L’hôpital de proximité: un allié dans la guerre

Publié le 25 février 2021 par Emmanuel Vigneron

Avec sa vision de géographe et d’historien, l’auteur montre que la lutte contre l’actuelle pandémie de Covid-19, pour réussir, nécessiterait un véritable maillage du territoire par un réseau de soins gradué et coordonné et la mise en place de véritable système de prévention et d’éducation à la santé.

 

«Nous sommes en guerre…»
Georges Clemenceau, 8 mars 1918

L’épidémie contemporaine que nous subissons réinterroge le lien de complémentarité entre histoire et géographie. Les analogies sont nombreuses et les leçons aussi. Un seul exemple suffira : il ne sert à rien de déplorer avec un air de chanoine contrit la mortalité différentielle selon les classes sociales dans la Covid-19. Les épidémies, surtout en ville les ont toujours frappées différemment. C’était vrai lors de la peste dite de Justinien, vrai encore lors de la grande épidémie qui court de 1348 au milieu du XVIIIe siècle, vrai à Marseille, vrai à Paris en 1856 comme en 1918 et 1919[1]. Sachant cela, on aurait pu attendre qu’une lutte sincère contre les inégalités  sociales et territoriales de santé soit engagée dans notre pays[2].

Cette épidémie montre aussi que la géographie peut s’avérer très utile pour éclairer les politiques publiques et parfois précocement par le rôle de veille de toute recherche[3]. La dimension géographique et historique des épidémies paraît si essentielle qu’il serait possible de concevoir une formation complète des historiens, des géographes et partant des urbanistes et de tous ceux qui travaillent l’aménagement des territoires – en tout cas un programme scolaire - par l’analyse d’une épidémie. Il s’y ajouterait du reste bien d’autres éléments de formation et d’abord d’éducation à la santé. Tous les concepts de la géographie et de l’urbanisme se trouvent en effet mobilisés dans la compréhension d’une épidémie et dans la lutte contre ce qu’elle provoque.

Il faudrait beaucoup plus de place que ce qu’une revue ne peut en offrir pour détailler l’application de tous ces concepts. Dès lors, il n’y a que deux solutions. Celle du survol très haut. C’est éventuellement beau, mais on ne sait pas bien ce qu’on a vu. Celle du forage. C’est suivre une veine et peut-être s’apercevoir  que d’autres pourraient être pareillement abordées. C’est celle que nous poursuivrons ici aujourd’hui en abordant un sujet très précis qui intéressera peut-être l’urbaniste : celui de l’équipement des villes petites et moyennes pour parvenir enfin dans notre pays à la constitution d’un système de soins et de santé complet et gradué, accessible à tous, à chaque fois que de besoin, où il le faut quand il le faut[4]. C’est un plaisir pour moi de signaler aux jeunes générations d’hospitaliers que ces réflexions font écho à celles d’un immense médecin-urbaniste, le Dr Robert-Henri Hazemann, l’inventeur des Centres de Santé[5] qui, toute sa vie, sur le terrain à Ivry et Vitry notamment,  et au ministère de la santé avec Robert Debré et Robert-Frédéric Bridgman, a cherché à constituer un tel système[6]. Hommage leur soit rendu. Je marche depuis trente ans et, certes, bien modestement, dans les pas de ces géants.

Quand Georges Clemenceau déclare « Nous sommes en guerre » à l’Assemblée nationale, il ne pense pas à la terrible épidémie qui déjà commence à ravager le monde. Il pense seulement à la guerre, à la vraie guerre,  celle qu’il faut poursuivre inlassablement car comme il le dit dans ce même discours « Le vainqueur c'est celui qui peut, un quart d'heure de plus que l'adversaire, croire qu'il n'est pas vaincu ». Il dit cela à l’adresse de ceux qui à la suite de la Révolution en Russie et de la lassitude de 4 ans de guerre réclament une paix rapide et redoutent que le Tigre ne rogne encore les libertés publiques.

Clemenceau alors ne savait pas que l’épidémie dans le monde ferait, au total, bien plus de morts que la Grande Guerre, de trente à cent millions contre dix millions. Pour l’heure, aujourd’hui, il faut raison garder – l’épidémie de Covid 19 a en ces premiers jours de septembre et pour l’instant fait  environ 880 000 morts dans le monde - mais nous sommes en septembre 2020, comme l’était Clemenceau en mars 1918, incapables de prévoir ce qu’il en sera y compris dans les toutes prochaines semaines. Plusieurs autres passages du discours de Clemenceau valent d’être ici rappelés tant est tentante l’analogie que l’on peut faire avec la situation actuelle et dont il semble que l’on ne se soit pas privé à la veille du confinement :

L’épidémie de COVID-19 a mis en évidence l’importance du rôle des collectivités de proximité dans la gestion des crises. Les municipalités, celle des villes petites et moyennes du monde rural en particulier, pourtant sans grands moyens, se sont retrouvées en première ligne. Ce devrait être aujourd’hui l’occasion de redéfinir leur rôle dans le système de santé alors qu’au cours des dernières décennies ce rôle a été menacé au profit d’une concentration accrue de l’offre dans les seules plus grandes villes et ce, malgré les mises en garde que nous avons pu, avec d’autres lancer[9].

Les compétences des élus en matière de santé sont minces, mais pas en matière de police sanitaire, d’hygiène et de santé publique où elles sont réelles depuis la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique. Mais, peu au fait des questions de santé, peu consultés et de fait tenus à l’écart au sein des Agences Régionales de Santé, parqués au sein d’instances très formelles, considérés comme des trublions uniquement intéressés par leur clocher, les élus se sont cependant retrouvés en première ligne dans la crise, chargés de mettre en œuvre des injonctions souvent contradictoires des différents services de l’État. Malgré ce cafouillage et l’absence d’interlocuteurs vraiment crédibles, les maires, au jour le jour, ont fait front, de même que la plupart des citoyens. Pour les maires, une excellente connaissance du milieu, de l’environnement et des habitants de leurs communes leur a permis de rassurer et de tenir bon. L’échelon de proximité a, une nouvelle fois, fait ses preuves et contraste tout de même avec ce qui est souvent apparu comme des effets d’annonce, des coups de menton et parfois même des vantardises face à un événement qui a été subi au plus niveau. Il ne pouvait en être autrement, mais les rodomontades et les propos d’estrade furent bien ridicules sinon pathétiques, aggravant encore la perte de confiance des citoyens envers les élus et les dirigeants centraux.

De même que le rôle indispensable des élus de proximité, l’utilité  du réseau des  établissements hospitaliers de proximité est apparu clairement au cours de cette crise. Ceci vaut bien sûr pour tous les services publics qui ont été mis à contribution notamment pour assurer le maintien du lien social en cette période de confinement qui pouvait entraîner un repli sur soi-même préjudiciables aux plus démunis. Le rôle que pourraient jouer ces établissements de proximité dans les territoires pour lutter contre les épidémies, mais aussi dans la promotion de la santé et la prévention des maladies est alors apparu clairement.

 Les enseignements sont nombreux :

Plus gravement encore, notamment pour la cohésion nationale, la période de crise sanitaire a mis en lumière un certain nombre d'inégalités sociales et territoriales criantes. Puisqu'il est hélas de plus en plus probable, au vu des dernières données, que nous soyons amenés à vivre encore quelque temps avec le danger épidémique, quelles sont les grandes leçons que nous devrions tirer de la période que nous avons traversée, et quelles sont les priorités correspondantes en termes de politiques publiques ? Pour le moins la question est vaste tant la situation du service public de santé est catastrophique. On parle des services de réanimation… mais on n’avait plus que 5000 lits actifs début mars quand on pouvait estimer depuis longtemps que pour répondre à une épidémie massive il en faudrait au moins 20000. On parlait de masques quand il n’y en avait pas et en guise de réponse on disait qu’ils n’étaient pas utiles, que les Français ne sauraient pas s’en servir. On parle aujourd’hui de services de réanimation, de masques et de tests, mais la situation est dans tous les domaines ou presque catastrophique….

La psychiatrie, la santé scolaire, la prévention, y compris et notamment, dans nos milieux ruraux celle du suicide et des conduites à risques des jeunes, sont totalement sinistrés, sauf exceptions locales qui tiennent le plus souvent à l’esprit de résistance de quelques individus d’exception. Pourtant, le 1er avril 2010 les ARS ont été mises en place, 12 ans après les ARH. Les unes comme les autres ont reçu pour mission officielle principale la réduction des inégalités de santé… Paroles, Paroles, Ceux qui ont cru aux beaux discours sont aujourd’hui bien déçus, bien tristes, en colère et inquiets : loin de se résorber, les inégalités se creusent. Cela va contre les principes constitutionnels d’égalité et de responsabilité de la Nation en matière de solidarité. Cela va finalement contre la paix publique et la stabilité du pacte républicain. Comment croire en la République quand elle se montre à ce point défaillante ? Et pourtant partout dans le système de santé, des hommes et des femmes maintiennent le navire à flot au prix de mille prouesses, de mille sacrifices, mais ils ne croient plus aux mille promesses.

La priorité la plus essentielle en matière de politique de santé est dans l’instauration de ce maillage complet du territoire par un réseau de soins gradué et coordonné. Il doit couvrir tous les besoins, depuis l’éducation à la santé et l’assistance sanitaire jusqu’aux soins les plus spécialisés. Nous nous sommes surtout consacrés sous la Ve république au sommet de la pyramide. Malgré sa volonté clairement exprimée d’aller dans le sens d’une organisation générale et complète, Robert Debré fut limité essentiellement au CHRU, à l’instauration du temps plein hospitalier, tâche la plus difficile et à la réforme des études médicales. 62 ans après nous vivons encore sous le régime des dispositions visionnaires des Ordonnances de 1958. Peut-être y a-t-il dans cette carence involontaire, les germes de la situation que nous connaissons. On s’intéresse dans notre pays bien davantage aux soins de très haute technicité, aux robots, à l’intelligence artificielle sans bien toujours voir le côté miroir aux alouettes de ces choses-là, facilement fasciné que l’on est trop souvent par les paillettes de la technique et de la modernité comme Gondran dans le Petit Nicolas. L’épidémie qui frappe tout et tous a au moins cette vertu de nous ramener à plus de modestie. Intéressons-nous à des choses plus prosaïques sans doute, mais tout aussi importantes et, d’abord, à l’organisation d’un véritable service de santé en tous points du territoire.

 

Schéma dessiné par RH Bridgman, Ministère de la Santé en 1946[12]

Pour citer cet article :

Pr. Emmanuel Vigneron, «L’Hôpital de Proximité : un Allié dans la Guerre», Les cahiers de santé publique et de protection sociale, n°36, mars 2021. https://cahiersdesante.fr/editions/36-mars-2021/lhopital-de-proximite-un-allie-dans-la-guerre/

Notes de bas de page :

[1] cf  Vigneron E.  Covid-19 Lectures géographiques à différentes échelles in Regards de Géographes. Géoconfluences, 2020. Articles disponibles sur http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/pandemie-de-covid-19-regards-croises-de-geographes

[2] Vigneron E., 2020 – Existe-t-il une préférence française pour les inégalités territoriales de santé ? in Santé : Urgence. ouvrage collectif sous la direction d’André Grimaldi et Frédéric Pierru. Paris, Odile Jacob, mai 2020.

[3] cf. Le Monde du 21 mars 2020. Des hôpitaux proches de la saturation.

[4]  Ces observations sont extraites de « La Santé au XXI siècle » paru aux Editions Berger-Levrault en octobre 2020 dans la collection « Au fil du débat – Essais » 422p.

[5] Vigneron E. Les Centres de Santé. Une géographie rétro-prospective. Paris, FEHAP, 2014, 248p.

[6]  Vigneron E.  L’Hôpital et le Territoire. Paris Techniques Hospitalières/FHF, 2017. 298 p.

[7] Henri Barbusse – Le Feu, journal d’une escouade. Paris, Flammarion, 1916, 380 p.

[8] L’un des plus remarquables demeure celui de Madeleine Riffaud, Les Linges de la Nuit publié en 1974 aux éditions Julliard.

[9] – Haas S. et Vigneron E.  Les Villes Moyennes et la Santé, Éléments pour une Stratégie Territoriale de l’Offre. Paris, 2007 – Caisse des Dépôts et Consignations, Fédération des Maires des Villes Moyennes, La Documentation Française janvier 2008.

[10] Hazemann (Robert-Henri) et Sellier (Henri), 1936 – La santé publique et la collectivité (Hygiène et Service Social). Rapport à la première commission. Troisième Conférence Internationale du Service Social. Londres, 12-16 juillet 1936. Londres, Le Play House Press, 1938, pp. 323-378.

[11] Debré (Robert),  1944-1945 – Médecine, Santé Publique, Population. Rapports présentés au Comité National des Médecins français. Transmis au Comité Français de la Libération nationale à Alger en Janvier 1944. Paris, Editions du Médecin Français. 102 p.

[12] in Vigneron E. L’Hôpital et le Territoire. Paris Techniques Hospitalières/FHF, 2017. 298p.

L’hôpital de proximité: un allié dans la guerre - Les cahiers de santé et de protection sociale
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L’hôpital de proximité: un allié dans la guerre

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Avec sa vision de géographe et d’historien, l’auteur montre que la lutte contre l’actuelle pandémie de Covid-19, pour réussir, nécessiterait un véritable maillage du territoire par un réseau de soins gradué et coordonné et la mise en place de véritable système de prévention et d’éducation à la santé.

 

«Nous sommes en guerre…»
Georges Clemenceau, 8 mars 1918

L’épidémie contemporaine que nous subissons réinterroge le lien de complémentarité entre histoire et géographie. Les analogies sont nombreuses et les leçons aussi. Un seul exemple suffira : il ne sert à rien de déplorer avec un air de chanoine contrit la mortalité différentielle selon les classes sociales dans la Covid-19. Les épidémies, surtout en ville les ont toujours frappées différemment. C’était vrai lors de la peste dite de Justinien, vrai encore lors de la grande épidémie qui court de 1348 au milieu du XVIIIe siècle, vrai à Marseille, vrai à Paris en 1856 comme en 1918 et 1919[1]. Sachant cela, on aurait pu attendre qu’une lutte sincère contre les inégalités  sociales et territoriales de santé soit engagée dans notre pays[2].

Cette épidémie montre aussi que la géographie peut s’avérer très utile pour éclairer les politiques publiques et parfois précocement par le rôle de veille de toute recherche[3]. La dimension géographique et historique des épidémies paraît si essentielle qu’il serait possible de concevoir une formation complète des historiens, des géographes et partant des urbanistes et de tous ceux qui travaillent l’aménagement des territoires – en tout cas un programme scolaire – par l’analyse d’une épidémie. Il s’y ajouterait du reste bien d’autres éléments de formation et d’abord d’éducation à la santé. Tous les concepts de la géographie et de l’urbanisme se trouvent en effet mobilisés dans la compréhension d’une épidémie et dans la lutte contre ce qu’elle provoque.

Il faudrait beaucoup plus de place que ce qu’une revue ne peut en offrir pour détailler l’application de tous ces concepts. Dès lors, il n’y a que deux solutions. Celle du survol très haut. C’est éventuellement beau, mais on ne sait pas bien ce qu’on a vu. Celle du forage. C’est suivre une veine et peut-être s’apercevoir  que d’autres pourraient être pareillement abordées. C’est celle que nous poursuivrons ici aujourd’hui en abordant un sujet très précis qui intéressera peut-être l’urbaniste : celui de l’équipement des villes petites et moyennes pour parvenir enfin dans notre pays à la constitution d’un système de soins et de santé complet et gradué, accessible à tous, à chaque fois que de besoin, où il le faut quand il le faut[4]. C’est un plaisir pour moi de signaler aux jeunes générations d’hospitaliers que ces réflexions font écho à celles d’un immense médecin-urbaniste, le Dr Robert-Henri Hazemann, l’inventeur des Centres de Santé[5] qui, toute sa vie, sur le terrain à Ivry et Vitry notamment,  et au ministère de la santé avec Robert Debré et Robert-Frédéric Bridgman, a cherché à constituer un tel système[6]. Hommage leur soit rendu. Je marche depuis trente ans et, certes, bien modestement, dans les pas de ces géants.

Quand Georges Clemenceau déclare « Nous sommes en guerre » à l’Assemblée nationale, il ne pense pas à la terrible épidémie qui déjà commence à ravager le monde. Il pense seulement à la guerre, à la vraie guerre,  celle qu’il faut poursuivre inlassablement car comme il le dit dans ce même discours « Le vainqueur c’est celui qui peut, un quart d’heure de plus que l’adversaire, croire qu’il n’est pas vaincu ». Il dit cela à l’adresse de ceux qui à la suite de la Révolution en Russie et de la lassitude de 4 ans de guerre réclament une paix rapide et redoutent que le Tigre ne rogne encore les libertés publiques.

Clemenceau alors ne savait pas que l’épidémie dans le monde ferait, au total, bien plus de morts que la Grande Guerre, de trente à cent millions contre dix millions. Pour l’heure, aujourd’hui, il faut raison garder – l’épidémie de Covid 19 a en ces premiers jours de septembre et pour l’instant fait  environ 880 000 morts dans le monde – mais nous sommes en septembre 2020, comme l’était Clemenceau en mars 1918, incapables de prévoir ce qu’il en sera y compris dans les toutes prochaines semaines. Plusieurs autres passages du discours de Clemenceau valent d’être ici rappelés tant est tentante l’analogie que l’on peut faire avec la situation actuelle et dont il semble que l’on ne se soit pas privé à la veille du confinement :

  • Aujourd’hui, notre devoir est de faire la guerre en maintenant les droits du citoyen, en sauvegardant non pas la liberté, mais toutes les libertés. Eh bien ! Faisons la guerre. Clemenceau voulait ainsi couper cours aux critiques de la gauche et rappeler que la guerre ne justifie pas que le gouvernement attente aux libertés. Qu’il s’agisse d’un propos de façade ne le gênait pas ; il pouvait faire ainsi le contraire de ce qu’il disait en affirmant agir contre son gré, par nécessité et « intérêt supérieur de la Nation ». Soulignons quand même qu’il s’agissait alors d’un état de guerre et non d’un péril sanitaire.
  • Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien. Cette formule, bien dans son style, justifiait les mesures exceptionnelles que, malgré lui, il fallait prendre et lui permettait ainsi de ranger l’opposition pacifiste dans le camp des doux rêveurs incapables de conduire le pays.
  • Le moral de nos soldats fait l’admiration de leurs officiers, comme de tous ceux qui vont les voir. Pas d’excitation, une sérénité d’âme au-dessus de l’étonnement, des propos tranquilles et gais, un bon sourire de confiance, et quand on parle de l’ennemi, un geste auquel s’ajoute quelquefois une parole qui fait comprendre que tous ces efforts viendront s’épuiser devant le front français. Les mots de Clemenceau font ici penser à « nos héros, les soignants ». On sait aujourd’hui, grâce aux travaux des historiens, ce qu’il en était réellement du moral des Poilus. La distribution larga manu de médailles et de citations était sur ce moral de peu d’effet et même, comme l’évoque Henri Barbusse, contre-productif[7]. De même, on aura tôt ou tard des récits de soignants durant l’épidémie et on verra qu’ils n’auront rien à envier dans la difficulté du métier avec des récits plus anciens.[8]

L’épidémie de COVID-19 a mis en évidence l’importance du rôle des collectivités de proximité dans la gestion des crises. Les municipalités, celle des villes petites et moyennes du monde rural en particulier, pourtant sans grands moyens, se sont retrouvées en première ligne. Ce devrait être aujourd’hui l’occasion de redéfinir leur rôle dans le système de santé alors qu’au cours des dernières décennies ce rôle a été menacé au profit d’une concentration accrue de l’offre dans les seules plus grandes villes et ce, malgré les mises en garde que nous avons pu, avec d’autres lancer[9].

Les compétences des élus en matière de santé sont minces, mais pas en matière de police sanitaire, d’hygiène et de santé publique où elles sont réelles depuis la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique. Mais, peu au fait des questions de santé, peu consultés et de fait tenus à l’écart au sein des Agences Régionales de Santé, parqués au sein d’instances très formelles, considérés comme des trublions uniquement intéressés par leur clocher, les élus se sont cependant retrouvés en première ligne dans la crise, chargés de mettre en œuvre des injonctions souvent contradictoires des différents services de l’État. Malgré ce cafouillage et l’absence d’interlocuteurs vraiment crédibles, les maires, au jour le jour, ont fait front, de même que la plupart des citoyens. Pour les maires, une excellente connaissance du milieu, de l’environnement et des habitants de leurs communes leur a permis de rassurer et de tenir bon. L’échelon de proximité a, une nouvelle fois, fait ses preuves et contraste tout de même avec ce qui est souvent apparu comme des effets d’annonce, des coups de menton et parfois même des vantardises face à un événement qui a été subi au plus niveau. Il ne pouvait en être autrement, mais les rodomontades et les propos d’estrade furent bien ridicules sinon pathétiques, aggravant encore la perte de confiance des citoyens envers les élus et les dirigeants centraux.

De même que le rôle indispensable des élus de proximité, l’utilité  du réseau des  établissements hospitaliers de proximité est apparu clairement au cours de cette crise. Ceci vaut bien sûr pour tous les services publics qui ont été mis à contribution notamment pour assurer le maintien du lien social en cette période de confinement qui pouvait entraîner un repli sur soi-même préjudiciables aux plus démunis. Le rôle que pourraient jouer ces établissements de proximité dans les territoires pour lutter contre les épidémies, mais aussi dans la promotion de la santé et la prévention des maladies est alors apparu clairement.

 Les enseignements sont nombreux :

  • Il nous a été répété que les dizaines de milliers de patients accueillis en réanimation ou en soins intensifs et même les 100 000 personnes hospitalisées auraient un besoin impérieux de soins de suite et de réadaptation dans les domaines pulmonaires, cardiologiques, infectieux, etc… Or nous manquons beaucoup de lits de soins de suite et de réadaptation, ce qu’on appelle aussi le Moyen Séjour. Le réseau des hôpitaux de proximité en rétraction continue depuis longtemps, progressivement désarmé, accusé de coûts excessifs, et menacé par le système de tarification à l’activité, mis en place dans ce but de nettoyage, devrait être conforté. Il retrouverait ici toute son utilité.
  • Mais avant cela, il nous a été dit aussi que le dépistage précoce était un moyen décisif de faire barrage à la contagion épidémique. Aujourd’hui cette injonction est renouvelée avec l’appel à se faire tester. Mais on voit bien que les prélèvements et les tests sont déficients, qu’ils ne sont pas remboursés, qu’ils font l’objet d’une concurrence acharnée entre offreurs privés et qu’ils ne sont tout simplement pas encore au point malgré les annonces faites. Le bilan de Stop Covid est désastreux. On n’ose l’évoquer quand, avec beaucoup d’emphase et de rengorgements, un ministre, l’air grave, affirmait que « refuser Stop-Covid, c’est accepter des morts en plus ». Et pourtant seules 72 notifications de contacts à risques ont été envoyées mi-août, d’après la direction générale de la Santé. C’est par un échec pitoyable que se solde ainsi une expérience qui en son temps « fit le buzz », ce qui était du reste en partie son but. De même, on n’ose évoquer l’exemple de l’étude Discovery abandonnée en rase campagne et qui a surtout montré le pathétique isolement de la France malgré les promesses du président de la République lui-même. Les établissements publics de proximité, mais aussi les maisons de santé pourraient constituer ce maillage idéal des sites de prélèvements, les analyses de laboratoire étant dirigées vers les grands centres où se trouvent des labos de référence. La dépense publique y gagnerait certainement en termes de maitrise des coûts. De même le recrutement de cas pour des études pourrait y être largement étendu.
  • Avant cela encore, et l’épidémie a bien reposé cette question : il y a un besoin considérable de prophylaxie et d’éducation à la santé dans notre pays. Il y a aussi le besoin de lutter contre les antivax de tous poils par la délivrance de messages simples et clairs. Ici encore, on voit bien que le maillage existant des établissements de proximité et leurs équipes pourrait constituer la base de « missionnaires de la santé » au côté des services municipaux de santé pour aller dans les maisons, dans les écoles, dans les entreprises porter ces règles de prévention et assurer une présence sanitaire qui fait tant défaut. Souvenons-nous que déjà Robert Henri Hazemann et Henri Sellier[10] ainsi que Robert Debré[11] avaient conçu ce rôle irremplaçable de « l’assistante sociale », rattachée  à  un dispensaire lui même associé à un établissement hospitalier dans  la détection précoce des problèmes de santé et leur prévention.
  • Au-delà des seuls établissements hospitaliers on voit bien aussi le rôle que peuvent jouer les Centres de Santé Municipaux et les Maisons de Santé le plus souvent implantés dans les petites villes et les bourgs du monde rural. Tout ce niveau de base, qui constitue en outre des portes d’entrée efficaces dans le système de santé devrait être largement soutenu par l’État. Il est à craindre que la volonté de réduire encore les coûts de la santé en fermant des établissements de proximité ou du moins en continuant de les désarmer ne l’emporte.

Plus gravement encore, notamment pour la cohésion nationale, la période de crise sanitaire a mis en lumière un certain nombre d’inégalités sociales et territoriales criantes. Puisqu’il est hélas de plus en plus probable, au vu des dernières données, que nous soyons amenés à vivre encore quelque temps avec le danger épidémique, quelles sont les grandes leçons que nous devrions tirer de la période que nous avons traversée, et quelles sont les priorités correspondantes en termes de politiques publiques ? Pour le moins la question est vaste tant la situation du service public de santé est catastrophique. On parle des services de réanimation… mais on n’avait plus que 5000 lits actifs début mars quand on pouvait estimer depuis longtemps que pour répondre à une épidémie massive il en faudrait au moins 20000. On parlait de masques quand il n’y en avait pas et en guise de réponse on disait qu’ils n’étaient pas utiles, que les Français ne sauraient pas s’en servir. On parle aujourd’hui de services de réanimation, de masques et de tests, mais la situation est dans tous les domaines ou presque catastrophique….

La psychiatrie, la santé scolaire, la prévention, y compris et notamment, dans nos milieux ruraux celle du suicide et des conduites à risques des jeunes, sont totalement sinistrés, sauf exceptions locales qui tiennent le plus souvent à l’esprit de résistance de quelques individus d’exception. Pourtant, le 1er avril 2010 les ARS ont été mises en place, 12 ans après les ARH. Les unes comme les autres ont reçu pour mission officielle principale la réduction des inégalités de santé… Paroles, Paroles, Ceux qui ont cru aux beaux discours sont aujourd’hui bien déçus, bien tristes, en colère et inquiets : loin de se résorber, les inégalités se creusent. Cela va contre les principes constitutionnels d’égalité et de responsabilité de la Nation en matière de solidarité. Cela va finalement contre la paix publique et la stabilité du pacte républicain. Comment croire en la République quand elle se montre à ce point défaillante ? Et pourtant partout dans le système de santé, des hommes et des femmes maintiennent le navire à flot au prix de mille prouesses, de mille sacrifices, mais ils ne croient plus aux mille promesses.

La priorité la plus essentielle en matière de politique de santé est dans l’instauration de ce maillage complet du territoire par un réseau de soins gradué et coordonné. Il doit couvrir tous les besoins, depuis l’éducation à la santé et l’assistance sanitaire jusqu’aux soins les plus spécialisés. Nous nous sommes surtout consacrés sous la Ve république au sommet de la pyramide. Malgré sa volonté clairement exprimée d’aller dans le sens d’une organisation générale et complète, Robert Debré fut limité essentiellement au CHRU, à l’instauration du temps plein hospitalier, tâche la plus difficile et à la réforme des études médicales. 62 ans après nous vivons encore sous le régime des dispositions visionnaires des Ordonnances de 1958. Peut-être y a-t-il dans cette carence involontaire, les germes de la situation que nous connaissons. On s’intéresse dans notre pays bien davantage aux soins de très haute technicité, aux robots, à l’intelligence artificielle sans bien toujours voir le côté miroir aux alouettes de ces choses-là, facilement fasciné que l’on est trop souvent par les paillettes de la technique et de la modernité comme Gondran dans le Petit Nicolas. L’épidémie qui frappe tout et tous a au moins cette vertu de nous ramener à plus de modestie. Intéressons-nous à des choses plus prosaïques sans doute, mais tout aussi importantes et, d’abord, à l’organisation d’un véritable service de santé en tous points du territoire.

 

Schéma dessiné par RH Bridgman, Ministère de la Santé en 1946[12]

[1] cf  Vigneron E.  Covid-19 Lectures géographiques à différentes échelles in Regards de Géographes. Géoconfluences, 2020. Articles disponibles sur http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/pandemie-de-covid-19-regards-croises-de-geographes

[2] Vigneron E., 2020 – Existe-t-il une préférence française pour les inégalités territoriales de santé ? in Santé : Urgence. ouvrage collectif sous la direction d’André Grimaldi et Frédéric Pierru. Paris, Odile Jacob, mai 2020.

[3] cf. Le Monde du 21 mars 2020. Des hôpitaux proches de la saturation.

[4]  Ces observations sont extraites de « La Santé au XXI siècle » paru aux Editions Berger-Levrault en octobre 2020 dans la collection « Au fil du débat – Essais » 422p.

[5] Vigneron E. Les Centres de Santé. Une géographie rétro-prospective. Paris, FEHAP, 2014, 248p.

[6]  Vigneron E.  L’Hôpital et le Territoire. Paris Techniques Hospitalières/FHF, 2017. 298 p.

[7] Henri Barbusse – Le Feu, journal d’une escouade. Paris, Flammarion, 1916, 380 p.

[8] L’un des plus remarquables demeure celui de Madeleine Riffaud, Les Linges de la Nuit publié en 1974 aux éditions Julliard.

[9] – Haas S. et Vigneron E.  Les Villes Moyennes et la Santé, Éléments pour une Stratégie Territoriale de l’Offre. Paris, 2007 – Caisse des Dépôts et Consignations, Fédération des Maires des Villes Moyennes, La Documentation Française janvier 2008.

[10] Hazemann (Robert-Henri) et Sellier (Henri), 1936 – La santé publique et la collectivité (Hygiène et Service Social). Rapport à la première commission. Troisième Conférence Internationale du Service Social. Londres, 12-16 juillet 1936. Londres, Le Play House Press, 1938, pp. 323-378.

[11] Debré (Robert),  1944-1945 – Médecine, Santé Publique, Population. Rapports présentés au Comité National des Médecins français. Transmis au Comité Français de la Libération nationale à Alger en Janvier 1944. Paris, Editions du Médecin Français. 102 p.

[12] in Vigneron E. L’Hôpital et le Territoire. Paris Techniques Hospitalières/FHF, 2017. 298p.

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Pr. Emmanuel Vigneron, «L’Hôpital de Proximité : un Allié dans la Guerre», Les cahiers de santé publique et de protection sociale, n°36, mars 2021. https://cahiersdesante.fr/editions/36-mars-2021/lhopital-de-proximite-un-allie-dans-la-guerre/