L’auteur, médecin du travail en service pluri-entreprise, aborde ici les différents problèmes médicaux et éthiques lors du développement de l’épidémie et le risque de stigmatisation des salariés ayant des facteurs de risque.
Au commencement était la Covid-19.
La Nation s’est arrêtée d’un coup, tout semble s’être passé comme si la nouvelle, même prévisible, d’un confinement (passage en phase 3 dite de pandémie, annoncée par l’OMS) avait pris tout le monde au dépourvu. Pourtant nous avions assisté, ma collègue infirmière en santé au travail et moi, la semaine précédente à une Commission Santé Sécurité Conditions de Travail (CSSCT) extraordinaire dont la question principale et unique était l’obligation de continuité d’activité que l’entreprise nationale venait de recevoir : obligation de pourvoir en permanence ceux qui seront en première ligne. L’entreprise et ses salariés connaissaient la chanson, compte tenu de leur activité en ravitaillement militaire entre autres. La CSSCT se déroula avec des tensions et des moments d’accords, néanmoins le plan de continuité d’activité avait été fait dans l’extrême urgence, sans savoir exactement comment se protéger de ce coronavirus ennemi invisible, mais surtout mal connu, peu évalué, omniprésent en puissance, qui arrivait à toute vitesse. Salariés et employeurs semblaient démunis, comme nous‐mêmes. Pas de masque, pas de gant, pas de plexiglas face aux clients, juste du gel hydroalcoolique et la consigne de se laver les mains, de s’écarter à plus de 2 m des clients en caisse ou lors de la mise en rayons des marchandises. J’avais préparé une présentation sur le coronavirus, ses modes de transmissions et les moyens de s’en protéger. Le message principal que je diffusais alors, récitant bien ma leçon, présentait l’affection à coronavirus comme une affection bénigne le plus souvent, dont on guérissait spontanément, plus bénigne que la grippe, comme on nous en avait bien informés…
Comment nous positionner médicalement sur le plan travail ? Excepté pour expliquer le mode de transmission de ce coronavirus, son mode d’action à l’époque connu comme étant une infection pulmonaire susceptible de se surinfecter dans les formes graves… Un réseau parallèle d’informations médicales de tout bord s’était spontanément mis en place entre médecins, shuntant tous les discours officiels, récupérant toutes les données scientifiques aussi bien du terrain que publiées ou directement envoyées par réseaux sociaux, de France, mais aussi de l’autre bout de la Terre. Très vite, grâce à ce réseau parallèle, nous prîmes conscience de la gravité de ce qui se passait, qu’il ne s’agissait pas d’une simple pneumonie virale. Ce qui accentua encore plus la confusion et le sentiment d’impuissance. La bagarre dont nous, médecins du travail et de soin de terrain, allions faire les frais et devoir nous dépatouiller sans nous faire sanctionner. Même les plus prudents d’entre nous ont trouvé aberrant de relayer le message, par exemple, que les masques ne servaient à rien, que ceux en tissus ne protégeaient pas, que… ! C’était trop gros ! Comment pouvions‐nous tenir un tel discours en tant que médecins ? Face à un risque de contamination mortelle dans un pourcentage de cas que l’on ne connaissait même pas. Encore moins sur la façon dont finalement les gens mourraient. Un malaise profond s’installait et très vite il devint impossible et impensable de diffuser de tels messages en CSSCT, auprès des salariés, des employeurs… Il allait falloir inventer des stratégies de contournement afin de trouver le moyen de protéger les salariés obligés de travailler en présentiel, chacun dans son coin, puis en osant échanger là‐dessus. Mais nous avons l’habitude de travailler dans les contradictions et querelles d’autorités, qui bien souvent ne prennent pas suffisamment en compte la santé physique et mentale des salariés, dès que des questions économiques sont en jeu.
Donc très vite, face aux premières consignes générales contradictoires, quel discours efficace et réel tenir aux salariés et employeurs ? Une des techniques consista finalement à faire un parallèle avec d’autres périodes épidémiques dans d’autres lieux, comme la fièvre Ébola par exemple. Ce virus potentiellement mortel était régulièrement à l’origine de départs d’épidémies graves que les gens connaissaient bien. Il allait falloir vivre avec et se protéger du virus, sachant que comme pour Ébola, il se transmettait par les objets que l’on touchait après quelqu’un à main nue, que l’on porte à sa bouche, dans le même air respiré, dans les sludges, la machine à café, etc. Il s’agissait de traquer le virus dans toutes les situations possibles dans les entreprises et vivre avec les précautions qui s’imposaient. L’exemple des épidémies d’Ébola m’avait paru judicieux à l’époque, car on connaissait bien comment ces épidémies démarraient et comment on se prémunissait de sa transmission. Tout le monde avait entendu parler de ce virus, de sa dangerosité et de l’importance de s’en préserver. Ici aussi il allait falloir vivre avec cette épidémie et s’en protéger individuellement au quotidien. Sans terreur, mais aussi sans minimiser. Ce fut principalement la ligne de conduite plus tard. L’inquiétude des salariés était palpable, les employeurs se voulaient rassurants en admettant avoir commandé masques, gants, et gels… mais en être dépourvus… Tout en espérant qu’ils arriveraient bientôt. Pas de test à disposition, juste les gestes barrières et la continuité d’activité…
Plus tard, au moment de l’annonce gouvernementale du confinement qui devait survenir deux jours après, les sites de cette même entreprise comme bien d’autres ont été submergés de gens partant se confiner à la campagne, en famille, sur un lieu de vacances, dans leur maison secondaire, venus faire le plein de courses en cas de pénurie, etc. et les premiers cas de coronavirus ne se firent pas attendre chez les salariés avec hospitalisation en service de réanimation. Des sites furent fermés. La CSSCT suivante, quinze jours plus tard en visioconférence, mis en évidence que les consignes étaient très difficiles à respecter devant l’afflux, les incivilités et l’agressivité des clients, face aux consignes « imposées ». Certains salariés avaient pu mettre en place des « petits moyens » (fabrication de Plexiglas° avec de la cellophane ou tout autre matériau, utilisation de carte bancaire, foulard, col roulé, tissus comme masque, etc.), d’autres non. La donne scientifique avait changée et en plein marasme, tous les moyens qui pouvaient être mis en place étaient bienvenus ! Décision fut prise lors de la CSSCT de généraliser ces « petits moyens », avec désinfection à la prise de poste, après chaque client, etc. Cette fois, c’était un revirement à 180 degrés : il avait fallu les premières hospitalisations en réanimation pour que nous décidions, l’infirmière en santé travail et moi, de diffuser des messages oraux en contradiction complète avec les consignes gouvernementales : porter un vêtement à col roulé en remontant le col sur la bouche et le nez, ou un tissu, un foulard sur le nez et la bouche, aussi bien pour les contacts avec les clients qu’avec les collègues et lors de la prise de transports en commun, porter des gants de tout type : laines, sous gants de soie, plasti latex, certains ont pensé à des chaussettes, tout ce qui pouvait protéger… désinfecter tout le temps autour de soi…
Consignes furent données de tout mettre au lavage en rentrant chez soi à 60 °, et de prendre une douche afin de ramener le moins possible de virus à la maison. Ne plus se laisser approcher par les clients, rester à distance, etc. Plus tard, après l’exode et pendant le confinement, cela fut plus facile d’aider à gérer les lieux de travail, mais les cas de contamination continuèrent à être signalés sans hospitalisation en réanimation cette fois, à ma connaissance du moins. Plus personne ne discutait les consignes ou le port d’une protection sur le visage, l’actualité diffusée chaque jour l’imposait par elle‐même et l’inquiétude devenait profonde.
Au niveau des Ehpad, ce fut tout aussi compliqué. Salariées et employeurs étaient très investis à protéger leurs résidents, mais sans moyen : arrêt des visites extérieures, méfiance et déploiement des désinfections sur tout ce qui entrait, gestes barrières, mais aussi tout moyen pour se protéger furent les consignes données aux salariées pour entrer dans l’Ehpad, mais aussi dans les transports, à l’extérieur, et chez eux… Certains résidents commencèrent à tomber malades, très peu au final dans les structures que je suivais. Beaucoup de structures avaient pris contact avec l’hôpital de secteur et le service de réanimation. Mais certains de ces services avaient déjà annoncé dès le départ qu’ils ne prendraient pas de résident malade de la Covid‐19 âgés de plus de 70 ans : pas de place et priorité aux malades qui avaient une chance de survie. Plusieurs Ehpad anticipèrent et travaillèrent avec un laboratoire qui accepta de se déplacer et faire les prélèvements nasopharyngés aux résidents sur place. L’isolement se faisait dans la chambre en mettant blouse et surblouse, doubles gants, masques ou ce qu’il y avait (parfois avec les masques FFP2 de la crise sanitaire précédente gardés en stock). Dès le début, les directions et les salariés avaient anticipé en faisant tester tout résident, tout salarié malade et toutes celles et ceux qui le voulaient, avec isolement en cas de test positif, en payant les tests. La stratégie s’avéra payante puisqu’il y eut bien quelques cas de Covid‐19 parmi les résidents et salariés, qui furent mis immédiatement en isolement à domicile pour les salariés et dans leur chambre pour les résidents, avec suivi médical sur place et aucune hospitalisation nécessaire à ma connaissance. Nous prîmes contact avec les structures par téléphone, restant à disposition, mais beaucoup avaient anticipé bien en amont des consignes gouvernementales, d’autres faisaient des CSSCT en visioconférence (les plus importantes), régulièrement toutes les deux à trois semaines, conviant les médecins du travail des différentes structures, notamment pour les IME (instituts médico‐éducatifs), etc. Nous avons conseillé à d’autres structures accueillant des personnes âgées d’instaurer les prélèvements nasopharyngés sur place en expliquant comment d’autres établissements le pratiquaient déjà… Tirant des leçons de ce que l’on voyait dans des entreprises et avec insistance, l’infirmière en santé/travail et moi‐même, diffusions alors largement les moyens efficaces comme l’utilisation des prélèvements nasopharyngés en Ehpad et ainsi que les consignes données ici aussi d’utiliser tout moyen pour se protéger de tous les modes de contamination possibles, à commencer dans les transports en commun pour se rendre au travail, pour aller faire les courses, etc. La concertation fut payante en général, mais bien évidemment là aussi les échanges furent essentiellement oraux par téléphone avec les employeurs et les salariés.
Mise en place de l’audio et téléconsultation en santé et travail
Pendant ce temps avec le début du confinement dans le service, nous nous organisions, en télétravail, pour garder contact avec les salariés et les entreprises par tous les moyens possibles : un ordinateur, un téléphone, un numéro à communiquer par courriel, une connexion au bureau et aux dossiers médicaux dématérialisés suffisaient pour cela. L’aventure des audio et téléconsultations commença. Très vite, les appels des entreprises et salariés se firent plus nombreux. Les visioconférences se succédèrent, le télétravail se généralisa. Plus question de se retenir ou de faire attention à ce que l’on disait : tous les moyens étaient bons pour diffuser les renseignements, répondre aux demandes inquiètes, comment se protéger et oui, les masques en tissus étaient efficaces. C’était une insubordination en direct, mais qui ne fut jamais discutée par les entreprises : elle relevait du bon sens et de la volonté de se protéger au travail. Pendant ce temps les informations télévisées distillaient des chiffres de plus en plus inquiétants, les premiers salariés contaminés dans les entreprises arrivaient, jusqu’au premier mort… Autant avant le confinement, je faisais attention à ce que je disais autant par la suite, je fus prise d’une frénésie de paroles et de conseils parfois en contradiction avec les recommandations gouvernementales, car il s’agissait de gagner du temps sur l’avancée de l’épidémie dans les entreprises, conseils en tout genre qui allaient des masques et gants au bricolage système D, dans les transports, à la maison, etc. Oralement, par écrit, courriel, réponse téléphonique, tout en suivant les nouvelles connaissances scientifiques sur le virus de plus en plus inquiétantes puisqu’il ne s’agissait pas d’une infection purement virale, mais d’une énorme réaction immunitaire incontrôlable… Tout le monde alimentait le réseau parallèle sur les découvertes ou remontées cliniques en instantané. C’était une course contre la montre pour adapter le plus vite possible les moyens de protection les plus efficaces au travail et dans le privé, les inventer s’il le fallait. Petit à petit les consultations téléphoniques se mirent en place principalement pour les demandes en préreprise, demandes salariés et entreprises… Des groupes se constituèrent pour travailler sur une méthodologie pour intégrer la Covid‐19 comme risque, mettre en place des gestes barrières efficaces à adapter, tout en dématérialisé et à disposition des entreprises, ce qui permit de s’organiser et passer le vent de panique du départ.
Des contacts potentiellement infectants
Il y eut quelques consultations de salariés potentiellement infectés : un salarié avec des signes grippaux carabinés dont on ne se rendit pas compte suffisamment tôt. Moment de panique avec mon assistante médicale, dans le centre, prenant tout ce que nous avions comme serviettes en papier pour les lui coller sur la bouche et le nez tout en éloignant le salarié. Nous n’avions comme protection qu’un questionnaire, du gel hydroalcoolique et pas de masque. Pendant qu’il attendait tout seul dans le couloir, je fis immédiatement un courrier pour que son médecin traitant le mette en quarantaine par consultation téléphonique. Bien sûr, il était venu au travail malade et avait inquiété ses collègues de l’open space le matin même. Là aussi c’était système D pour se protéger. Deux jours plus tard, je ne coupais pas moi aussi à un syndrome grippal carabiné qui me cloua au lit une semaine. Un second salarié, malade juste avant le confinement, se présenta en visite médicale. Cette fois nous étions rodées : les chaises étaient éloignées les unes des autres et nous avions des masques chirurgicaux. Les cas de coronavirus se multipliaient en Île‐de‐France. Il y avait des chances que le salarié soit porteur du virus. Plus tard, lorsque les tests sérologiques furent enfin mis sur le marché privé, je m’en prescris un immédiatement pour savoir s’il s’agissait du coronavirus : il s’avéra négatif.
Pendant que ce second salarié attendait à grande distance, je rédigeais un courrier pour son médecin traitant et l’informais de la quarantaine qui s’imposait pour les quinze prochains jours. Il expliqua vouloir se rendre chez ses parents à la campagne. L’assistante et moi nous insurgeâmes en même temps : il était hors de question de bouger – quarantaine voulait dire ne plus bouger de chez soi –, se faire livrer les courses par des amis devant la porte, ne plus entrer en contact physique avec personne, uniquement des contacts téléphoniques y compris pour des consultations avec son médecin traitant… Nous avons été très fermes cette fois, en lui expliquant tous ces gestes qu’il devait mettre en place dorénavant, en l’absence de certitude possible. Au moindre signe de gravité, il devait consulter impérativement son médecin traitant. Ce fut plus tard ma ligne de conduite quasi systématique : orienter et travailler avec les médecins de ville et les centres COVIDOM tout au long de cette pandémie, collaboration qui s’avérera efficace et précieuse. Par la suite, je n’ai orienté que très rarement vers les centres hospitaliers. Soulagées, mais inquiètes sur la façon dont nous allions continuer à travailler, je décidais de réduire le nombre de consultations et ensemble, nous appliquâmes le plus strictement possible les distances. Les masques commençaient à être fournis en quantité un peu plus importante et on arrivait à jongler avec plusieurs masques : il suffisait de les laisser au sec pendant quatre jours pour que le virus meure. C’était système D et c’est ce que je préconisais également aux entreprises en période de pénurie de masques : ne pas les jeter pour les économiser.
Enfin dernier contact potentiellement infectant : je fis une permanence téléphonique dans un centre COVIDOM, un peu portée volontaire… Lorsque je reçus mes créneaux de permanence, je courus à la pharmacie m’acheter de l’hydroxychloroquine, de l’azithromycine et du zinc, pour le prendre tout de suite en cas de début de symptômes. Mais la préparatrice refusa. J’insistai alors en expliquant au pharmacien la permanence que je devais aller assurer. Il ne discuta même pas et me donna les boîtes. Un collègue médecin du travail calé en cardiologie me détailla les effets secondaires, risques, quoi surveiller lors des prises. À demi‐rassurée, à demi‐inquiète, j’allais donc au centre COVIDOM, les boîtes de médicaments cachés dans ma poche. Mon collègue qui assurait les consultations physiques m’expliqua que tous étaient tombés malades de la Covid‐19. Aucun n’avait semble‐t‐il développé une forme grave. Je n’eus pas besoin de prendre le traitement.
Certificat d’isolement, facteurs de risque, conflit éthique pas qu’au travail
J’ai vu un salarié à la demande de son manager en période de fin de confinement. Le motif en était que l’usine allait rouvrir bientôt et qu’il se posait la question si ce salarié (particulièrement celui‐ci) pouvait reprendre son poste en présentiel. Les conseils et décisions gouvernementaux étaient parus au JO et diffusés à tous les médecins. La liste des facteurs de vulnérabilité avait également été publiée et diffusée par le Haut Conseil de Santé Publique. J’ai assuré la consultation par téléphone comme prévu sur le planning, mais voilà : le salarié présentait bien un facteur de risque vis‐à‐vis de la Covid‐19. Il n’avait pas de certificat d’isolement fait par son médecin traitant et ne savait pas trop s’il en relevait ou pas, m’expliquant qu’il se sentait bien, mais que sa voiture étant en réparation, il allait devoir prendre les transports en commun. Il hésitait, se sentant en pleine forme, mais tout de même vaguement inquiet à l’idée de devoir prendre les transports pour se rendre à son poste de travail. C’était moi qui allais devoir décider s’il pouvait ou non retourner à son travail en présentiel… ! J’eus l’impression du retour de l’aptitude au poste ! Sur une base de potentialité de maladie !
Je savais, pour avoir assisté à une CSSCT au premier trimestre, qu’il y avait un Plan Social et Economique (PSE) dans cette entreprise internationale. Je prenais le train en marche, l’établissement venant de m’être attribué. Néanmoins la discussion me revenait en mémoire : il était question de proposer des départs volontaires pour certains des cadres et pour d’autres, dans les noms cités, des propositions de changements géographiques et/ou de missions, parfois même à l’étranger. Certains avaient déjà retrouvé un autre travail, dans une autre entreprise, avais‐je pu comprendre. Et c’est moi qui me retrouvais, du fait de cette demande employeur à l’occasion de la pandémie, à devoir décider si ce salarié allait pouvoir travailler ou non, ce qui me heurta énormément puisque selon les recommandations du HCSP, je devais écarter une personne du travail au motif qu’il pouvait avoir un potentiel de mauvaise santé (mais pas avéré, le salarié ne relevant pas d’un arrêt maladie) et sur demande de l’employeur en apparence de bonne foi… Beaucoup de médecins et notamment médecins du travail allaient donc se retrouver en position de faire le tri pour les employeurs, mais surtout pour le gouvernement, avec son absolution ! Puisque le fait d’émettre un certificat d’isolement débouchait sur une autorisation d’absence dans le public ou le chômage partiel dans le privé, le télétravail étant de principe pour tout le monde sans avoir besoin de certificat d’isolement. Dans ce cas‐là, il y avait en plus le doute de la transformation du chômage partiel en chômage définitif au motif même pas d’une inaptitude médicale, mais d’un facteur de risque de vulnérabilité qui, si le sujet attrapait le coronavirus, serait susceptible éventuellement de développer une forme grave pouvant nécessité une hospitalisation en réanimation. Il y avait donc un risque que ce salarié soit écarté du travail sur un simple facteur de risque médical avec moi, médecin du travail, comme instrument !
Les entreprises bénéficiaient dorénavant de décrets officiels pour écarter les salariés des postes au motif de facteurs de risque d’être ultérieurement en mauvaise santé. Le « trieur » en était le médecin. Je bottais en touche pour ce salarié, évitant d’émettre un certificat d’isolement ou un quelconque avis, préférant plutôt rappeler les conseils diffusés à toute la population de ne pas prendre les transports en commun en Île‐de‐France en période pandémique et que donc qu’il ne pouvait pas être question pour ce salarié de reprendre son travail en présentiel sans son véhicule actuellement en réparation. Il fallait donc trouver des stratégies de contournement pour ne pas tomber dans le piège de la discrimination à l’accès au travail par la santé.
Un tri des salariés sur la santé, tri fait par le médecin du travail? La double voire triple peine?
Il y a donc les salariés avec facteurs de risque et ceux sans facteur de risque, ceux en télétravail et ceux en chômage partiel, ceux avec certificat d’isolement et ceux « normaux ». Parmi ceux qui ont des certificats d’isolement, il y a ceux qui vivent avec une personne vulnérable et ceux qui sont eux même vulnérables. Dans les dispositifs gouvernementaux, dans le privé, pour celles et ceux qui ont un certificat d’isolement, vous avez ceux qui seront en télétravail et ceux qui sont en chômage partiel. Pour les autres, obligation de déconfiner et de reprendre leur poste, l’entreprise ayant mis en place les gestes barrières et la distanciation physique nécessaire… Dans la Fonction publique, ce sont des autorisations d’absence en lieu et place du chômage partiel, avec certificat d’isolement à l’appui et demande de l’agent, devant impérativement préciser pour certains qu’ils sont porteurs de facteurs de vulnérabilité édités par le Haut Conseil de Santé Public ! Ainsi l’employeur est au courant de l’état de santé du salarié… Beaucoup ont du refaire faire leur certificat d’isolement par leur médecin pour y faire mettre la mention qu’ils étaient porteurs d’un facteur de risque édité par la liste du HSCP. Aussi bien dans le privé que dans le public, ces certificats d’isolement ont été demandés pour pouvoir continuer le télétravail alors même que nous sommes toujours en période épidémique. Lorsque le télétravail était refusé, mais que le salarié avait un certificat d’isolement, il lui était demandé de se mettre en arrêt maladie. Idem pour les parents d’enfants en bas âge, un seul des deux avait le droit de rester à maison, l’autre étant en télétravail ou en présentiel. Un des parents est donc isolé avec son enfant, l’autre non… Actuellement le décret des certificats d’isolement est toujours d’actualité, pourtant beaucoup d’entreprises demandent que les salariés qui ont un certificat d’isolement soient en aménagement de poste, même pour continuer le télétravail quand les autres salariés ont repris en présentiel.
En tant que médecins du travail, il fallut nous débrouiller dans tout ce micmac. Il fallait réfléchir vite pour ne pas perdre de vue les fondements de notre métier. C’est par la négative que les grandes lignes de notre rôle se dégagèrent d’emblée finalement :
- ne pas faire le tri sur la santé,
- ne pas stigmatiser les salariés avec certificat d’isolement,
- ne pas se prononcer sur une activité en présentiel imposée,
- ne pas entrer dans un dispositif mis à la disposition du salarié et de l’entreprise par le gouverne
Donc ne pas faire de certificat d’isolement, ni arrêt de travail, mais recommander le télétravail pour tous. Si le présentiel était obligatoire, ne pas se prononcer si oui ou non le salarié pouvait travailler ou pas : la mise en place des gestes barrières et de la distanciation physique pour ne pas exposer ses salariés est de la responsabilité de l’employeur y compris dans le BTP. Cela signifiait que l’organisation du travail sur les chantiers devait respecter les mesures de protection contre la Covid‐19 sans mettre les salariés en danger. Une seule entreprise du BTP de mon effectif pu continuer son activité après confinement : une entreprise de désamiantage. Les salariés m’expliquèrent que les précautions nécessaires contre la Covid‐19 ne les changeaient pas beaucoup.
Enfin ne pas prendre de décision à la place du salarié. S’il ne voulait pas fournir de certificat d’isolement à son employeur, cela restait son choix et il n’était donc pas question d’intervenir entre l’employeur et le salarié par une visite médicale à la demande de l’employeur pour « impression de fragilité ou vulnérabilité ». Beaucoup de salariés ont eu la présence d’esprit de solliciter une visite médicale à leur demande, et mon rôle a surtout été d’informer les salariés sur le coronavirus, les risques pour leur santé, les dispositifs mis à leur disposition s’ils souhaitaient s’en emparer et la deuxième partie de la consultation téléphonique portait sur comment se protéger : dans l’entreprise, dans les transports, en allant faire les courses, en rentrant chez soi, etc. Les consultations téléphoniques duraient au mois une heure. L’autre partie consistait à aider les entreprises désemparées au départ, qui ont dû s’adapter extrêmement rapidement et dans l’urgence, sans connaissance sur le coronavirus, sans parfois comprendre les mesures à appliquer, sans savoir comment gérer une suspicion de Covid‐19 chez un salarié malade. Parfois, les mesures mises en place ont consisté en une prise de température des salariés en arrivant. Quand vous expliquiez que lorsque la fièvre est déjà là, c’est que la personne était contagieuse les jours avant au travail. On voyait alors les têtes s’allonger, l’angoisse monter, et les questions habituelles étaient alors : mais docteur, qu’est ce que l’on peut faire ? C’est là que tout un travail devait être fait sur la connaissance du virus et ses modes de transmission réels, sans fioriture, sans minimiser le risque, mais en admettant qu’il fût bien là, vivre avec et s’en protéger dans et hors de l’entreprise, changer les modes d’échanges, de vie et ne pas nier les risques déjà identifiés dans le DUERP classique. La connaissance exacte et les informations réelles mises à jour des modes de transmission des risques ont fait beaucoup pour la prise de conscience sur la façon dont on devait se protéger et ne pas paniquer en cas de collègues malades. Il m’est arrivé de prendre l’exemple d’autres épidémies beaucoup plus connues où le moindre contact (toucher, air respiré, objets touchés tels qu’une poignée de porte, appuyer sur le bouton d’une machine à café derrière un utilisateur, toucher avec des gants, mais se contaminer en les retirant, etc.) dans un bus peut entraîner la contamination de tous les passagers en 48 heures… Il s’agissait donc de faire passer le message qu’un collègue malade ne signifiait pas être contaminé dès lors que l’on avait changé ses habitudes dans et hors entreprise, que l’on appliquait les gestes nécessaires pour se protéger. Le collègue serait en arrêt au moins quinze jours, mais par mesure de précaution un mois. Il s’agissait alors de revoir avec les cadres et salariés si les gestes barrières avaient bien été respectés, si c’était faisable, si l’organisation du travail le permettait ou s’il fallait revoir tout le process. Tout cela sans tests PCR, ni tests sérologiques à disposition.
Ainsi le problème se posa pour des assistantes médicales qui prenaient les rendez‐vous (devaient‐elles donner un rendez‐vous à l’employeur au motif que son salarié avait fourni un certificat d’isolement ou au contraire n’en avait pas) ? De même les infirmières et infirmiers en santé au travail devaient‐ils réorienter vers le médecin du travail des salariés qui présentaient des facteurs de risque ? Était‐ce notre rôle d’écarter des postes de travail des salariés présentant des facteurs de risque ? Des salariés qui ne relevaient ni d’un arrêt maladie, ne nécessitant aucun aménagement de poste se retrouvaient en chômage partiel pour raison de santé, écartés du travail, avec bien sûr leur état de santé connu finalement des managers, employeurs, etc. J’expliquais à l’équipe de santé au travail, que notre rôle était plutôt d’informer le salarié, de l’orienter vers son médecin traitant s’il se sentait en danger afin de produire lui‐même un certificat d’isolement à son employeur. Cela permit à l’équipe d’aborder plus sereinement les visites médicales téléphoniques et de retrouver ainsi notre rôle de prévention de la dégradation de la santé du salarié à son poste de travail, en y intégrant l’épidémie de coronavirus.
Il est à noter que certains commentaires furent qu’il fallait donner l’exemple en reprenant en présentiel. Cela écartait un peu plus les salariés avec certificats d’isolement. Sans compter qu’ils sont également écartés de toute prime systématiquement puisqu’ils ont un certificat d’isolement pour des facteurs de vulnérabilité qui ne les autorisent pas à travailler ! Ces salariés sont à risque de devenir invisibles dans leur entreprise, étiquetés comme étant « en mauvaise santé » , comme les chômeurs devenus invisibles aux yeux de la société, à qui l’on prête souvent l’envie de ne pas travailler.