Pierre Ivorra, Soigner l’hôpital, éditions Eyrolles, 2021.

Note de lecture par Frédéric Rauch

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Prendre le pouls de l’hôpital et lui administrer les bons remèdes

On connaissait Pierre Ivorra pour ses analyses pointues du monde de la finance et des marchés financiers, des grands patrons du CAC40. Et bien pour cette fois, l’essai porte sur un domaine où on ne l’attendait pas : l’hôpital en général, et l’hôpital public en particulier. Et disons-le d’emblée, ce livre est à mettre entre toutes les mains. Chacun y trouvera de quoi comprendre et s’expliquer la situation de l’hôpital. Construit à partir de témoignages de vie de professionnels de santé, le citoyen lambda y comprendra les raisons de la dégradation de sa prise en charge hospitalière. Bâti sur un gros travail documentaire reprenant les statistiques les plus récentes, ce livre donnera des outils au militant de l’hôpital et objectivera ses arguments. Et même le professionnel de santé pourra y puiser les éléments d’une logique d’ensemble qui conduit à la crise de l’hôpital dans laquelle il doit surnager pour assurer sa mission de service public ; logique qui n’apparaît toujours clairement lorsque l’on a la tête dans le guidon.

En bref, loin du discours mainstream sur l’hôpital qu’il faudrait réformer pour l’adapter à un environnement financier et sanitaire en mutation, Pierre Ivorra donne à voir parmi les raisons principales de la catastrophe hospitalière et sanitaire, et ouvre quelques pistes qui pourraient changer la donne. Et cela sans faire la leçon. En fait, le livre de Pierre Ivorra est un plaidoyer pour l’hôpital et ses professionnels. Il cherche à prendre le pouls du cœur de notre système de santé, largement mis à mal depuis près de 40 ans maintenant, afin de faire le bon diagnostic de son état et lui donner les bons remèdes.

Que ce livre paraisse au cœur d’une des plus grandes crises sanitaires que le monde subisse depuis presque 100 ans est presque un hasard. Certes, l’impact du covid-19 sur notre système hospitalier est rude. Mais loin d’être la cause de sa crise, il n’en est en fait qu’un puissant révélateur. Depuis 2018, les hospitaliers annonçaient la catastrophe et l’incapacité de l’hôpital à faire face à une crise sanitaire majeure. Désormais la démonstration concrète est faite. Non seulement l’hôpital est incapable aujourd’hui de répondre à la moindre variation intensive de la demande de prise en charge, les moyens humains et techniques lui manquent pour le faire, mais pour éviter que les gens ne meurent en trop grand nombre, cette incapacité se traduit par une mise à bas de nos libertés publiques. C’est donc à partir de ce constat visible désormais que l’auteur reprend les uns après les autres les nœuds de tension et les points de rupture de notre système hospitalier, pour en cibler les causes et les logiques originelles. On ne reprendra pas ici l’ensemble de ces focus ni tous les arguments circonstanciés de l’auteur, on invitera plutôt à acheter ce livre. Insistons simplement sur trois points qu’il développe qui nous donne à voir.

Au cœur de la crise hospitalière, on trouve la crise des urgences.

Chacun le sait, les services d’urgence sont un nœud névralgique essentiel des hôpitaux. Sans eux, pas d’hôpital digne de ce nom. C’est notamment à partir d’eux que les services d’un hôpital s’alimentent en patients. Et lorsque les urgences dysfonctionnent, c’est tout l’hôpital qui déraille. Or s’il y a bien un service hospitalier dont chacun a pu constater la dégradation, c’est bien les urgences. Les temps d’attente avant la prise en charge, le manque de personnels soignants pendant la prise en charge, la limitation du nombre de lits équipés pour les urgences … sont autant de symptômes de cette dégradation que chacun a pu ressentir par lui-même le jour où il lui aura fallu aller en urgence à l’hôpital. Une dégradation des services d’urgence patiemment construite par la réduction des moyens financiers hospitaliers, mais aussi par la réduction des moyens humains de santé et par la réorganisation territoriale de l’offre de santé hospitalière. Et qui s’est révélée catastrophique avec l’apparition du covid.

La psychiatrie est l’autre illustration de ce glissement de l’hôpital.

Parent pauvre du système hospitalier, la psychiatrie hospitalière a été parmi les premières cibles de cette régression de l’hôpital public, au point de faire dire aux spécialistes que la rue est devenue le plus grand hôpital de France. Plus ici qu’ailleurs, la fermeture des lits et des sites d’accueil, le rationnement des moyens humains, l’abandon de la recherche médicale ont des effets délétères sur la capacité de prise en charge des patients. La prison prenant progressivement la relève de l’hôpital. C’est dans ce cadre de dégradation générale que l’arrivée du covid-19 a amplifié le désastre. La crise sanitaire a eu un effet négatif à double titre qui se prolonge aujourd’hui encore. Non seulement les malades psychiatriques ont été écartés des prises en charge prioritaires à l’instar des plus âgés dans les EHPAD, l’insuffisance des moyens disponibles s’est traduite par une sélection négative des malades psychiatriques laissés à leur sort. Mais les mesures de confinement et d’isolement des foyers infectieux de l’hospitalisation psychiatrique se sont soldées par une aggravation des pathologies des patients, dans de nombreux cas gravissimes.

Ces deux exemples, auxquels l’auteur ajoute la situation des EHPAD, des maternités, des hôpitaux locaux …, constituent des illustrations parfaites des politiques d’austérité qui ont ciblé l’hôpital public ces 40 dernières années et réduit ses moyens.

Pourtant, et c’est un paradoxe que relève aussi Pierre Ivorra avec de nombreux exemples, tandis que les moyens qui lui sont alloués diminuent, l’hôpital est face à des défis technologiques sans précédent qui invitent à une réorganisation et un développement de la prise en charge hospitalière, notamment sous des formes nouvelles, impliquant des besoins financiers, humains et de formations croissants. La révolution informationnelle modifiant complètement la relation du professionnel de santé à sa pratique professionnelle, que ce soit en termes de possibilités de prise en charge ou de traitement des pathologies, ouvre aussi la voie à une refondation possible de l’hôpital en lien avec une redéfinition de la prise en charge de santé territorialisée. Alors que jusqu’à présent la réorganisation de l’hôpital n’aura servi qu’à économiser sur sa dépense, la révolution informationnelle constitue un levier de mutations possible de l’hôpital. Cependant, loin d’être économe en moyens financiers, la révolution informationnelle appliquée à la médecine exige des moyens financiers massifs pour améliorer l’efficacité de la prise en charge, qui ne trouveront à se réduire qu’en développant les coopérations et le partage des connaissances et des savoirs. Une pratique nouvelle de gestion dont on a pu mesurer l’importance dans le cadre de la crise sanitaire lorsque l’université d’Harvard a mis dans le domaine public ses découvertes sur le génome du virus, et qui, si elle avait été généralisée à l’ensemble de la recherche sur le covid, aurait pu donner plus rapidement naissance à un vaccin unique et potentiellement gratuit…

Ces trois exemples donnent à mesurer toute la complexité de la situation de l’hôpital, ses contradictions comme ses potentialités, malgré les attaques destructrices dont il est la cible. Et c’est d’ailleurs peut-être là un regret que l’on peut avoir à la lecture du livre : alors que ses développements la supposent, la cohérence d’ensemble de la situation reste difficile à saisir. Si elle apparaît bien dans le plan de l’auteur, par la forme de l’ouvrage, la cohérence de la situation n’est pas constamment et clairement lisible dans ses développements.

Que l’on soit clair, le livre ne passe pas à côté des raisons profondes de la crise hospitalière. Il pointe l’exigence du capital pour récupérer la dépense sociale afin d’alimenter la croissance de ses profits comme cause fondamentale de la crise hospitalière (peut-être d’ailleurs aurait-il fallu aussi insister sur la question du chômage et des politiques de baisse du coût du travail pour être plus complet…). Mais il ne montre pas vraiment les ressorts qui organisent la dissolution de l’hôpital public dans les politiques d’austérité. Véritables désintégrateurs des dépenses publiques et sociales, ces politiques d’austérité sont les leviers à partir desquelles la dépense hospitalière est désossée. Conjuguées aux politiques d’endettement hospitalier sur les marchés financiers, elles éteignent la vitalité hospitalière. Privés de ressources nouvelles, siphonnés par les marchés financiers, les hôpitaux sont contraints dans leurs dépenses. Or celles-ci étant pour l’essentiel d’entre elles des dépenses obligatoires (dépenses salariales et de structures, dépenses d’interventions médicales protocolisées), les établissements sont soumis aux exigences d’économies sur leurs dépenses (les fameux EPRD) qui finissent par les conduire à réduire leur capacité d’intervention sanitaire auprès des malades et des populations. Et l’ensemble de l’institution de santé accompagne cette évolution, l’encourage par des décisions d’organisation et la mise en place de critères de gestion de l’offre hospitalière et de santé, en recherchant les moyens d’assurer autant que faire se peut dans ce cadre austéritaire, une prise en charge des malades et des patients. Or c’est précisément cette logique capitaliste qui entre frontalement en contradiction avec les potentialités de développement de l’hôpital, et génère la régression sanitaire et sociale que nous connaissons. Alors que ses potentialités de développement sont là !

Sans ce socle d’analyse, on ne comprend pas les «errements» du gouvernement dans la gestion de la crise sanitaire par exemple. Et cette sensation de «errements» disparaît lorsque l’on fait l’hypothèse que l’objectif n’est pas la santé des gens, mais la continuité des politiques de réorientation de la dépense publique et sociale vers la rémunération du capital. La santé des populations n’étant que le supplément d’âme de cette politique. Réalisable si le soutien des profits le permet. Impossible dans le cas contraire. Ce qui explique pourquoi, même au plus fort de la crise du covid, la fermeture des lits hospitaliers à continué, pourquoi après le premier confinement et alors que tous les experts sérieux anticipaient déjà la deuxième voire la troisième vague, aucune mesure de renforcement du personnel hospitalier n’a été prise notamment en matière de formation professionnelle des personnels soignants non médecins et aucune mesure de hausse des recrutements de professionnels de santé n’a été prise ; ou encore pourquoi aucune mesure énergique de réquisition des unités de production de vaccins sur nos territoires et des mesures de clonage des brevets n’a été décidée et qu’au lieu de cela a été organisé dans les médias un cafouillage sur la valeur des vaccins colporté par quelques charlatans retardant d’autant la vaccination de la population française ; absence de décision qui a permis de laisser dormir sur ses deux oreilles les marchés financiers en achetant au prix fort financièrement et humainement parlant les vaccins aux multinationales du médicament, et de limiter aussi le niveau de la dépense publique en n’achetant pas le nombre de vaccins suffisant pour la population.

Et peut-être plus gênant encore, sans ce socle d’analyse on ne voit pas clairement la pertinence de certaines alternatives et la faiblesse des autres. Sans aucun doute, montrer les limites des plans formulés à gauche pour l’hôpital et l’intérêt de celui du PCF est utile. Mais cela ne permet pas de traiter l’ensemble de la question. Car plus d’argent pour l’hôpital ne règlera pas toute la question. Aujourd’hui l’hôpital a besoin de plus d’argent public, et donc la Sécurité sociale plus de ressources et l’État aussi. Mais l’hôpital a aussi et peut-être surtout besoin d’un cadre institutionnel qui lui garantisse la possibilité d’assurer ses missions sanitaires de service public dans son nouvel environnement. Or si cela passe par plus d’argent public, cela passe aussi par des outils de gestion hospitalière qui lui assurent de financer son activité en fonction de ses besoins sanitaires. Qu’il faille remettre en cause la T2A est juste, mais cela doit s’accompagner aussi d’une remise en cause des outils institutionnels de la territorialisation qui construisent une offre sanitaire contre l’hôpital et sans travailler la construction de réseaux de prise en charge des soins combinés entre eux. Ceci passe donc aussi par la mise en place de critères de gestion de l’hôpital qui répondent aux missions sanitaires et d’outils de gestion qui le permettent. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui lorsque l’hôpital est contraint par le PMSI et la T2A à s’inscrire dans des EPRD. Cela passe aussi par une refondation des objectifs sanitaires des institutions qui en organise la gestion (ARS, COPERMO, …), en ouvrant plus largement à la démocratie. Au fond ce sur quoi il faudrait insister, c’est non sur un retour à ce qui a été (ce que ne fait pas l’auteur), mais plutôt sur un besoin de faire évoluer l’hôpital au regard de sa réalité et de la réalité des pathologies et des territoires (ce que fait semblant de faire la politique de santé qu’elle soit nationale ou régionale en visant avant tout l’économie sur la dépense sanitaire), afin de construire la réponse socialement efficace de la dépense de santé. La crise sanitaire du covid, et celle qui va suivre, en a montré l’urgence.

C’est pourquoi, dans l’intérêt du lecteur motivé par la question de l’hôpital public et du système de santé, il ne serait pas inopportun de conjuguer Soigner l’hôpital de Pierre Ivorra avec Refonder l’hôpital public, du collectif dirigé par le Dr Limousin, les deux ouvrages se complétant parfaitement. Peut-être a-t-on là les prémisses d’un nouvel opus..