Pinpin, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons

Veut-on vraiment qu’ainsi les hommes vivent ? À propos du déconventionnement médical

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Résumé :
L’auteur publie ici une tribune sévère contre les syndicats médicaux qui menacent de promouvoir le déconventionnement médical dans la négociation en cours. Il montre l’aspect irresponsable, indécent, autodestructeur et catastrophique d’une telle action. « Veut-on qu’ainsi les hommes vivent ? Nous ne pouvons pas nous y résigner ».

Abstract :
The author publishes here a harsh article against the medical unions which threaten to promote medical deconventionalization in the current negotiations. It shows the irresponsible, indecent, self-destructive and catastrophic aspect of such an action. “Do we want men to live like this? We cannot resign ourselves to this.”

NDLR : Ce texte a été publié sous forme de tribune par Le Monde en date du vendredi 29 mars 2024. Nous en donnons ici la version intégrale avant réduction pour cause du format de 6 000 caractères, imposé aux tribunes.

Augmenter nettement le revenu des médecins y compris celui qu’ils tirent des consultations ne serait pas extravagant. Augmenter tous les salaires non plus. La relation conventionnelle est après tout est une forme de dialogue social entre l’employeur de fait « la Sécurité sociale » et l’employé de fait « le médecin » même quand celui-ci ne veut pas que ce lien entraîne qu’il soit nommé ainsi. C’est pourtant un fait. Le médecin est payé à la tâche (l’acte) comme le vendangeur autrefois pouvait l’être. Il n’y a pas de honte à cela même si cette relation entraîne des négociations permanentes souvent vives et tendues.

Ceci dit, la difficulté d’une négociation n’autorise pas à dire n’importe quoi. On pourrait même dire d’autant plus qu’on a un niveau d’étude élevé, que nous vivons dans un monde où l’accès aux soins est compliqué pour beaucoup d’entre-nous, que le pays est en difficultés à bien des égards, qu’on se plait à dire qu’on a besoin de « sens » et à brandir l’étendard de « nos valeurs » parfois même de façon ridicule.

Les médecins ne sont pas très nombreux à brandir la menace du déconventionnement. Ils seront sans doute encore bien moins nombreux au moment de passer à l’acte mais le battage organisé par des syndicats corporatistes attachés à un âge d’or d’autrefois supposé, bien orchestré par des comportements de ligues, fait du bruit et occupe le débat. Il crée une brèche menaçante.  Cette menace est irresponsable, indécente, et pour les médecins eux-mêmes, très dangereuse sinon même autodestructrice. Elle ouvre la porte à des évolutions catastrophiques pour notre société républicaine en s’attaquant à ses fondements : liberté, égalité, fraternité.

Irresponsable : le déconventionnement ne peut « fonctionner » que dans les lieux où se concentrent les classes sociales les plus aisées. Partout ailleurs, dans les banlieues populaires, dans les campagnes, le déconventionnement met en grave péril la santé des habitants. C’est aussi la porte ouverte au retour de toutes les pratiques anciennes (pas tant que ça) et courantes en France, des radiesthésistes, rebouteux et autres guérisseurs ou même des prières de protection toujours inscrites au rite catholique. C’est laisser libre cours à toutes les Madame Irma ou Monsieur Amédée qui offrent la « guérison des maladies » autant que le « retour d’amour ». Pas davantage, le stage d’urinothérapie avec légumes crus et jus de pomme d’une « ferme alternative » cultivée en biodynamie dans les Corbières ne saurait être considéré comme susceptible de remplacer la médecine telle qu’elle s’est construite depuis la fin du XVIIIe siècle. C’est, pour les médecins, injurier ses maitres en dépit du serment prononcé et renvoyer les patients dans des temps obscurs dont la médecine les avait sortis. Il y a tout juste un siècle, l’espérance de vie avoisinait les cinquante ans, elle dépasse, cent ans plus tard, en 2023, les 80 ans et, désormais, pour les hommes comme pour les femmes. Jamais dans toute l’histoire de l’humanité le progrès n’a été aussi rapide. C’est aussi abandonner toute la mission sociale, si noble, de la médecine en faveur du genre humain.

Indécent : ne fussent-ils certes pas immérités car, en moyenne, les revenus des médecins sont en baisse ou ont peu progressé depuis deux décennies et sont eux aussi rongés par l’inflation. Ils les placent cependant dans le haut du panier. S’ils ne sont pas ceux des stars du football professionnel ou de certains entrepreneurs, ils sont en effet dans les 2% les plus élevés des travailleurs français. Selon l’INSEE, le salaire net mensuel des ouvriers et des employés est en 2023 et en moyenne un peu inférieur à 2000 euros ; celui des fonctionnaires est de 2500 euros, (net, c’est-à-dire avant prélèvement de l’impôt à la source). Selon les services statistiques du ministère de la Santé,  les revenus des médecins sont en moyenne de 6700 euros net pour les médecins généralistes ; 9600 pour les autres spécialistes. Pour autant, les médecins ne sont pas les seuls à travailler beaucoup ; c’est généralement le cas de tous les travailleurs qui sont en bas de l’échelle et qui n’ont pas l’espérance de vie des médecins. De tels écarts devraient au moins obliger à une certaine modestie des prétentions quand le pays est dans une situation financière vraiment difficile.  Ils ne sont pas non plus les seuls à être concernés par l’inflation du montant des charges qui sont pour eux des frais professionnels déductibles. Les rodomontades ne sont pas dignes de la place du médecin dans la cité. Une grande majorité des Français sont très respectueux et même admiratifs de leurs médecins et de la médecine mais une grande majorité pense aussi que les premiers sont trop motivés par l’argent et que la seconde est trop liée aux firmes pharmaceutiques.

Autodestructeur : « rouler les mécaniques », brandir des menaces est très dangereux. Tout ce qui est excessif est insignifiant disait Talleyrand comme chacun sait. On pourrait ajouter que cela peut provoquer un retour de bâton. Et si, lasse de ces propos de foire, la Sécurité sociale rétorquait : Vous voulez vous déconventionner ? Eh bien, chiche ! Ce ne serait pas forcément une mauvaise stratégie car les données du problème sont ainsi : il existe 1 % de médecins non conventionnés en France, ce qui signifie que 99 % des médecins le sont. Or personne n’a mis à ces 99 % un pistolet sur la tempe pour qu’ils acceptent d’être conventionnés. C’est donc qu’ils y ont trouvé avantage. Il y a certes fallu du temps mais on y est arrivé. Initiée dès avant 1940 par les lois sociales, puis relancée par les ordonnances d’octobre 1945, il a fallu attendre 1971 pour que soit signée la première convention médicale. Lutte longue et sourde mais tout en maugréant les médecins ont progressivement adhéré au conventionnement et aux charmes d’un revenu assuré par la solvabilisation de leurs patients. Il serait bien difficile de revenir aujourd’hui en arrière.  Il ne se passerait pas forcément longtemps avant, que tel Barberousse à Canossa, certains ne reviennent à genoux implorer le pardon de la Sécu qu’ils ont délaissée après l’avoir si longtemps enserrée dans un mépris sexiste en la surnommant constamment « Madame Lacaisse » et parfois même après avoir abusé d’elle à de nombreuses reprises.  Le risque également serait grand de récolter la colère de patients : n’y a-t-il pas là, dans une société fracturée des risques graves de troubles sociaux. Faut-il évoquer des choses à faire peur ? Le spectre de cabinets incendiés, de médecins malmenés ?

Catastrophique : d’aucuns prétendent que déconventionner est un moyen de réguler le recours aux soins. Ah oui, c’est certain. Pour traiter un problème on peut le supprimer. La population française, pas plus qu’aucune population au monde, n’est en mesure de supporter le coût d’un déconventionnement. La conséquence serait un renoncement massif aux soins.  Est-ce cela que l’on veut ? Revenir sur 80 ans d’un monde qu’au sortir de la guerre et inspirés par la Résistance on a voulu meilleur en créant la Sécurité sociale et en déclarant dans le préambule de la Constitution de 1946 que « la Nation assure à tous la protection de la santé ». Comment, dans le cerveau de gens qui furent d’abord d’excellents élèves à l’école puis qui ont suivis 10 ans d’étude très exigeantes vouées à l’apprentissage d’un métier profondément humaniste, qui ont prêté le serment d’Hippocrate, comment a-t-il bien pu germer un tel projet ? Il faut décidemment nous habituer à tout. Alors, après tout, pourquoi ne pas encourager des start-up qui, dans la nation du même nom, proposent à qui le peut – car il s’agit d’actes non remboursés – des Check-Up Santé à 3 000, 5 000 ou 7 000 euros comme s’il s’agissait d’un « soin thalasso » haut de gamme ? Ou encore des injections de ceci ou de cela pour rester « jeunes » plutôt que de dispenser des soins de dermatologie, voire de neurochirurgie ! Et pourquoi pas, non plus, supprimer l’enseignement public, de l’école maternelle à l’université, qui coute si cher et dont on n’a pas forcément besoin si ce sont seulement des consommateurs que l’on veut fabriquer et que quelques élites, pour la plupart héréditaires, suffisent ? Après tout, pourquoi l’idée n’irait-elle par fleurir elle aussi dans des esprits qui n’ont jamais connu que des écoles privées aussi chics que chères ? Ils voient beaucoup de choses – la santé, l’école, la culture, le sport, tous les services publics – comme un fardeau à alléger par tous les moyens. Pourquoi faire ? Toujours la même chose au fond : maximiser le profit, le profit de quelques-uns au détriment du bien-être de tous.

Veut-on qu’ainsi les hommes vivent ? Nous ne pouvons pas nous y résigner.

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Emmanuel Vigneron, «Veut-on vraiment qu’ainsi les hommes vivent? A propos du déconventionnement médical.», Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 49 Juin 2024.