En France, 12 millions de personnes ont recours au cours de leur vie à des soins psychiatriques. La maladie mentale est la première cause de handicap au monde. Comment expliquer qu’aujourd’hui les soins apportés aux personnes souffrantes de handicap psychique ou maladie mentale sont de moins bonne qualité alors même que la prévalence des pathologies mentales augmente ? Pourquoi l’accès aux soins de santé mentale est-il plus difficile qu’il y a 10 ans ?
L’histoire de la maladie mentale et de la psychiatrie est déterminante pour analyser la situation actuelle.
Cette histoire débute avec celle de la médecine dans l’antiquité. A cette époque n’y a pas de distinction entre maladie mentale et maladie somatique, tout vient du corps et tout est lié au divin. Hippocrate développe alors quelques concepts faisant référence à la maladie mentale, il décrit l’hystérie et imagine alors qu’il s’agit d’une migration de l’utérus dans le cerveau. Il développe également le concept des humeurs. Durant le moyen âge la situation progresse peu, les malades mentaux sont confinés chez eux dans leur famille, certains sont emprisonnés, d’autres exorcisés et en cas d’échec exécutés au bûcher. Pour l’Église la maladie est toujours un châtiment divin et le malade toujours coupable. Parallèlement, pour répondre à la notion de charité, l’Église fonde des « nosocomium », sorte d’hospice, au IIIe siècle. Les malades mentaux obtiennent ensuite un statut spécial, celui des « fous ». Tout de même, la médecine progresse dans le monde arabe et influence l’Europe. La première faculté de médecine apparaît à Montpellier.
La renaissance permet un développement de la médecine. Les auteurs anciens sont réhabilités et la « folie » devient une méthode philosophique. Les premiers établissements pour « insensés » voient le jour. Au XVIIe siècle, Descartes développe le concept de schisme cartésien, c’est à dire la séparation du corps et de l’esprit, la maladie mentale obtient alors le statut de maladie à part entière. Cependant, à cette époque l’enfermement reste le seul sort destiné aux malades mentaux, c’est même l’époque du « grand renfermement », appuyé sur les théories de Michel Foucault pour faire « taire la folie ».
Durant le XVIIIe siècle, les premières classifications de maladies mentales apparaissent (nosographies), les théories se développent et de nouvelles thérapeutiques sont proposées. Ainsi, les patients se voient proposer de « l’hydrothérapie », de la « psychologie ». On voit l’apparition de la « phrénologie » qui permet d’obtenir une cartographie du cerveau. Franz Anton Mesmer développe le concept de magnétisme animal, sa théorie faisait appel à des fluides magnétiques existants entre les Hommes et entre les Hommes et les corps célestes, il construit une machine remplie d’objets en fer « magnétisés » pour agir sur ces fluides. Si cette théorie est fausse, elle a permis l’apparition de l’hypnose.
Le mouvement humaniste en Angleterre et en France fait état de l’abandon des « insensés » et permet une nette amélioration des conditions de vie des malades mentaux. Des établissements leurs sont réservés, avec un personnel spécialisé, parfois des chambres individuelles et pour certains la possibilité de sortir.
La révolution permet aux « fous » de devenir libres et d’accéder au statut de citoyen.
La psychiatrie naît réellement après 1789 avec Philippe Pinel et Etienne Esquirol. La révolution permet aux « fous » de devenir libres et d’accéder au statut de citoyen. Pinel considère que le « fou » a une part de raison à laquelle il faut s’adresser et parle « d’aliénation ». Esquirol est quant à lui l’un des instigateurs de la « Loi de 1838 » qui oblige chaque département à disposer d’un asile. Le terme « psychiatrie » naît en 1808 en Allemagne, par Christian Reil. Pour Reil, la psychiatrie devient alors une spécialité médicale à part entière, les maladies mentales sont universelles (tout le monde peut en être atteint), les institutions guidées par l’Humanité sont la base de soins de qualité, les « asiles de fous » sont transformés en hôpitaux psychiatriques et la psychothérapie est une méthode thérapeutique à part entière.
Le XIXe siècle connaît l’essor de la psychiatrie. Le débat entre Charcot et Bernheim sur l’hypnose occupe une place considérable dans la vie scientifique de l’époque. Charcot considérant les états d’hypnoses comme des états pathologiques, alors que Bernheim (à l’école d’hypnose de Nancy) pense qu’elle possède une vertu thérapeutique. Les nosographies évoluent et en France les asiles se développent. A la fin du XIXème siècle, les psychothérapies évoluent. La psychanalyse de Sigmund Freud prend une place prépondérante sur les autres approches. Au début du XXe siècle, les concepts cliniques et la nosographie se précisent, Kraepelin parle des démences précoces, puis Bleuler décrit la schizophrénie. Le courant psychanalytique s’organise.
Malheureusement, la science progresse aussi dans l’armement. Ainsi les guerres sont de plus en plus catastrophiques sur le plan humain. Les tueries de 1970, celles de la guerre russo-japonaise de Mandchourie (1904) et surtout les massacres de la première guerre mondiale, font émerger le concept de « névrose de guerre » qui sera ensuite le psychotraumatisme. Ces pathologies de guerre prennent des terminologies militaires, « névrose de guerre », « obusite », « vent du boulet », ou encore « trembleur de guerre ». Elles sont (mal) traitées par des médecins militaires, l’objectif réel étant de faire revenir le soldat le plus vite possible au combat. Ainsi les malades, considérés comme des simulateurs étaient stimulés par des décharges électriques dans mes membres inférieurs : le « torpillage électrique ».
C’est durant la deuxième guerre mondiale que se situe l’apogée de la barbarie contre les malades mentaux. C’est le « génocide oublié », les malades sont privés de nourritures. On estime le nombre de morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques à 45000. En Allemagne, plus de 400 000 personnes atteintes de handicap mental sont stérilisées au nom de la « théorie de la dégénérescence ». Au milieu de cette période sombre, à l’hôpital de Saint Alban en Lozère, un psychiatre et résistant communiste Lucien Bonnafé et un réfugié politique Catalan François Tosquelles accueillent des juifs et des résistants pourchassés (notamment Paul Éluard). Dans la résistance au nazisme, ils préparent la révolution pour la psychiatrie et créent le mouvement de la psychiatrie institutionnelle visant à soigner le patient et l’institution. Ainsi après la guerre, ils mettront en œuvre la politique la plus innovante d’organisation des soins en psychiatrie. La psychiatrie de secteur consiste à découper chaque département en secteur et à organiser une offre de soins ambulatoire (publique) pour chaque secteur. Ainsi chaque unité de l’hôpital correspond à un secteur géographique où les soins ambulatoires sont structurés autour du Centre Médico-Psychologique. Cette organisation permet de faire sortir les patients de l’hôpital.
Parallèlement, les Français (comme beaucoup d’européens) orientent la recherche sur les neurotransmetteurs et les solutions pharmacologiques. Alors que les USA cherchent des solutions chirurgicales comme la lobotomie.
La découverte des neuroleptiques par Jean Delay et Pierre Deniker est déterminante et permet à de nombreux patients de sortir de l’hôpital et ainsi espérer retrouver une place dans la société. L’organisation en secteur et la découverte des neuroleptiques placent la France comme un pays à la pointe dans la prise en soins des malades mentaux. La politique du secteur, soutenue par l’OMS est mise en place dans différents pays européens avec quelques disparités.
L’antipsychiatrie apparaît dans les années 1960, il s’agit d’une critique de la psychiatrie. Cette théorie dénonce le contrôle social de la psychiatrie sur les malades (via les hospitalisations sous contrainte), les traitements administrés et conditions de vie. Elle existe toujours mais avec moins d’influence aujourd’hui. L’antipsychiatrie conduit à la fin des hôpitaux psychiatriques en Italie, avec la loi Basaglia.
Le paradoxe est criant : la prévalence des maladies psychiatriques augmente, mais les structures de soins ferment.
Progressivement les approches théoriques se diversifient et la recherche médicamenteuse évolue vers des traitements plus ciblés ayant moins d’effets secondaires.
Aujourd’hui la psychiatrie devrait être au summum de son efficacité. Pourtant par manque de place à l’hôpital et de personnel soignant, par la diminution de l’offre de soins extra hospitalière (fermeture de CMP (centres médico-psychologiques) et hôpitaux de jour) elle se trouve dans une situation de crise. Le paradoxe est criant : la prévalence des maladies psychiatriques augmente, mais les structures de soins ferment.
L’histoire de la psychiatrie nous montre que le progrès de celle-ci est lié au progrès des droits humains. D’ailleurs, comme le dit justement Lucien Bonnafé : « on juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses fous ».
La crise que nous traversons aujourd’hui doit nous alerter. Les malades sont moins bien accueillis, les bâtiments sont souvent vétustes. Le manque de soignants et psychiatres dans les hôpitaux multiplie les situations de violences, l’utilisation de chambres d’isolement, de liens de contentions et oblige une augmentation de la posologie des traitements psychotropes. La réduction de l’offre de soins extra hospitalière rend difficile l’accès aux consultations et augmente les situations de crises et les hospitalisations sous contrainte. Tous ces éléments constituent un recul de civilisation.
Pourquoi notre civilisation régresse-t-elle ?
Les intérêts capitalistes sont contradictoires avec le déploiement d’une offre de soins psychiatriques accessibles à tous.
Les derniers grands progrès dans l’organisation des soins psychiatriques sont liés à l’après guerre. On s’était alors juré : « plus jamais ça ». La création de la Sécurité sociale permet de développer la psychiatrie de secteur et d’offrir des soins de proximité gratuits. Seulement, peu à peu, la progression du pouvoir et de l’influence des intérêts capitalistes modifie les rapports de forces de l’après guerre. S’ils étaient obligés de payer des cotisations sociales à l’époque, les capitalistes s’en dispensent de plus en plus aujourd’hui. Ils ne souhaitent plus participer au financement de la solidarité nationale, qu’importent les conséquences. Certes, quelques fonds de pensions ouvrent des cliniques privées de psychiatrie. Celles-ci sont totalement désarticulées du secteur extra hospitalier et inaccessibles aux patients les plus précaires (la majorité d’entre eux). En effet, beaucoup de patients souffrants de maladies mentales ont peu de ressources et ne représentent pas une source de profit pour ces cliniques. Seront-ils laissés de côté, dans un système carencé, indigne et générateur de violence ?
Il est clair qu’aujourd’hui les intérêts capitalistes sont contradictoires avec le déploiement d’une offre de soins psychiatriques accessibles à tous et respectant la dignité des patients. En recherchant le profit par tous les moyens, le capitalisme rétablit une approche de la maladie mentale d’une époque que nous pensions révolue.
Que pouvons-nous penser d’un système qui, au nom du profit de quelques-uns, maltraite des malades qui, pour la plupart, n’ont pas les ressources psychiques pour s’organiser et se défendre ?