’histoire de la médecine, on peut mesurer à quel point la pensée théorique a besoin de modèles pour progresser, et besoin à partir d’un certain moment de s’en émanciper, ce qui ne va sans déchirements ni controverses. La physiologie naît quand Harvey substitue au modèle politique représentant le cœur comme un organe royal le modèle mécaniste de la pompe aspirante et foulante. Laënnec de son côté [6] se donne les moyens techniques de comprendre l’organisme non pas comme un champ de bataille où s’affronteraient des forces vitales mais un champ accidenté susceptible d’être appréhendé certes indirectement mais objectivement, au moyen de ce « langage naturel » que sont les ondes : sifflements, râles, petits souffles, etc. Nouveau modèle, celui du champ auditif, qui valorisera par la suite jusqu’à l’excès « l’oreille » du praticien, et avec lequel les perfectionnements techniques imposeront de rompre. Modèle qui surtout tend à subordonner à l’interprétation et à la logique simple de l’identification à la minutieuse et patiente observation. Le diagnostic fonde et appelle le pronostic. Là se trouve le « matérialisme discret », ce moteur de l’évolution des idées en médecine. Le corps de la personne malade devient ainsi lisible pour et par une autre personne, par la médiation d’un « langage naturel ». La médecine n’a pu échapper à l’empirie qu’en élaborant des catégories, des conceptions de la santé et de la maladie, des règles déontologiques, et aussi des modèles d’intelligibilité du corps et du vivant, qui ont partie liée avec les idéologies et les visions du monde propres à telle ou telle époque historique, à telle ou telle société donnée. Toute pratique humaine est insérée dans un contexte historique donné, et la médecine n’y fait pas exception.
2) Normes, normalité, relativité
Ce qu’il faut entendre par santé, rétablissement de la santé, état normal, est au cœur de la question. Dans Le Normal et le pathologique, Canguilhem souligne qu’un écart individuel, fût-il considérable, par rapport à la norme moyenne mesurée objectivement sur une population, n’indique pas en soi une pathologie. Il y a toujours un écart entre ce que la société, ou tel ou tel groupe (entreprise, famille, communauté scolaire…) juge normal, et ce que l’individu ressent comme tel. Cet écart pose des questions relatives aux capacités de l’individu à « s’adapter ». Elle en pose bien plus encore en ce qui concerne les capacités de ces ensembles humains à se mettre en question. Le rejet par les salariés des excès du taylorisme est, disait Georges Canguilhem, « une réaction de santé ». On peut en dire autant de l’inadaptation de certains élèves à un régime éducatif qui brime leur curiosité et leur créativité. Inversement, l’intolérance d’un groupe humain à l’égard de « l’autre », du sujet différent, le repli sur une identité figée, est une réaction pathologique témoignant de la fragilité et de la vulnérabilité de la structure en question. Le métabolisme est nécessaire au maintien de l’intégrité du milieu !
Plus généralement, la santé se manifestera par la capacité du sujet à choisir parmi des normes possibles celle qui, sans exclure la possibilité d’avoir recours à telle ou telle autre, lui confère un « comportement privilégié », une allure de vie[7] propre.
Les questions soulevées par Georges Canguilhem mettent en jeu l’ensemble des pratiques médicales, et bien au-delà : pédagogie, économie, gestion, et toutes les pratiques humaines susceptibles d’être mises en rapport avec une déontologie. Toutes supposent le constat d’un déficit entre ce qui est et ce qui devrait être, et la recherche de moyens destinés à combler ce déficit. Ce qui veut dire : position de valeur, dans la mesure où une valeur est ce qui oriente et finalise une conduite et dicte des choix. Même le choix de ramener une situation à son état initial, à « revenir à la normale », comme on dit fort bien, qu’il s’agisse du « business as usual » ou de la réduction d’une fracture, suppose une idée au moins implicite (et fausse) de la normalité.
Car en matière de santé, la logique bivalente du vrai et du faux est inopérante. Les décisions se prennent avec une marge d’incertitude qui met aussi en jeu des choix éthiques. Avant Leriche, par exemple, la chirurgie ne faisait qu’une place menue à la lutte contre la douleur, mettant au premier plan le rétablissement d’une fonction. Plus profondément, ce qui nous apparaît comme une marge d’incertitude est la réalité multidimensionnelle du monde des valeurs. La santé n’est ni une notion simple et objectivable, ni un ressenti subjectif (c’est la souffrance, la « complication » qui est ressentie)) mais une norme, posée autant par l’individu, et notamment l’individu souffrant, que par la société, dans ses diverses institutions – avec les contradictions et les conflits que cela engendre.
3) Un travail catégoriel implicite et irrécusable
Dès la Philosophie des formes symboliques [8], Ernst Cassirer, qui n’avait pas de formation médicale et prenait principalement pour référence les études de Goldstein sur l’aphasie, avait attiré l’attention dans le chapitre consacré à la pathologie de la fonction symbolique, sur le caractère spécifique de la maladie, à comprendre non comme une simple usure ou détérioration du vivant, mais comme réponse à un contexte perturbateur, avec sa dynamique propre et sa recherche de normes nouvelles permettant d’assurer un rééquilibrage, de remplacer une fonction déficiente ou abolie. Dans la perspective qui était la sienne, celle d’une rationalité en mouvement, en construction et en reconstruction perpétuelles, Cassirer refusait de réduire la pathologie à une négation : bien plutôt, pour employer un vocabulaire hégélien, il y voyait une négativité, un négatif certes, mais dans lequel du positif est en travail, voire en gestation. [9].
Dans Le Normal et le pathologique, Georges Canguilhem réintroduit les intuitions de Cassirer en les reliant étroitement non seulement à l’histoire de la médecine, mais à la pratique clinique elle-même. Et surtout, il se livre dès les premières pages de cette thèse de doctorat de médecine[10] à un travail extrêmement rigoureux sur les catégories philosophiques qui sous-tendent l’acte thérapeutique : « Pour agir, il faut au moins localiser (…) C’est sans doute au besoin thérapeutique qu’il faut attribuer l’initiative de toute théorie ontologique de la maladie. Voir dans tout malade un homme augmenté ou diminué d’un être, c’est déjà en partie se rassurer. Ce que l’homme a perdu peut lui être restitué, ce qui est entré en lui peut en sortir. » « Théorie ontologique » désigne ici non seulement une position d’existence, mais plus profondément une position de valeur : relier le vécu de la maladie à un agent pathogène, « même par le truchement compliqué du microscope », c’est passer de l’ordre de la soumission à celui d’une action possible. D’où la formule : « voir un être, c’est déjà prévoir un acte » 4. Et Canguilhem étoffe son propos d’un exemple sur « une hiérarchie vulgaire des maladies, fondée sur la plus ou moins grande facilité à en localiser les symptômes ». Autant dire que nos attitudes spontanées, dans le domaine de la santé comme dans tous les autres, sont profondément culturelles, et que les progrès des techniques rendent possible, et sans doute nécessaire, l’élaboration de rapports nouveaux entre l’homme et la nature. Avoir prise sur elle, et au besoin la modifier ou la rectifier, c’est la substitution d’une attitude pratique et optimiste à une attitude théorique de sujétion et de soumission.
Or il faut le souligner, cette mutation bien connue du savoir, et notamment du savoir médical, est indissociable d’une prise de position qu’il faut bien qualifier de catégorielle, et par là même de philosophique. Les vieilles théories de l’équilibre des humeurs reposaient déjà sur une ontologie implicite, qui concevait la maladie soit comme un excès à réduire, soit comme un manque à combler, et par voie de conséquence la santé comme un état statique de repos. Les « humeurs » étaient quant à elles énigmatiques, parfois reliées à des « influences » astrales. Si les thérapeutiques produisaient parfois des effets heureux, c’était au prix d’un empirisme fondamental, et la connaissance des causes des maladies restait très limitée. L’empirisme allait de pair avec le verbalisme dans la classification des maladies, verbalisme copieusement raillé par Molière, mais qui ne devait être éradiqué que sous l’influence du positivisme d’Auguste Compte, qui y voit un résidu de l’âge métaphysique et appelle à la prise en considération des faits. L’ontologie est tout autre chose qu’un chapitre ardu et abscons de la métaphysique : nous en faisons tous sans le savoir, comme la prose de Mr Jourdain, et il vaut peut-être mieux s’en rendre compte.
Deux événements très différents mais complémentaires ont conduit à l’élaboration de nouvelles catégories pour penser l’être de la maladie. D’abord, les progrès de l’outillage observationnel et instrumental qui ont permis de mettre en évidence des êtres localisables sur lesquels une action était possible, là où l’on s’en tenait aux influences et aux miasmes. Dès le XVIII° siècle, Leeuwenhoeck, par son observation des spermatozoïdes au microscope, avait ouvert la voie à une théorie scientifique de la fécondation. On connait la tragique histoire de Semmelweis qui, deux décennies avant les observations pastoriennes, posait pour expliquer la fièvre puerpérale l’existence d’agents infectieux « invisibles à l’œil nu ». Surtout, la découverte capitale des glandes endocrines en 1905 a permis de soustraire les « dérèglements de l’humeur » à l’arbitraire des caractérologues et de leur verbalisme, en les ramenant à des causes hormonales sur lesquelles il devient possible d’agir.
Le deuxième événement est de nature plus vaste ; les avancées de la physique et de la chimie ont considérablement élargi les représentations que l’on pouvait se faire de la nature (et aussi de la société) en donnant partout des exemples de dynamiques à l’œuvre, de progrès et de changements irréversibles. Pour s’en tenir à la médecine et aux activités de santé, la santé n’est plus conçue comme le rétablissement d’un ordre un moment troublé, mais comme l’établissement d’autres possibilités de vie, d’autres « allures de vie », pour reprendre, là encore, une expression forte de Canguilhem.
À une ontologie statique du plus et du moins, la médecine moderne substitue de plus en plus une ontologie des fonctions, avec des modèles économiques et algébriques, les premiers replaçant le patient dans le système d’échanges métaboliques qu’il entretient avec son milieu, le second articulé aux mécanismes immunitaires et à la nécessité fréquente de ruser, de « jouer » avec la maladie[11].
4) Sur quelques enjeux de formation
Du côté de la philosophie
L’enseignement de la philosophie est en crise profonde. Il ne s’agit pas seulement de l’enseignement secondaire, spécificité française aujourd’hui fragilisée, traversée de courants contraires mais perpétuellement menacée d’instrumentalisation, même s’il faut saluer l’effort constant d’une grande partie du corps enseignant pour mettre la discipline, autant que possible, à l’abri des modes et de l’air du temps. Ces deux médecins philosophes que furent Georges Canguilhem et François Dagognet, le premier longtemps doyen de l’inspection générale et tous deux successivement, pendant près de deux décennies, présidents du jury de l’agrégation, a été pour beaucoup dans cette « sauvegarde de l’essentiel » y compris après les turbulences de 68. Il n’empêche qu’ils ont, l’un et l’autre, rencontré des difficultés institutionnelles qui les ont empêchés, malgré quelques brèches, de mener à bien le décloisonnement de la philosophie institutionnelle par rapport aux sciences, et notamment aux sciences du vivant, ainsi qu’à la culture technologique (l’association de ces deux termes étant le plus souvent considérée comme un oxymore !) La philosophie française est très tributaire d’une tradition littéraire, attachée souvent pour le meilleur, mais pas toujours, à l’étude et à la méditation des textes du passé. Cela n’a pas été sans une tendance à la canonisation. Et quand la tradition philosophique française s’occupe des sciences, c’est pour privilégier – hommage à Descartes ? – les mathématiques, au détriment des sciences expérimentales. Le fait que ni Diderot, ni Claude Bernard, n’aient jamais été mis au programme des classes terminales est significatif à cet égard.
Il faut enfin faire la part de l’extrême politisation du discours philosophique en France, bien antérieure à la deuxième guerre mondiale, marqué par d’incessantes offensives spiritualistes parfois carrément obscurantistes, et après 1945 par des controverses d’ordre essentiellement politique, entre ceux qui se réclamaient du marxisme et les existentialistes, notamment[12]. Il n’est pas étonnant dès lors que les questions éthiques aient pu être rangées exclusivement dans le domaine « morale et politique », la science étant abandonnée au positivisme. De même la réflexion sur « la technique » a-t-elle souffert d’une réelle pauvreté, que dénonçait en son temps Gilbert Simmondon[13].
La situation a empiré depuis, avec la liquidation quasi complète de l’héritage canguilhemien dans les programmes du secondaire et, récemment, les bruyantes et intolérantes offensives wokistes, dont l’épistémologue Jean-François Braunstein, lui-même élève et ami de François Dagognet, brosse un tableau édifiant dans son ouvtage très documenté « La Religion woke »[14].
Du côté de la médecine
Les « transfuges » ayant définitivement ou temporairement quitté la philosophie pour la médecine, sans être monnaie courante, existent bel et bien. Outre Canguilhem et Dagognet, on peut citer Robert Debré, qui fit quant à lui un adieu définitif à sa formation initiale de philosophe. Tous, chacun à sa manière, exprimèrent une déception devant une philosophie étriquée, sans prise sur le réel, ignorante à d’immenses domaines de rationalité et à la créativité des pratiques humaines. Or le fait est que la situation ne s’améliore pas. Seules des mesures institutionnelles pourront la faire évoluer.
a) Un vecteur important : les activités physiques, sportives et techniques
C’est un lieu commun de dire que l’éducation ignore le corps. A l’exception de certains ateliers de théâtre ou de danse, le corps est absent. Les cours de SVT dispensent une information préventive basique et des règles d’hygiène élémentaire. C’est tout. On pourrait réfléchir à une culture valorisant le geste, qu’il soit sportif, technique ou artistique. La gymnastique notamment, sorte de tronc commun qui avait déjà attiré l’attention de Platon, devrait se trouver revalorisée.
Sortir la philosophie de l’école – La formation des professeurs, et pas seulement des professeurs de philosophie, doit les initier aux savoirs et aux savoir-faire sédimentés ou actifs dans d’autres lieux de culture que l’école et l’université. Il y a bien sûr l’entreprise, lieu de la production des richesses ; il y a aussi le tribunal, les administrations… et l’hôpital, bien entendu. La difficulté à organiser les échanges est considérable. Elle ne doit pas servir d’argument pour renoncer à une source essentielle d’expérience et de compréhension mutuelle.
b) Le laboratoire, lieu possible de rencontres
Anne Fagot-Largeault, elle-même philosophe et médecin, souligne la nécessité pour le médecin de « faire aussi du laboratoire »[15]. Les enseignants aussi, et notamment ceux de philosophie, ont tout à gagner à pratiquer, même à un niveau modeste, l’expérimentation, la confirmation ou l’invalidation par le réel, l’approche « questionnante » de la nature célébrée par Kant[16].Des lieux communs de formation continue et de rencontre, intégrés aux cursus universitaires mais aussi à la formation continue des uns et des autres, pourraient être envisagés.
Créer un enseignement philosophique pleinement intégré au cursus des études médicales :
Cet enseignement pourrait notamment s’articuler autour des points suivants :
° Histoire de la médecine
° Le concept de santé et les concepts associés (maladie, guérison, adaptation, risque…)
° Médecine et psychologie
° Problèmes d’éthique et de responsabilité médicale
Le contenu des enseignements devrait faire l’objet d’un travail pluridisciplinaire associant médecins, professionnels de santé, professeurs de philosophie et éventuellement des patients.