L’auteur, à partir d’un fait divers, la mort en couches de dame Astou Sokhna à l’Hôpital Régional de Louga, montre que le procès qui a suivi n’a sanctionné que les sages-femmes de permanence. C’est un procès raté. L’auteur souligne l’état désastreux de l’hôpital public au Sénégal malgré le vote de lois. C’est la politique néolibérale créatrice des violences hospitalières qui a conduit à cette situation. Elle a déshumanisé l’hôpital.
Abstract : The author, from a news item, the death in childbirth of Mrs. Astou Sokhna at the Regional Hospital of Louga, shows that the trial which followed only sanctioned the duty midwives. It’s a failed trial. The author underlines the disastrous state of the public hospital in Senegal despite the passage of laws. It is the neoliberal policy that creates hospital violence that has led to this situation. She dehumanized the hospital.
La mort en couches de dame Astou Sokhna à l’Hôpital Régional de Louga (ville de 100 000 habitants du nord-ouest du Sénégal), le 1er avril 2022, a mis en lumière la défiance et la très mauvaise presse des structures et des professionnels de santé au Sénégal. Ce jour-là à 9 h 30, Astou Sokhna, enceinte de neuf mois, a été admise au service de gynécologie et d’obstétrique en attendant une césarienne programmée pour les heures ou jours suivants. Vingt heures plus tard, elle décédait dans la « souffrance » avec son bébé. Sa famille a dénoncé des «négligences» médicales et porté plainte contre l’établissement de santé pour « non-assistance à personne en danger » le 7 avril. La révélation de ce drame par la presse nationale quelques jours plus tard, a suscité une énorme émotion dans le pays, et libéré la parole sur la mortalité des femmes dans le cadre de leur grossesse ou de leur accouchement, le mauvais accueil dans les structures hospitalières, les violences verbales, physiques et symboliques envers les usagers. Une pétition réclamant « Justice pour Astou » a obtenu quelques heures après son lancement plusieurs dizaines de milliers de signatures. Le président de la République, Macky Sall a publié un message de condoléances et donné pour instruction de déterminer les responsabilités. Le 13 avril, le ministre de la Santé et de l’Action sociale a fait en Conseil des ministres une communication sur le « Rapport de la mission de vérification des conditions de décès de la patiente Astou SOKHNA au Centre Hospitalier Régional Amadou Sakhir MBAYE de Louga ». Dans la foulée, le directeur de l’hôpital est relevé de ses fonctions. Le lendemain en conférence de presse le ministre a déclaré qu’avec plus de vigilance, la mort d’Astou Sokhna aurait pu être évitée.
La plainte intentée le 7 avril par la famille d’Astou Sokhna, a donné lieu à un procès dont l’énoncé du verdict le 11 mai n’a pas satisfait le mari de la défunte : « Nous ne contestons pas, bien que nous ayons le cœur meurtri, mais nous nous attendions sérieusement à un autre [jugement] ». Sur les six sages-femmes jugées, trois ont été condamnés à six mois de prison avec sursis pour non-assistance à personne en danger et les trois autres relaxées. Les trois femmes condamnées étaient de garde la nuit où Astou Sokhna est décédée. Le procureur avait demandé une application « bienveillante » de la loi et requis un an de prison dont un mois ferme. Les trois condamnées et une des sages-femmes relaxées ont passé quatre semaines en détention préventive.
Un procès et des questions sans réponse
La procédure judiciaire n’a pas de déterminer les causes de la mort. Il n’y a pas eu d’autopsie et au cours du procès les débats se sont étendus sur des aspects secondaires des évènements. Les seules personnes assises au box des accusés étaient les sages-femmes de service le jour du décès. La Maîtresse sage-femme n’a pas comparu, ni le médecin-chef de service et encore moins du directeur de l’hôpital. Les trois sages-femmes condamnées étaient celles présentes dans le service au moment du décès. Elles ont été condamnées sur la base de l’article 49-2 du Code pénal sénégalais qui dispose « Sans préjudice de l’application, le cas échéant, des peines plus fortes prévues par le présent Code et les lois spéciales, sera puni d’un emprisonnement de trois mois à cinq ans et d’une amende de 25 000 francs à 1 million de francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque, pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un fait qualifié crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne, qui s’abstient volontairement de le faire. » Cette obligation morale s’impose à tout citoyen sénégalais. Mais quel aspect spécifique peut-elle prendre dans un établissement de soins dont la fonction première est de répondre à la détresse des personnes ?
La tradition du droit administratif sénégalais prescrit que le professionnel de santé qui exerce au sein d’une structure hospitalière publique ne soit pas personnellement responsable des dommages causés au patient par sa faute. Il intervient en tant qu’« agent de l’administration » et le patient en tant qu’« usager du service public », seule la responsabilité de l’établissement public peut en principe être recherchée. C’est quand il peut être considéré que le professionnel de la santé a commis une faute personnelle détachable de ses fonctions que sa responsabilité est engagée. Selon la jurisprudence, les fautes détachables de l’agent résultent d’actes relevant de sa vie privée ; d’une intention de nuire ; de la recherche d’un intérêt personnel et enfin la faute inadmissible, inexcusable au regard de la déontologie professionnelle. D’autre part, les procès dans lesquels la responsabilité pénale des professionnels de santé est engagée sont habituellement précédés d’une instruction menée par un juge. Les sages-femmes de Louga ont été renvoyées devant le tribunal des flagrants délits après une enquête expresse menée par la police sur ordre du procureur. Le procès n’aura pas permis de répondre à tous les points. Le procès a donné lieu à deux récits contradictoires qui convergeaient sur le constat de l’état catastrophique des hôpitaux sénégalais. Les parties civiles soutenues par diverses associations et une large part de l’opinion pointaient les manquements professionnels quand les syndicats de la santé fortement mobilisés pour défendre les six sages-femmes de Louga s’évertuaient à démontrer que le problème est le manque de moyens. Pour les professionnels de la santé, leurs collègues étaient les victimes sacrificielles d’un pouvoir qui veut masquer sa responsabilité à travers un procès tronqué.
L’hôpital comme lieu de violence
Un chroniqueur des drames et faits divers dans les hôpitaux sénégalais ne manquera pas de sujets tant que leurs organisations et modes de financement ne changeront pas. Dans les jours qui ont suivi la divulgation des circonstances de la mort d’Astou Sokhna, les journalistes dans les dizaines d’émissions et « débats » n’ont pas manqué de le faire. Des « prises en otage » de nouveau-nés en attendant le règlement de la facture des frais d’hospitalisation en passant par le refus de prendre en charge des patients aux urgences sans le versement d’acompte. Les récits n’ont pas manqué. Ils traduisent la violence au cœur du fonctionnement des hôpitaux. Qu’elle soit verbale, physique ou symbolique, de manière banale la violence s’exerce sur les patients par des professionnels. Les travailleurs des hôpitaux subissent eux-mêmes de la violence de la part des usagers et de l’institution. Les établissements publics de santé sont des employeurs à qui le droit du travail ne s’applique pas. Des personnes diplômées peuvent garder le statut de stagiaire pendant des années. Pendant les années qu’ils attendent un contrat de l’hôpital, ils reçoivent une « indemnité de transport » mensuelle.
L’état des établissements de soins est le résultat de politiques néolibérales mises en place à la fin du XXe siècle. La « réforme hospitalière » du Sénégal a été adoptée par l’Assemblée nationale le 2 mars 1998 sous forme de deux lois complémentaires. La première, Loi n° 98-08 portant réforme hospitalière, et la seconde Loi n° 98-12 relative à la création, à l’organisation et au fonctionnement des établissements publics de santé. Le but de cette réforme était « d’améliorer les performances des hôpitaux sur le plan de la gestion et de la qualité des soins ». Dans l’exposé des motifs de la réforme de 1998, on peut lire : « Plusieurs hôpitaux sont dans un dénuement tel qu’ils sont incapables d’assurer leur mission, c’est-à-dire des prestations de soins de qualité aux citoyens de toute catégorie sociale…. Le plateau technique des hôpitaux publics est réduit à sa plus simple expression : manque de matériel, manque de consommables, manque de médicaments, déficit en personnel, etc. »
Les politiques ultralibérales ont déshumanisé l’hôpital
Cette réforme a conféré aux établissements hospitaliers un statut et une autorité morale qui leur donne une grande autonomie en matière de gestion. L’objectif était de procéder à une «rationalisation économique du système tout en maintenant la mission de service public». Cette mission de service public était d’assurer un accès équitable de l’ensemble de la population à un minimum de soins. Le financement repose sur l’État et les collectivités locales qui doivent apporter les dotations permettant d’assurer les urgences et de maintenir les tarifs à un niveau acceptable. Les usagers participent aux dépenses d’hospitalisation et de consultation.
Cette réforme, selon ses promoteurs, notamment la Banque mondiale et la coopération française, était une « révolution » en ce sens qu’elle visait à assurer le passage du concept d’hôpital administration à celui d’hôpital entreprise. L’esprit et la lettre de cette réforme préconisaient que les établissements publics de santé, tout en participant à la réalisation du service public hospitalier, devaient assurer l’équilibre de leurs comptes et assurer une qualité de soins pour répondre à leurs obligations de performance.
Dix ans après l’adoption de la « réforme hospitalière », la ministre de la Santé en fonction reconnaissait son échec. Le 15 janvier 2008, elle déclarait au journal Sud quotidien : « Nous avons juste fait des constats que les objectifs qui ont été fixés dans la réforme ne sont toujours pas atteints. Au bout de 10 ans de mise en œuvre, nous pensons qu’il faut objectivement s’arrêter et évaluer cette réforme pour savoir réellement où l’on va. Le constat que nous faisons et nous sommes désolés de le dire, c’est que les hôpitaux ne répondent ni aux besoins des populations, ni aux besoins des autorités, ni même aux besoins des travailleurs. Ce constat d’échec de l’autorité politique est en écho de celui fait par les observateurs, les usagers, mais également par les travailleurs du secteur de la santé. En août 2005 déjà, dans un rapport retentissant au terme d’une enquête qui a duré dix-huit mois, le Forum Civil, une ONG sénégalaise, faisait un constat accablant pour les hôpitaux sénégalais. Les enquêteurs dénonçaient « … la corruption, le racket, l’arnaque, le contournement des règles, le clientélisme, le travail parallèle rétribué concurrençant le travail officiel… » Malgré ce diagnostic désastreux, rien n’a été fait et cette loi reste en vigueur en 2022 et les maux dénoncés il y a plus d’une décennie restent les mêmes selon plusieurs enquêtes.
Conclusion
Le drame de la mort en couche de dame Astou Sokhna a éclairé d’une lumière vive les dysfonctionnements dans les structures de santé au Sénégal. Au-delà de la critique légitime des professionnels du secteur, les Sénégalais se sont accordés sur le caractère structurel des maux de l’hôpital. Sous financement, logiques financières, manque de formation et personnel qualifié, précarisation des travailleurs en sont quelques-uns. Le procès des sages-femmes de Louga est passé à côté de ces aspects du problème et n’a eu d’autre fonction que de calmer une opinion publique remontée. Il est à espérer que le politique se saisira de ce drame pour faire ce que tous les acteurs du secteur de santé réclament depuis plusieurs années. Il y a urgence ! Il faut reconstruire l’hôpital public et replacer au cœur de son projet la satisfaction des besoins sanitaires des populations. Cela passe par un financement pérenne qui le soustrait des logiques marchandes.