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La science malmenée

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Résumé :
La science rentre dans une période difficile car elle est malmenée par l’évolution du monde. Suivant les idées de Samantha Besson, l’auteur avance deux idées majeures : pas de science universelle sans droit international et développer un droit de l’Homme à la Science. Enfin il avance diverses propositions pour sortir de cette situation inquiétante.

Abstract :
Science is entering a difficult period as it is being battered by the changing world. Drawing on the ideas of Samantha Besson, the author puts forward two major ideas: no universal science without international law and developing a human right to science. Finally, he puts forward various proposals to resolve this worrying situation.

La science rentre dans une période difficile car elle est malmenée par l’évolution du monde. Elle a besoin de calme, de coopération, d’échanges et de liberté pour se développer et de moyens humains, matériels et financiers. Elle ne connaît pas les frontières. Elle est par nature universelle. Or les conditions se dégradent : l’idéologie antiscientifique s’insinue partout, les médias dominants perdent toute éthique de vérité et véhiculent les fake news et l’idéologie de la post-vérité, les politiques sombrent dans le populisme, les nationalismes se répandent, les guerres consomment les budgets et isolent les scientifiques – voire les tuent sciemment –, les intérêts privés font main basse sur les découvertes et orientent les travaux en fonction des lois du marché. On le voit de façon aiguë aujourd’hui aux États-Unis où le trumpisme le plus vulgaire sévit. On chasse les étudiants, les professeurs et les chercheurs. On ferme les frontières. On coupe les budgets. Les multimilliardaires qui accaparent les richesses visent la rentabilité à court terme. Le principe de la propriété intellectuelle est dévoyé. Beaucoup s’inquiètent de cette situation. Aucun cadre juridique international ne protège vraiment la science et les scientifiques de cela.

Devant cette situation de nombreuses pistes pour sécuriser la science s’ouvrent pourtant:

  • promotion des sciences fondamentales et mise à disposition de tous des découvertes et des moyens de cette recherche (principe d’universalisme) ; les visées purement utilitaristes sont réductrices,
  • retour à la recherche publique des profits dégagés par l’application de ses découvertes (principe de non privatisation des recherches publiques ou à financement public),
  • libertés de circulation des connaissances,
  • libertés universitaires garanties,
  • initiatives publiques pour promouvoir les domaines scientifiques de premier ordre et création d’institution d’État ad hoc,
  • développement des outils de recherche par la coopération et les financements internationaux,
  • démocratisation des institutions de recherche,
  • mise en oeuvre des textes juridiques internationaux déjà adoptés mais oubliés,
  • ouverture d’un débat international sur les questions d’éthique scientifique et de droit scientifique.

Samantha Besson, professeur de droit international des institutions au Collège de France[1], dans une interview parue dans La Recherche (n° 579 datée d’octobre-novembre-décembre 2024) attire l’attention sur ce problème : pas de science universelle sans droit international. Il n’existe pas encore de droit de la science qui instituerait, garantirait, protègerait et encadrerait les sciences sur un plan universel. Pourtant, le besoin d’un tel régime juridique se fait désormais ressentir de manière pressante, en particulier si l’on cherche à éviter l’appropriation de la science par certains – États ou groupes privés – ou si l’on souhaite réglementer les recherches scientifiques potentiellement dangereuses, comme l’intelligence artificielle, la géo-ingénierie climatique ou l’édition du génome. Distinguer droit et éthique devient une nécessité. Or il devient de plus en plus difficile de distinguer entre morale, éthique et droit dans le domaine scientifique. Pour faire simple tant le droit que l’éthique partagent une dimension normative. Ils le font toutefois différemment : le droit le fait en instituant un tiers garant de nos relations normatives, d’où l’idée d’État de droit. Quant à l’éthique élaborée par les scientifiques eux-mêmes ou leurs employeurs, elle régit leurs comportements. La difficulté à distinguer entre droit et éthique est frappante en droit de la science, sur le plan national et international. Dans le domaine scientifique, les normes éthiques autonomes abondent et s’entremêlent. Et ce, qu’elles soient issues de la pratique des scientifiques eux-mêmes, de l’éthique générale de philosophes-experts, des épistémologues, comme ceux qui sont réunis au sein du comité international de bioéthique de l’Unesco ou de l’éthique de certaines entreprises et encore comme les principes éthiques identifiés par les entreprises privées qui fixent des standards techniques.

Pour Samantha Besson « cette difficulté à distinguer le droit de l’éthique touche particulièrement le droit international de la science… La réglementation normative par le droit est remplacée par la régulation par la technique, parfois sous couvert de normes… Il ne s’agit plus en effet d’avoir recours au droit afin de donner des raisons d’agir à des personnes autonomes, mais de contraindre le comportement de ces personnes par la technique (comme le nudging[2]). Et la même chose vaut pour le remplacement du « gouvernement » par le droit au profit de la « gouvernance » par la technique : à l’autorité du droit qui devrait être justifiée aux personnes autonomes sur qui elle s’exerce et par référence aux raisons morales qui s’appliquent à elles, on a substitué le pur pouvoir technique sur ces personnes et leur management… C’est ce qui arrive actuellement en matière de « régulation » de la recherche sur l’IA. Il n’existe malheureusement pas encore de droit international contraignant en la matière (excepté, sur le plan régional, le Règlement IA de l’UE et la Convention IA du Conseil de l’Europe de 2024). En revanche, toutes sortes de normes (éthiques et techniques) s’empilent, sans articulation aucune. C’est le cas par exemple des principes de l’OCDE de 2019 sur l’IA et de la Recommandation de l’Unesco de 2021 sur l’éthique de l’IA ». Pour elle « Il est essentiel, et nous le savons depuis le début du XXe siècle grâce à de grands auteurs comme Max Weber[3] ou Robert Merton[4], d’éviter l’auto-validation de la science par les scientifiques eux-mêmes. Mais surtout, la science doit être garantie de manière indépendante et organisée par le droit. Il ne peut pas y avoir de pratique scientifique autonome sans une garantie hétéronome par le droit en premier lieu. Le droit de la science ne doit donc pas être réduit à une chambre d’enregistrement de l’éthique scientifique, au risque sinon de mettre en péril l’autonomie institutionnelle de la science et la liberté des scientifiques ». Que les menaces soient d’origine privée (comme le confirme la privatisation croissante de la recherche ou du moins de son financement par des grands groupes mondiaux) ou publique (à l’instar des investissements scientifiques transnationaux de certains États tels que les États-Unis ou la Chine, y compris au titre d’une politique de développement), il faut un droit international pour garantir cette autonomie institutionnelle et la liberté des scientifiques.

Les institutions du droit international de la science sont éclatées. L’ONU dispose d’agences spécialisées en sciences. Il s’agit, principalement, de l’Unesco, créée à Paris en 1945 et qui dispose d’un mandat général dans le domaine de la recherche scientifique. Mais aussi d’institution spécialisées d’intérêt planétaire : l’Union internationale des télécommunications, l’Organisation météorologique mondiale, l’Organisation mondiale de la santé, l’Agence internationale de l’énergie atomique.

Ce qui caractérise le paysage institutionnel du droit international de la science est l’association à ces organisations inter-étatiques de nombreuses institutions internationales d’autogouvernement scientifique :

  • Les « unions académiques », qui réunissent les académies nationales sur le plan universel ou régional, comme l’Interacademy Partnership (un réseau de plus de 140 académies nationales et régionales des sciences),
  • Les « unions scientifiques », qui regroupent aussi bien des membres institutionnels, comme les académies, que des membres individuels, à l’instar du Conseil international des sciences (CIS),
  • Les « associations scientifiques », qui réunissent uniquement des membres individuels  comme la World Medical Association.

La confusion entre le Conseil international des sciences et d’autres organisations de la société civile purement privées appelle à délimiter l’organisation internationale de la science de celle du secteur commercial, qui est de plus en plus actif dans l’économie de la recherche.

Depuis 1948, l’article 27-1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme garantit le droit de « participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent » et établit un Droit de l’Homme à la Science (DHS). Cette protection de la science par le régime de droit international consacre une forme d’humanisme scientifique en droit. Elle résulte d’une double reconnaissance : d’une part, celle d’un intérêt fondamental égal et universel de toute personne humaine à participer à la science et à en bénéficier ; d’autre part, celle que toute personne humaine devrait pouvoir être protégée contre les effets néfastes de la science précisément lorsque celle-ci menace l’égalité fondamentale entre personnes. Le DHS fonctionne donc à la fois comme une garantie et une limite ultime de la science en droit international. Il offre une garantie de la science, tant du cadre normatif et institutionnel de sa pratique collective que de la liberté personnelle des scientifiques. Afin d’être protégée en tant que droit de l’homme, la science doit être conçue et organisée de manière suffisamment diverse pour pouvoir être considérée comme universelle, d’un côté, et de façon suffisamment ouverte à tous pour pouvoir être égalitaire, de l’autre. Grâce au DHS, nous devons envisager et organiser l’universalité de la science dans toute sa diversité. Samantha Besson déclare que « malheureusement, la Guerre froide a douché les espoirs suscités par le DHS. En effet, alors qu’il rendait ce droit obligatoire, l’article 15-1(b) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels l’a reformulé en 1966 sous une forme purement redistributive et individuelle. Il l’a réduit au droit « de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications ». Privé de sa dimension participative et collective, le DHS a perdu de son intérêt par rapport à d’autres droits de l’homme, comme le droit à la santé ou à l’alimentation. Mis au placard du droit international des droits de l’homme, le DHS a été oublié durant près de quarante ans… ».

Les choses ne se sont pas arrangées depuis la fin de la guerre froide. Même l’Unesco, qui dispose pourtant de la capacité de faire adopter des traités à ses États membres, ne leur a jamais fait adopter de traité dans le domaine scientifique ; elle fonctionne principalement par la standardisation et l’adoption de droit souple alliant éthique scientifique, éthique générale et autorégulation technique. Samantha Besson plaide pour une réactivation du DHS. Il s’agit de réhabiliter la dimension participative et donc institutionnelle du DHS. On pourrait espérer pouvoir compléter l’édifice du droit international des sciences. La réorganisation de l’Unesco pour une meilleure représentativité et donc légitimité du droit international de la science à venir est une piste solide. Enfin on doit penser à la liberté des scientifiques de se déplacer, de coopérer et de ne pas être inquiétés pour leurs opinions scientifiques et donc aussi philosophiques.

Pour autant, est-ce que cela sera suffisant ?

Si l’organisation du droit via des traités internationaux est incontournable, des transformations politiques sont indispensables pour que les initiatives juridiques ne restent pas lettres mortes. Le capitalisme échevelé, la diffusion de l’idéologie libertarienne, la domination des outils de diffusion des connaissances par les puissances d’argent, la possession non éthique des données, l’interdiction faite aux femmes d’accéder à l’enseignement puis à la recherche dans certains pays sont autant de freins à ce mouvement d’émancipation par les sciences. Dans le domaine de la prédation des connaissances on peut prendre l’exemple récent bien connu de l’appropriation des recherches publiques sur les vaccins contre le Covid 19 par quelques malins qui ont fait fortune à peu de frais.

La question de l’appropriation de la connaissance reste donc centrale aujourd’hui. Le capitalisme des données conduit à une subjugation toujours plus complète de la connaissance à des intérêts privés ou d’État. Les événements les plus récents aujourd’hui en 2025 sont particulièrement éloquents : des sociétés privées dominées par les plus grosses fortunes mondiales mettent la main sur les données, les stockent dans des centres gigantesques, les revendent, essaient de s’assurer du monopole des algorithmes, et procèdent pour ce faire à des investissements considérables. On peut redire avec Jürgen Renn que « l’anthropocène est aujourd’hui un capitalocène ». Un nouveau chantier de la philosophie de la connaissance doit s’ouvrir.


[1] L’ensemble de ses cours et séminaires donnés dans le cadre de l’année 2023-2024 « Le droit international de la science » est accessible en ligne sur le site du Collège de France.

[2] Le nudging vise à inciter des individus à faire des choix orientés, mais sans contrainte, par des astuces issues des sciences du comportement.

[3] Le Savant et le Politique, traduction en français des deux textes en allemand de Max Weber : Wissenschaft als Beruf et Politik als Beruf 

[4] Robert Merton, « The Normative Structure of Science » (1942), in N. W Storer (dir.), The Sociology of Science, University of Chicago Press, 1973, p. 267.

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Michel Limousin, La science malmenée, Les Cahiers de santé publique et de protection sociale, N° 53 juin 2025